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Au creux du feu, la misère
Sidi Ali Bounab
Publié dans Liberté le 21 - 01 - 2003

Sidi Ali Bounab, le nom évoque la mort et la terreur. Sa réalité rappelle la friche. L'Algérie abandonnée par ses gouvernants. Les jours et les années sans. La faim et le froid. Ici, la misère s'avère plus meurtrière que les couteaux des hommes de Hattab. La guerre qui oppose terroristes et militaires ne semble concerner personne. Les regards sont braqués sur les gamelles et le futur. Pas sur les cimes incendiées. Sur cette guerre si proche et si absente. Reportage.
ous d'autres cieux, le massif de Sidi Ali Bounab, situé à quelques battements d'aile à l'est d'Alger, aurait été une station climatique qui attirerait des nuées de touristes. Une terre qui nourrirait aisément ceux qui y sont nés et qui y végètent désormais… On peut rejoindre cette succession de mamelons, qui s'étend sur quelque 200 km2, par Naciria dans la wilaya de Boumerdès, Tadmaït ou Draâ Ben Khedda dans celle de Tizi Ouzou. En poussant vers le sud, on peut même rallier la forêt de Zbarbar ou Oued Ksari. Sidi Ali Bounab est le nom d'un marabout sans site qui en rappelle le souvenir. Ce n'est pas le nom d'un village pas plus que celui d'un sanctuaire. Sidi Ali Bounab, par la force des choses, de sa situation géographique et des manchettes de la presse, est devenu un no mans land dédié à la terreur. Un pays illégitimement marié à la peur et donc à l'oubli.
Un matin, le 22 mai 1996, des citoyens d'un lieudit surplombant Tadmaït découvrent la tête d'une femme de 62 ans exposée sur un rocher faisant face à sa maison. “Elle était seule à la maison. Ils sont venus la nuit. Ils l'ont décapitée. À l'identification, il y avait une autre personne qui avait subi le même sort allongée à côté d'elle. Il a fallu que je replace la tête de ma mère sur le bon corps. Je suis formel, ma mère a été assassinée par les terroristes islamistes. Je ne me suis pas posé la question de “qui a tué qui ?” dans ce cas-là. J'ai eu la preuve concernant l'appartenance des commanditaires de ce crime. Ma mère est morte parce qu'elle a toujours refusé de se soumettre au diktat qu'ils exerçaient alors sur la population. Elle qui a été une pugnace moudjahida était encore animée par le feu de la résistance. Du patriotisme”. L'homme qui parle ainsi s'appelle Hassan Talbi, il a été membre du conseil national du FFS.
Il est adjoint de l'éducation et désormais un homme meurtri qui se dit “cuit par le mouvement citoyen”. Incapable de renouer avec la même passion. Il reste tout de même militant… du RCD qu'il a rejoint comme beaucoup de transfuges du parti d'Aït Ahmed.
Sidi Ali Bounab n'a, paradoxalement, payé qu'un léger tribut, en victimes civiles au terrorisme. “Ce qui explique cela, pense Hachemi Mohamed, c'est un particularisme propre à cette région. Ici, on s'en fout qu'ils soient bleus ou noirs. Pour nous, toute personne qui porte une arme est un terroriste. On ne la fréquente pas. Nous avons, ici, à Tadmaït trois cités où on a recueilli les femmes de chouhada. Cette région a donné 500 morts pour la cause de l'indépendance du pays. Depuis l'indépendance, leurs enfants n'ont pas bougé des endroits minables où on les a casés. Comme ils ne sont pas amnésiques et qu'ils ne sont pas des fous furieux, ils manifestent leur mécontentement par l'indifférence face à la guerre qui oppose terroristes et militaires”.
Hachemi Mohamed est un ingénieur électronicien qui a fait ses études en Suède. Il s'est reconverti dans l'épicerie. Un non-sens qu'il attribue à la déliquescence du système. À la maladive tendance du pouvoir à se départir de ses responsabilités. D'abandonner les meilleurs enfants du pays.
