La santé des personnes ne se réduit pas à une distribution mécanique et routinière des soins médicaux. Elle représente toute la vie de la personne (Mebtoul, 2015). Elle ne s'oppose pas uniquement à la maladie. Elle opère un dépassement qualitatif qui permet de redonner du sens aux différents projets socioprofessionnels et politiques de la personne. Dans un système de santé producteur d'un contrat social, l'usager prime sur le patient anonyme ou privilégié. Il peut réellement faire usage de ses droits.. Il est partie prenante de son fonctionnement. La reconnaissance du statut de l'usager permet la construction d'un contrepouvoir réduisant les inégalités de santé, de discuter librement des différents textes juridiques, d'impulser une démocratisation réelle et novatrice en rupture avec une gestion strictement administrée, comme c'est le cas actuellement du fonctionnement des structures de soins. Le système de santé ne se caractérise pas uniquement par ses aspects techniques, médicaux et administratifs, en oubliant que la gestion des corps s'ancre dans un "espace politique de la santé" (Fassin, 1996) C'est en effet le politique qui élucide le type de fonctionnement du système de santé. Il permet de saisir ses enjeux multiples, son enracinement ou non dans l'espace public, sa reconnaissance sociale ou non par la population et le personnel de santé, ses différents types de rapports avec les autres institutions, etc. La santé recouvre une dimension politique majeure. Santé et dignité de la personne sont indissociables. Il n'y a pas de santé sans citoyenneté (Mebtoul, 2018). Un système de santé sans débat contradictoire, sans émergence d'un espace local décentralisé, s'inscrit dans l'interdit politique. Il ne permet pas d'ouvrir ce champ du possible, permettant aux professionnels de santé et aux malades, de se percevoir comme des acteurs importants du système de santé. A contrario, il peut être identifié, comme c'est le cas aujourd'hui, à des segments institutionnels éclatés, se donnant à lire comme des espaces qui administrent de façon routinière des soins, sans plus... oubliant que le malade n'est pas un ensemble d'organes, mais une personne qui n'en pense pas moins concernant sa santé (Mebtoul, 2015) La non-santé est visible dans la confrontation brutale des personnes à un environnement social et physique qui agresse plus qu'il n'intègre, bafouant leur dignité et leur citoyenneté. La glorification par les chiffres élaborés dans des bureaux fermés, mérite un travail de déconstruction pour relativiser un optimisme rhétorique en rupture avec ce que nous pouvons observer quotidiennement dans la société réelle. Nos études socio-anthropologiques menées depuis 30 ans auprès des patients, des professionnels de la santé, et des responsables locaux, permettent de noter la fragilité et l'éclatement d'un "système" de santé. Rappelons certains éléments saillants : les fortes inégalités entre les régions, entre les patients anonymes et privilégiés, les multiples dysfonctionnements sociaux et techniques des structures de soins, l'errance thérapeutique et sociale des malades sans ressources relationnelles et financières, contraints de recourir à des offres thérapeutiques lucratives. La négation d'un management sanitaire participatif La négation d'un mangement politico-sanitaire participatif conduit au flou socio-organisationnel, à une gestion aveugle et au coup par coup, à la multiplication d'organes administratifs et sanitaires fictifs toujours cooptés par le haut. Cette forme de gestion administrée est dans l'impossibilité d'anticiper, de situer concrètement et rapidement le problème sanitaire qui peut être dramatique. Des femmes sur le point d'accoucher sont décédées parce que les conditions sociales et techniques de l'évacuation de la parturiente n'ont pas été suffisamment pensées de façon rigoureuse dans une logique préventive (Mebtoul, 2013). Des malades cancéreux sont contraints à des déplacements coûteux, n'étant pas informés de la panne des équipements techniques, le jour de leur rendez-vous, en l'absence de tout accompagnement. Les patients anonymes sont contraints de payer le ticket modérateur institué par le haut au profit des établissements publics de santé de proximité, sans concertation avec les acteurs de la santé. Cette façon d'administrer la souffrance et la maladie produit de la non-santé, traduisant l'absence d'une vision claire sur ce que devrait être une politique publique de santé. Celle-ci englobe à la fois une connaissance précise des conditions de vie des populations, tout en redonnant au mot santé