Il y a de cela exactement vingt années, jour pour jour, que le peintre M'hamed Issiakhem décédait. C'était le 1er décembre 1985, il était alors âgé de 57 ans. Celui que ses amis appelaient “œil de lynx” allait marquer de sa touche indélébile la peinture algérienne. Mais à une légende, comme l'est devenu le peintre, il faut des repères pour que subsiste l'essence même de la réalité, afin de résister aux années et à leur corollaire, l'oubli. Et ces jalons ne peuvent qu'être ceux qui l'ont connu, dans ses délires créatifs, ceux qui, avec lui, ont “explosé pendant des heures, des nuits et des semaines”. Comme pour son ami Kateb Yacine et bien d'autres encore, tout le monde croit avoir connu M'hamed Issiakhem, à juste titre peut-être, car comme le disait cet écrivain, poète et dramaturge, ses amis ne se comptaient pas : “Nous fréquentions des ouvriers, des étudiants, des gens de tous les milieux. Nos amis étaient innombrables.” Sources d'autant de récits, de témoignages. Car Issiakhem fait partie de ces artistes dont l'œuvre et la vie se confondent en une même douleur. Elève du regretté miniaturiste Omar Racim, M'hamed Issiakhem s'inscrit à la Société des beaux-arts d'Alger jusqu'en 1951, date à partir de laquelle il suivra les cours de l'Ecole des beaux-arts d'Alger puis celle de Paris. Mais en juillet 1962, il préféra rentrer au pays où il entamera une carrière à nulle autre pareille. D'abord, une souffrance physique qui ne le quittera jamais, celle d'avoir été, enfant, amputé d'un bras. Son ami Kateb Yacine, cet autre insurgé, a dit à ce sujet l'avoir “vu, plus d'une fois, finir une toile en quelques heures, pour la détruire tout à coup, et la refaire encore, comme si son œuvre aussi était une grenade qui n'a jamais fini d'exploser dans ses mains”. Dans ce témoignage, Kateb parle de “cette maudite grenade américaine” trouvée, en 1943, dans un camp militaire américain de Relizane, où l'enfant jouait. Cet accident, loin de l'handicaper, présidera paradoxalement aux expressions que prendront, notamment, ses portraits, ces femmes “douloureuses et pleines, tatouées de blessures portées au front et au fond du corps”, selon le mot du sociologue Benamar Mediene. La peinture étant, en Algérie, un art de l'emprunt reçu aussi comme “un butin de guerre”. M'hamed Issiakhem a été un initiateur, un pionnier de la palette. Le poète Djamel Amrani, que le peintre a devancé dans la mort, l'a ainsi dépeint. “Il a été un initiateur, un éveilleur, un réveilleur même. Mais aussi et surtout un créateur de talent, sur cette aire féerique qu'est la palette, qui lui a valu une grande audience et une popularité bien au-delà de nos frontières.” Décoré par l'Unesco en 1980, ayant exposé dans son pays et à l'étranger, peu de ses toiles lui ont survécu, comme le souligne celui qu'il appelait “Karama”, Kateb Yacine, qui dit que si on connaît peu de ses œuvres, c'est parce qu'il était généreux, qu'il offrait ce qu'il faisait, ou alors, ultime recours, s'en séparait pour… survivre en “avalant de la poudre à canon et allume une cigarette”. Aujourd'hui, il aurait eu 77 ans et beaucoup de poudre à canon à faire exploser et de couleurs à répandre. SAMIR BENMALEK