La peur fait fuir la paix dans ces bourgades que le diktat des groupes armés, doublé de la gabegie de l'administration, ont transformées en vastes nécropoles de morts-vivants. Baya Ouramdane a 43 ans. Trop jeune pour être veuve, trop vieille pour croire au conte de fées, la jeune femme a dans les yeux une pâle résignation qui tranche avec le rictus qui enveloppe chacun de ses geignements. Quelquefois, quand la fatalité devient un boulet, elle se libère dans une hystérie qui l'envoie à l'hôpital. “Je suis passée par une dépression nerveuse qui a duré deux ans sans que personne soit à mon chevet”, se plaint Baya. Sans les cernes qui assombrissent son regard et l'amertume qui dessine les coins de sa bouche, elle passerait facilement pour la sœur de ses cinq filles. L'aînée est à la fac, la benjamine au collège. Dans le modeste logis qui les rassemble, les jours défilent incertains. Ils portent en héritage une part de désespoir et de peur. En 2001, la maison était assaillie par une bande du GSPC qui en fit un poste d'attaque contre une caserne limitrophe de la garde communale. Comme il n'y avait pas de clôture, les terroristes se sont facilement introduits dans le jardin d'où ils ont lancé des bombes contre le cantonnement. “J'ai été réveillée par les détonations. Mes filles se sont blotties contre moi. Je m'attendais à tout moment à ce que les terroristes défoncent la porte d'entrée et nous tuent.” Baya pensait pourtant avoir déjà payé son tribut. Le pire, elle l'a connu quand en 1998, son mari Rabah, un dirigeant de la JSK et militant du FFS, tombait dans un faux barrage. Il est assassiné par balle, alors que son frère qui l'accompagnait est blessé à la tête. Tous deux étaient sur le chemin du retour au village. Depuis que les émules de Hattab avaient infesté le maquis de Sid-Ali Bounab, jamais auparavant ils s'en étaient pris aux habitants de Aït Ouarzdine. “Nous les apercevions quelquefois dans le village où ils venaient faire leurs courses ou passaient tout simplement”, dit un campagnard. Celui-ci plonge dans ses souvenirs pour évoquer une autre époque. C'était au début et au milieu des années 90. Comme les autres hameaux essaimés dans les monts de Sid-Ali Bounab, Aït Ouarzdine était devenu l'otage des groupes armés. D'abord le GIA, puis le GSPC. L'absence des militaires avait fait du maquis une retraite dorée. Les terroristes s'y mouvaient sans crainte d'être repérés et neutralisés. Les seuls à les avoir découverts sont les villageois. La vie n'ayant pas de prix, les moins pauvres ont vite fait de se réfugier dans la plaine. “Un peu plus de 400 familles ont quitté Aït Ouarzdine”, relate le frère de Rabah Ouramdane. Rescapé d'un faux barrage, il semble avoir vaincu ses rancunes. Ce jeudi 29 septembre, il fait office d'assesseur dans l'unique centre de vote du village. Son adhésion à la charte pour la paix et la réconciliation nationale lui donne l'illusion que la peur s'accroche uniquement à ses souvenirs. “En tout cas, le problème de la sécurité doit être réglé”, tonne-t-il en proie à ses frayeurs. Sa belle-sœur partage cette revendication. Etant la seule victime du terrorisme de Aït Ouarzdine, Baya a glissé le bulletin bleu dans l'urne. “Je pense que Bouteflika est un homme de bien. Ce sont les autres — les fonctionnaires et les élus de la wilaya de Tizi Ouzou, ndlr — qui n'appliquent pas ses décisions”, pense la veuve. Donner sa voix, c'est aussi la porter jusqu'aux oreilles de ceux qui feignent ne pas l'entendre. Car pour Baya, la réconciliation passe d'abord par la reconsidération du statut des victimes du terrorisme. Quant au pardon, elle sait que son avis compte peu. “Va-t-on ressusciter les morts ?” marmonne-t-elle soumise. “Si je rencontre l'assassin de mon frère, je le tuerai”, assure de son côté le frère du défunt. Besoin de paix, instinct de vengeance, à Aït Ouarzdine, la réconciliation loin de panser les plaies exacerbe les frustrations. “Ici, nous vivons toujours dans la peur”, attestent quelques votants rencontrés à leur sortie des urnes. À 16 heures, le décompte fait valoir un nombre de 107 votants sur 373 inscrits. Le taux est appréciable considérant l'appel au boycott des partis politiques et des archs. À Aït Saâda, cet autre bourg de Sid-Ali Bounab, éclos aux portes de la montagne, les électeurs sont plus nombreux qu'ailleurs. L'alchimie de la sémantique a donné à “la paix et à la réconciliation” des vertus miraculeuses. “Le terrorisme nous a isolés. Nous sommes devenus des parias”, se plaint un père de famille d'Aït Yahia. Situé à moins de