sa rigueur conceptuelle, sa globalité et la liberté d'émergence de la citoyenneté. La crise structurelle de la santé contribue à brouiller les logiques professionnelles des agents de la santé, à rendre opaque le degré de responsabilité de chaque catégorie d'acteurs, à favoriser et à accentuer le cloisonnement des territoires, à décrédibiliser le respect des règles et des lois par le fait de l'injonction politique. La fermeture sur soi et pour soi renforce la gestion segmentée qui efface toute régulation horizontale, privilégiant la dimension "s'accrocher à tout prix au pouvoir", refusant l'ouverture et le dialogue entre les acteurs de la santé. C'est tout le paradoxe d'un système de soins qui fonctionne de façon verticale et standardisée, occultant les particularités socio-sanitaires des régions et l'importance de retravailler sérieusement sur ce que devrait être un espace local producteur de santé, qui s'oppose totalement à un juridisme autoritaire et centralisé qui ne changera pas, loin de là, le fonctionnement du "système" de santé. L'injonction administrative est une modalité sociopolitique. Elle est de l'ordre de l'imposition d'un pouvoir d'ordre qui agit dans le déni du réel. Tout part de là-haut de façon souvent éclatée. Chaque direction centrale initie ses propres actions en s'inscrivant dans une approche extensive et quantitative. Elle a pour effet pervers de sous-estimer la complexité de la santé. Les patients et leurs familles évoquent librement au sein leur domicile, leurs modalités d'intégration dans la structure de soins : absence d'écoute et de dignité sanitaire, le piston, le silence, l'importance de l'ordonnance, les errances sociales et thérapeutiques, le coût excessif des examens "complémentaires", etc. (Cresson, Mebtoul, 2010).
Le vide socio-politique Force est de constater que le système de santé au sens où nous l'avons défini, s'est construit sans l'autre, dans le vide sociopolitique qui consiste faussement à considérer le patient comme un simple consommateur de soins. Peut-on sérieusement enfermer la santé dans sa dimension strictement technique ? Suffit-il d'additionner des structures de soins, de leur injecter des budgets et de leur affecter du personnel pour évoquer l'existence d'un système de santé ? Ceci est bien-entendu, l'antithèse d'une politique publique de santé dont le maître mot est la reconnaissance sociale et politique de la personne humaine et une compréhension fine de ses conditions sociales et culturelles. C'est l'inversion de ce qui a été fait jusqu'à présent : la société a été appréhendée comme une cruche vide qu'il faut remplir de "connaissances et d'attitudes", faisant abstraction de toutes ses dynamiques sociosanitaires dans le double espace domestique et professionnel. Chassons le mythe qui consiste à affirmer que la population ne cherche pas à s'informer. Il faut plutôt s'interroger sur l'approche unilatérale et pauvre de l'information sanitaire qui consiste à placarder des notes, des circulaires, ou des thèmes de journées de sensibilisation dans un espace poussiéreux ou une salle d'attente d'une structure de soins. Convenons que cette manière d'injecter de l'information n'est pas socialement pertinente. Elle est en rupture avec les situations et les préoccupations vécues par les patients et leurs familles. Les personnes ne sont pas des récepteurs passifs de l'information. Ils en décortiquent les sens. "Pourquoi me demandent-ils d'assister à cette journée de sensibilisation ? Ont-ils demandé mon avis ? Connaissent-ils mes problèmes ? Sont-ils, au moins une fois, venus me demander le type de problèmes auxquels je suis confronté quotidiennement ? Font-ils cela dans notre intérêt ou parce que le ministre risque d'être présent" ? nous dit une patiente à la sortie d'une consultation. Tout se passe comme si l'information sortait du "néant", n'étant jamais portée par des passeurs culturels crédibles, et auxquels, les gens font confiance. Le patient, sans capital relationnel, est orphelin de toute médiation sociale autonome et puissante. Le propos récurrent des personnes est le suivant : "Je n'ai pas à qui me plaindre, à poser mes problèmes. Personne ne donne de l'importance et de la considération à ma parole. Je ne comprends pas ce qui est écrit dans ce tableau" (femme, 53 ans, sans profession). Les exclus du "système" de santé Professionnels de santé et patients se perçoivent exclus du processus décisionnel construit à l'extérieur de leur espace socioprofessionnel. Les malades sont considérés comme de simples consommateurs de soins. Ils notent leur exclusion de