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Du creux de la désillusion à la pente de l'illumination
La blockchain et les crypto-monnaies
Publié dans Liberté le 25 - 01 - 2022


Par : Mohamed Amghar
Ancien DG de l'ARPCE
Après l'estampillage de la première pièce d'électrum (alliage d'or et d'argent) par les Lydiens (peuples anciens de l'Anatolie) vers 600 avant notre ère et la découverte par les Chinois, dans la province du Sichuan, de la monnaie en papier de mûrier vers l'an 1000, une nouvelle forme de monnaie apparaît dans le sillage de la crise financière de 2008. Reflet d'une idéologie dissidente et contestataire de l'ordre politique et bancaire, cette nouvelle monnaie qui se veut apatride et virtuelle est incarnée par un protocole cryptographique réputé inviolable dont la valeur est déterminée par l'espoir qu'elle suscite.
Les crypto-monnaies : vers la définition de nouvelles relations de pouvoir
Jusqu'alors épargné par les soubresauts technologiques de l'évolution qui rythment l'activité humaine, le système financier et monétaire est depuis quelques années au centre d'une zone de turbulences engendrée par la confluence de deux phénomènes, l'avènement d'une technologie disruptive appelé blockchain et l'émergence d'une nouvelle forme de monnaie connue sous terme générique de crypto-monnaie ; une concurrence qui semble mettre à l'épreuve le fondement de son organisation et le mode de gouvernance qui le caractérise depuis plus de cent ans. Dans ce contexte et au terme de cinq ans de travaux, le Nigeria vient de franchir le Rubicon en mettant sur le marché depuis le 25 octobre 2021 une version numérique de sa monnaie fiduciaire, le naira, appelée eNaira. Il s'agit d'une CBDC (Central Bank Digital Currency), une monnaie virtuelle émise par la banque centrale et libellée dans l'unité de compte officielle de celle-ci. Sa production se fonde sur la technologie des registres distribués (Distributed Ledger Telechnology, abrégé DLT en anglais) appelée communément blockchain (chaîne de blocs). Le Nigeria devient ainsi le premier pays à l'échelle du continent africain à parier sur les bienfaits potentiels des crypto-monnaies sur l'économie et l'un des rares pays au monde à se lancer dans cette aventure à l'instar des Bahamas (Sand Dollar) ou des Caraïbes orientales (Dcash), à un moment où de nombreux pays sont encore au stade de la recherche conceptuelle ou de l'expérimentation à travers des programmes pilotes telle que la Chine avec le Yuan électronique, appelé Digital Currency Electronic Payment (DCEP) dont la généralisation est prévue pour les Jeux olympiques d'hiver en 2022.
Le Nigeria ou les Bahamas ne sont pas des cas isolés, loin s'en faut ! Selon une enquête de la banque des règlements internationaux (BRI) menée auprès 65 banques centrales, 86% d'entre elles étudient activement le potentiel des CBDC (en termes d'avantages et inconvénients), 60% sont déjà passées au stade de l'expérimentation et 14% ont déployé des projets pilotes. Les motivations sont diverses, pour certains, notamment les pays émergents, la version électronique souveraine permettra d'accroître l'inclusion financière de la population et la modernisation du système de paiement, elle vise aussi à favoriser le commerce transfrontalier et les transferts de fonds en réduisant drastiquement les coûts des transactions et leur délai de traitement. Pour d'autres, il s'agit plutôt de faire écho à la dématérialisation croissante des moyens de paiement dans une dynamique de transition vers une société sans cash (cashless society) comme c'est le cas en Suède. Les crypto-monnaies de banque constituent également une riposte des gouvernements à la prolifération des crypto-actifs tels que le bitcoin (BTC) ou l'Etherum (ETH), connus pour la forte volatilité de leur taux de change et de leur dérive spéculative mais aussi à cause des risques inhérents à leurs caractères décentralisé et anonyme considérés comme un cheval de Troie des activités illicites. La plateforme du Dark Web "Silk Road" (route de la soie) fermée par la police fédérale américaine (FBI) en 2013 en est l'illustration de l'usage du bitcoin à des fins illicites. En plus des crypto-monnaies à valeur fluctuante (bitcoin, ethereum), l'émergence des monnaies dites stables (stablecoins) garanties par des monnaies fiduciaires majoritairement indexées au dollar américain comme le tether (USDT) et l'USD coin (USDC) suscitent également de fortes appréhensions de la part des gouvernements et l'avènement du projet Diem (Ex Libra), monnaie universelle du géant des médias sociaux Facebook (désormais Meta), n'a fait qu'exacerber ces inquiétudes en