Aït Ouarzedine. Ici on est en contrebas de pistes et de champs interdits, minés, “habités” par ceux de la montagne. Il pleut dru, continuellement. Les jeunes du village occupés à ne rien faire sont “réfugiés” sous un abri-bus en parpaings. Quelques J9 s'échinent à longueur d'année à relier ce lieu de non-vie à la plaine. Lorsqu'ils s'évertuent à effectuer une sortie, toujours onéreuse, c'est pour aller taper le carton ou le domino à Tadmaït.
Incendiaire et passionnante occupation pour un peuple qui attend que le poil pousse sur les paumes des mains. Ces jeunes, habitués aux bruits des déflagrations et aux incendies punitifs, disent ne pas être concernés par les mouvements des islamistes qui nichent au-dessus de leurs têtes : “Il y a des lignes rouges ‘naturelles' qu'on ne franchit plus depuis que la guerre s'est installée dans la région. Une guerre qu'on ne voit pas, qui se déroule à huis clos, là-haut”.
Il y a peu de temps, un paysan distrait a franchi une de ces lignes fictives. Il a sauté. Il en aurait été de même pour un capitaine de l'armée que tout le monde connaissait et que personne n'a jamais revu depuis une des récentes opérations de ratissage. On tente un brin de causette avec les gardes communaux. C'est non ! On apprend qu'ils ne sont pas de la région. Mohamed Hachemi explique : “Jamais une personne de Tadmaït ou de ses hauteurs n'a pris les armes. La population n'a rejoint ni les terroristes ni les Patriotes. C'est certainement une des raisons essentielles qui fait que nos vies ont été épargnées. C'est aussi notre façon de protester contre ce pouvoir qui n'a jamais rien fait pour nous”.
Sur le “parvis” de la petite mosquée de Aït Ouarzedine, des enfants jouent au foot sous un préau de fortune. Le futur Zidane est peut-être là sous nos yeux, grandissant sous les pieds des sbires de Hattab, bercé par le bruit des roquettes qui vont mourir sur les crêtes déboisées par le feu. À Aït Ouarzedine, il y a une école primaire, une épicerie et un arrêt de bus. Il y a aussi ce que le ciel donne : des pluies diluviennes ou des chaleurs démoniaques. Sur une petite bande de terre qui ceint le village, on continue à bêcher quelques petites parcelles, on tente tant bien que mal de faire semblant que la vie continue. On essaye encore d'arracher quelques légumes et, pourquoi pas, quelques fruits à la terre.
La terre justement est en train de subir la colère de Dieu. Les eaux ruissellent de partout. En d'autres temps, cette manne venue du ciel aurait été une véritable bénédiction.
Avec ces champs abandonnés ou calcinés par les bombes et ces routes ravinées par les multiples passages d'engins chenillés, rien de bon ne risque d'advenir. Les eaux, cet or dont les Algériens rêvent la nuit. Ce liquide source de tous nos cauchemars va se jeter dans le Sebaou qui va lui-même se jeter dans la mer non sans avoir emporté sur son chemin des territoires entiers. Des vies. Des futurs. Des retenues collinaires à Sidi Ali Bounab ? Ne rêvons donc pas... Sur la route du radar, en fait les antennes relais de la télévision, on croise, dans le désordre, un bûcheron avec sa hache sur l'épaule, une vieille dont le compteur a dû se bloquer aux premières olivaisons qu'elle a effectuées dans son enfance, deux écoliers égarés sur les chemins qui montent, un berger poussant des vaches bien grasses sur un chemin désert, deux véhicules... Personne n'a donc peur ici ?
Il en est ainsi de cette région. Sidi Ali Bounab a réussi l'exploit d'exporter son nom jusqu'au fin fond de la planète sans n'avoir jamais rien voulu. Rien désiré. Qu'a demandé Sidi Ali Bounab à son sol et à ses plants sinon donner des produits nourriciers ?