toute décision qui les concerne au premier lieu. On oublie que c'est leur santé qui est enjeu. "Ajoutez ceci : le citoyen doit participer dans la prise de décision. Le citoyen n'est ni débile ni illettré... Mais il comprend tout ! C'est de sa vie et de son avenir qu'il s'agit. Il doit donner son avis en toute liberté" (homme, 64 ans, retraité). Les responsables sanitaires sont réduits à concevoir le système de soins comme un ensemble de greffes de moyens techniques et thérapeutiques dans un tissu social sous-analysé. L'agencement strictement technique est pourtant insuffisant pour redonner du sens à la santé comme fait social total, impliquant la personne humaine, et notamment les patients et les familles comme des acteurs incontournables du processus de santé. "Un système de soins est fait pour soigner et pour soulager la personne. A l'heure actuelle, on a beaucoup de moyens techniques. On a beaucoup investi. Mais c'est une politique de façade. La santé, au sens propre du terme, n'existe pas. Le malade tourne en rond. Il peut faire un parcours de combattant sans jamais arriver à son objectif. Et tout cela pourquoi ? On a oublié d'investir dans le cadre humain" (président d'une association de malades). En l'absence d'une politique publique de santé concertée et ancrée dans la société, le mode de fonctionnement du système de soins est impuissant, faute de nouveaux mécanismes sociopolitiques, pour s'approprier et donner du sens aux multiples propositions et suggestions des acteurs de la santé. "On ne leur donne pas le droit de parler ! On ne leur donne pas l'occasion. Normalement, dans les structures de soins, on tente d'organiser des cellules qui reçoivent les personnes. Chacun donne son avis ! Le médecin, l'infirmier, le patient, sur toutes les questions relatives au fonctionnement de la polytechnique. Tout le monde doit y participer. L'avis de chacun doit être pris en considération. Ce n'est pas grand-chose ! Il suffit d'un petit bureau où l'on peut réunir tout le monde. Cela ne coûte rien ! Ce sont souvent les gens modestes qui vivent cruellement les problèmes de maladie, qui ont des choses à dire pour améliorer les choses" (homme, 45 ans, cadre administratif). Les professionnels de la santé sont aussi exclus de la décision. Ils sont pourtant confrontés quotidiennement aux multiples dysfonctionnements de l'espace de soins. Leurs propos montrent l'impossible autonomie qui aurait permis de donner plus de pertinence et de sens à leurs activités professionnelles. Les structures de soins s'entourent d'organes fictifs réduits à donner des avis sans lendemain. : "Je suis président du conseil médical. Mais c'est juste un conseil consultatif. Il est ligoté. Il ne peut rien faire ! On a beau parler et faire des propositions. Mais aucune n'est prise en considération ! Il faut abroger ce conseil et tout remodeler. Le conseil médical est censé être technique. Il est censé donné son mot sur les vaccinations. Par exemple, vous avez bien vu que le bureau du centre antituberculeux et des maladies respiratoires est situé à côté du bureau des vaccinations des enfants. C'est un grand risque ! On a exposé ce problème au niveau du conseil médical. Mais on a eu aucun résultat... C'est le directeur régional de la santé qui vient et nous dit de faire ceci ou cela. C'est lui qui décide de mettre tel service dans un tel bureau. Le conseil médical, c'est formel. C'est juste pour se réunir, sans plus..." (président du conseil médical d'un établissement public de santé de proximité). La crise du système de santé recouvre une dimension relationnelle et sociopolitique. Elle se traduit par la prégnance des logiques de défiance et de rupture entre les responsables de la santé et une majorité des professionnels de la santé, accentuant les malentendus et les étiquetages entre "eux" et "nous". Enfin, le système de soins représente aussi un marché hybride et éclaté dominé, out comme dans la société, par la violence de l'argent et l'absence de reconnaissance de la citoyenneté (Mebtoul, 2018). Références bibliographiques Cresson G., Mebtoul M., (2010), sous la direction, Famille et Santé, Rennes, EHESP. Fassin D., 1996 , L'espace politique de santé, Paris, PUF. Mebtoul M., (2018), Algérie. La citoyenneté impossible ? Alger, éditions Koukou. Mebtoul M., (2015), sous la direction, Les soins de proximité en Algérie. À l'écoute des patients et des professionnels de santé, Coéditions L'Harmattan et Gras. Mebtoul M., (2013), sous la direction, "La santé reproductive en Algérie", rapport de recherche, Gras, unité de recherche en sciences socials.