raison de son potentiel élevé d'adoption et des ambitions de son promoteur. Nonobstant les critiques formulées à l'encontre des crypto-monnaies privées, de nombreux pays se montrent toutefois permissifs quant à leur usage restreint, voire réglementé, en tant qu'instrument d'échange et de paiement, exception faite du Salvador qui a opté pour une politique qui tranche avec la doxa en adoptant le bitcoin comme une monnaie légale à côté du dollar, et ce, en dépit des réticences et mises en garde des organismes financiers internationaux. Une démarche singulière mais qui semble faire des émules parmi certains pays de l'Amérique centrale dont le Panama. Dans ce rapport de force autour des crypto-monnaies, rares sont les pays qui ont décidé d'en découdre par une interdiction pure et simple de leur usage. L'Algérie en fait partie et cette mesure a été actée dans la loi de finances pour 2018.
La Turquie a aussi fait ce choix à la faveur d'un décret qui est entré en vigueur fin avril 2021 à un moment où le pays était confronté à une inflation importante et où beaucoup de Turcs ont adopté le bitcoin comme une monnaie refuge pour protéger leurs avoirs. Plus récemment, la Chine, après avoir été pour longtemps le Klondike du bitcoin au regard de la forte concentration des fermes de minage qui étaient établies sur son sol (le minage étant le processus de validation des blocs ou des transactions en contrepartie d'une rémunération en unité bitcoin), vient de rendre illégale toute activité liée aux crypto-monnaies dans le but de stabiliser l'ordre économique et financier et lutter contre la propagation d'activités illégales. Par cette interdiction, la Chine vise à annihiler toute forme de concurrence avec le yuan numérique qui est devenu depuis septembre 2021 la seule monnaie virtuelle autorisée.
La blockchain : paradigme de confiance et vecteur de l'économie numérique
La blockchain constitue l'écosystème technologique du bitcoin et des crypto-monnaies de façon générale. Elle a été conceptualisée en 2008, puis formalisée en 2009 avec la création du bitcoin. La blockchain se définit comme étant un registre distribué avec des blocs confirmés organisés en chaîne séquentielle incrémentale utilisant des liens cryptographiques. Elle est censée générer de la confiance en s'affranchissant de toute autorité centrale.
Un temps l'apanage de spécialistes des crypto-monnaies, la popularité de la blockchain s'est accrue suite à la naissance d'ethereum en 2014 qui a ouvert de nouvelles perspectives grâce aux applications de "contrat intelligent" (smart contract) mais aussi à la faveur du célèbre magazine The Economist qui lui consacra la une de sa dernière édition de 2015 sous le titre "La machine à confiance : Comment la technologie derrière le bitcoin pourrait changer le monde". Une consécration qui lui a permis d'acquérir une notoriété au-delà des cercles fermés des initiés de high-tech et de bitcoin. De plus, les bénéfices associés aux propriétés natives de la blockchain (désintermédiation, traçabilité, intégrité, immuabilité, et transparence) lui ont également permis de conquérir de nouveaux marchés en dehors de la matrice des crypto-monnaies qui l'avait vu naître. Dans ce sens, le cabinet de conseil et de recherche Gartner, une des références de l'industrie des technologies de l'information, s'est intéressé au potentiel de la blockchain depuis 2016 en l'intégrant dans sa célèbre courbe le "Hype Cycle" qui modélise les différentes phases de l'évolution d'une technologie ainsi que le degré de sa maturité. Dans son édition 2021, Gartner confirme que certains applications blockchain (crypto-monnaies notamment) ont franchi le cap du "creux de désillusion" (déception après l'engouement médiatique ou hype) et suivent désormais une trajectoire ascendante vers la pente de l'illumination, étape ultime avant le plateau de productivité (phase d'adoption massive) qui doit intervenir à l'horizon de 2028. Les prédictions de Gartner sont mises en perspective par le magazine économique américain Forbes consacré à la technologie blockchain dans le cadre de son édition "Blockchain 50" de 2021. Ainsi, pour la troisième année consécutive, Forbes publie la liste annuelle des 50 plus grandes entreprises dont la valorisation est supérieure à un milliard de dollars et qui utilisent la technologie blockchain aux fins d'améliorer leur processus métier. Dans cette liste, on trouve, entre autres, les entreprises du marché des crypto-monnaies, les institutions financières, les géants technologiques, des compagnies pétrolières, les grandes enseignes de la distribution, mais aussi des opérateurs de télécommunications.