Sur la route du radar, à quelques kilomètres du village de Timezrit, une commune de la wilaya de Boumerdès, située aux confins des Issers, un homme court. Un fou. La crête qui domine le village de Iaouriachène et où prend source une piste interdite qui mène vers Tizi et Draâ Ben Khedda est chauve. Chauve et déserte. Elle est occupée par un campement de paras. C'est rassurant à cent mètres à la ronde. Dès qu'on s'éloigne du casernement, le silence et le vide reviennent. Ils se mettent inexorablement à enserrer le thorax. Le cœur. L'angoisse nourrie de tous les titres avalés depuis une décennie, la peur abreuvée par les images des gorges sanguinolentes s'installent. Et si Hattab survenait ?
Voici donc un homme qui court au creux du néant et de l'incertain. Du non-devenir. On l'interpelle. Il dit ne pas parler kabyle et il exige cartes professionnelle et ordre de mission. Rassuré, il parle, souriant. Un blasphème en ces lieux, surtout quand on est militaire. L'homme était un militaire qui faisait le plus ordinairement du monde son jogging en pleine zone de guerre. De ce qui est considéré comme tel en tout cas.
— “Vous n'avez pas peur ?”
— “Non”.
— “Il vous arrive de croiser les croisés de Hattab ?”
— “Oui, quelquefois, surtout la nuit. La journée, ça va...”,
L'armée s'est installée à Sidi Ali Bounab depuis sept ans. La région est, depuis, selon tous les témoignages recueillis, sécurisée. La population se dit plus terrorisée par les agents de l'Etat, du moins par leur inaction que par les maquisards islamistes. Exemple : sur trois cents mètres d'avenue, à Tadmaït, dix-sept cafés ont pignon sur rue. Une preuve que nous produisent les habitants pour dire les ravages du chômage. Ces cafés sont noirs de monde. Et quel monde ! Boualem Akkouche, un septuagénaire dont le fils a été assassiné par les gendarmes du Printemps noir et qui nous sert de guide jure : “80% des gens qui jouent au domino sous vos yeux sont des universitaires au chômage. Normal... l'Algérie entière est un enclos de demandeurs d'emploi. Que peut l'ANSEJ devant l'ankylose d'un pays entier ?”
Sidi Ali Bounab n'est pas le fief de Hattab, c'est encore un pays, un de plus, où la misère a trouvé refuge.
Timezrit. Une commune qui, vue de haut, des maquis du GSPC donc, paie de mine avec ses trois ou quatre immeubles tout neufs. De la poudre aux yeux ! Dans l'anti-chambre du bureau du maire dont personne n'envierait la place, une misère gluante est agglutinée. Des zombies en bottes boueuses attendent de vaines et inutiles audiences. Que peut faire ce président d'APC FFS dont le bureau est littéralement envahi par les citoyens d'une commune quasi-sinistrée ? À vingt mètres du siège de la mairie, une cité léguée par la SAS française et gagnée par la lèpre a été submergée par les eaux.
Djebbara Ali a été obligé de dispatcher ses douze enfants sur les maisons, les cahutes, en fait, des voisins épargnés par les eaux.
Terki Ali, ou Nna Fatma une nonagénaire nous tirent par la manche... Leurs cases sont inondées et menacent de leur tomber sur la tête. Toute la cité nous envahit. Les cris fusent. Déchirants : “On n'en a cure des terroristes. Les terrorisme c'est cela. La ruine. La mort à petit feu. L'indépendance qui n'est jamais arrivée ici”.
Toute cette misère, c'est du petit-lait pour Hattab qui sait que le peuple de Sidi-Ali Bounab ne fait que humer les fumets des méchouis que dévore le pouvoir depuis 1962. Sidi-Ali Bounab est peut être un terrain de guerre pour certains. Ce n'est qu'un champ de tir ou de manœuvres qu'utilise l'ANP pour s'aguerrir, mais ce n'est certainement pas un terrain singulier.
Il ressemble au reste de l'Algérie, un pays où on n'a pas fini de mourir. Aussi étonnant que cela puisse paraître, dans cette région classée à hauts risques, pas un village n'a été abandonné par ses habitants. On continue à y vivre normalement.
Dans la masse. Sidi Ali Bounab n'est pas habité par la peur mais par le désespoir.
M. O.


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