dix kilomètres de Draâ Ben Khedda, Aït Yahia fait partie d'une grappe de bourgades décaties. Coincé dans un virage interminable, il collectionne des maisons en ruine. Certaines sont abandonnées par leurs propriétaires. “Il n'y a rien ici”, martèlent de jeunes désœuvrés. Ils consument leurs derniers espoirs à l'ombre d'un café maure. L'un est ingénieur, l'autre licencié en droit. Ils ont obtenu leur diplôme au prix de longs sacrifices. Durant des années, alors qu'ils étaient encore étudiants, ils rejoignaient le campus de Tizi Ouzou à bord de transports hypothétiques, sur une route incertaine. Y trouver un faux barrage n'était guère surprenant. L'arrivée de renforts militaires à partir de 1995 au lieu de rétablir la sécurité avait attisé la violence. Dérangés dans leur retraite, les terroristes transformeront les 110 000 habitants des villages de Sid-Ali Bounab en boucliers. Les chemins de campagne sont semés de mines. Autrefois, des randonneurs aimaient à sillonner une des deux routes qui mènent à Aït Ouarzdine. Depuis que des bombes y ont été plantées, la forêt l'a dévorée. Les chenilles des chars ont eu raison de l'autre voie, corrodée par les crevasses. Mercredi, un convoi militaire s'ébranlait vers Timezrit où se trouve une caserne. Hormis les soldats, plus personne ne monte dans ce hameau qui frôle les nuages. Sur le parcours tortueux, l'herbe a défoncé le goudron. Ployant sous leurs troncs lourds, les arbres s'enchevêtrent. Ils marquent la frontière du maquis. La limite est tracée suivant l'équilibre des forces. Hidoussa avait failli connaître le même sort que Timezrit. Des émigrés revenus au pays y ont cédé leurs coquettes villas aux terroristes. Quant aux autochtones indigents, la peur de l'exil et de la faim a fait naître en eux le courage de rester. À Aït Yahia, la population a tout accepté : de survivre sans eau, sans électricité, dans une espèce de bidonville géant où les feuillages des eucalyptus sont les murs de décharges pestilentielles. La mise en quarantaine imposée par les terroristes a trouvé dans le découpage administratif une consolidation déconcertante. Alors qu'elle est proche de Draâ Ben Khedda, la localité est rattachée administrativement à Tadmaït. Pour y aller, soit il faut traverser le maquis, soit il faut faire un long détour. “Nous n'y comprenons rien”, tempête Chaou Ahcène, chef du comité de village. Prenant à témoin les jeunes du café maure, il série les problèmes. “La commune n'a même pas jugé bon d'envoyer quelqu'un pour couper cet eucalyptus dont les branches balayées par le vent en hiver tordent les fils électriques”, soutient un des clients en désignant du menton un arbre centenaire. “Notre situation n'a pas changé depuis 1962. Même nos cimetières sont jonchés d'ordures”, s'élève un autre. Naguère, réputé zone interdite, le village d'Aït Yahia devait plier pour ne pas provoquer la foudre des terroristes ; aujourd'hui asservi à la misère, il creuse sa tombe irrémédiablement. Cette vaste nécropole s'étend jusqu'à Aït Ouarzdine. Comme Aït Yahia, la bourgade bénéficie désormais de la protection de la garde communale, mais cela ne suffit pas. Pis, l'installation d'une milice est une source de préoccupation supplémentaire. Si avant les ombres du maquis se faufilaient dans le village uniquement pour se ravitailler, l'implantation du cantonnement de la milice au seuil du village l'a transformé en cible. “Nous avons toujours peur”, insistent des anonymes. Il y a deux ans, des éléments du GSPC dressaient un faux barrage où ils tuèrent 8 gardes communaux. “Quelquefois, nous ne savons même plus à qui nous avons affaire ; à des voyous, des bandits de grand chemin…”, déplore un homme. Passé le 29 septembre, il est évident que la paix restera une simple promesse à Aït Ouarzdine. La prospérité dont elle est garante est une méprise. “Chez nous, le taux de chômage dépasse 80%”, observe railleur le frère de Rabah Ouramdane. Sans emploi, sa belle-sœur vit d'une maigre pension. “Je touchais 22 000 dinars. Quand ma fille aînée a atteint la majorité, le montant a été déduit de 7 000 DA”, dénonce-t-elle. Baya a frappé à toutes les portes, celle du wali compris. En vain. “Ne vous inquiétez pas, vos problèmes sont déjà réglés”, s'est engagé le préfet. Des paroles ! Harcelées par le propriétaire, la veuve et ses cinq filles doivent quitter le domicile où elles habitent. En attendant, chaque nuit avant d'aller au lit, Baya vérifie que la porte d'entrée est fermée à double tour. Elle récite la chahada avant de dormir… du sommeil d'une vie injuste. S. L.