Dans un rapport intitulé "Time for Trust : The Trillion-dollar reason to rethink blockchain" publié en octobre 2020 par PricewaterhouseCoopers (PwC), le cabinet britannique spécialisé dans l'audit et l'expertise comptable, estime que la technologie blockchain pourrait rapporter 1760 milliards de dollars à l'économie mondiale à l'horizon 2030 (soit environ 1,4% du PIB mondial). Selon l'étude, les domaines d'application qui devraient être les plus impactés par la blockchain, le traçage et le suivi de la provenance des produits se place en tête. Pour ce qui est des secteurs d'activité, le secteur public en sera le plus grand bénéficiaire (administration publique, éducation, santé). Sur le plan de la gouvernance politique, beaucoup de pays anticipant les bénéfices et les retombés potentiels de la technologie blockchain, ont mis en place des initiatives et des stratégies nationales visant à identifier les orientations et les actions à envisager pour intégrer les apports de la blockchain dans le schéma de la transformation numérique de l'Etat. D'aucuns y voient un outil d'avenir pour la construction de la souveraineté numérique d'autres une opportunité pour promouvoir l'innovation et le leadership technologique. À l'échelle des institutions internationales, la Commission de la science et de la technique au service du développement, organe subsidiaire du conseil économique et social de l'ONU, dans son rapport du 4 mars 2021 intitulé "Tirer parti de la chaîne de blocs pour le développement durable : perspectives et difficultés", a mis en exergue les incidences possibles de la technologie blockchain dans la réalisation des objectifs de développement durable à travers le prisme de scénarios prospectives et des études de cas d'usage. Le rapport porte aussi sur une série de recommandations à destination des pays en développement dont la mise en place d'une stratégie nationale de la blockchain. La blockchain n'a pas encore libéré tout son potentiel. Outre les verrous technologiques qui freinent encore son adoption massive tels que les questions de normalisation, d'interopérabilité, de vitesse de traitement ou encore de passage à l'échelle (scalabilité), les incertitudes juridique et réglementaire (la force probante des informations issues de la blockchain, loi applicable et compétence juridictionnelle en cas de litige...) perçues comme rédhibitoires par certains pèsent également dans la prise de décision, néanmoins toutes ces problématiques trouveront réponses au regard des efforts consentis pour les surmonter tant au niveau national qu'international. Le Secrétaire général des Nations unies, M. Guterres, dans son discours d'ouverture de la soixante-treizième session de l'assemblée générale en 2018 a souligné que "Notre monde souffre d'un grave syndrome, celui du déficit de confiance. À l'échelle nationale, les peuples perdent foi dans les institutions politiques", il a également évoqué que les nouvelles technologies dont la blockchain sont porteuses d'une grande promesse et pourraient constituer le moteur du progrès vers la réalisation des objectifs de développement durable.
La technologie blockchain participe d'une tentative de redéfinir la notion de "confiance" par sa capacité intrinsèque à gérer les transactions de façon innovante directement de pair à pair sans intermédiaire sur une base consensuelle, transparente et sécurisée. Elle participe également à la définition du profil de la quatrième révolution industrielle en s'illustrant comme une technologie clé de la traçabilité et de la transparence dans de nombreux domaines d'applications. Les opportunités sont donc nombreuses, reste à les saisir rapidement au risque de rater le tournant technologique de la seconde révolution de l'internet.


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