Etymologiquement, les oreilles rompues aux subtilités de la langue arabe reconnaîtront dans le mot “zawiya” l'idée de “coin”. Cela induit donc l'“isolement” propice au recueillement, trait essentiel dans l'attitude des Lawliya Salihine qui, s'ils sont si nombreux à infester nos montagnes et nos bourgades oubliées, c'est parce qu'ils avaient tous en partage cette tendance à la khouloua, la solitude méditative. Cheikh Ou Belkacem de Cheurfa, 73 ans, nous explique d'entrée que toutes les zaouïas ont vu le jour vers l'an VII de l'hégire, soit le 14e siècle. “Ce sont des établissements voués essentiellement à l'enseignement du Coran”, précise notre maître. “Ceux qui y adhèrent se doivent d'être exemplaires dans leur comportement. Ici, on apprend avant tout à être bon, droit et vertueux”, ajoute-t-il. Symboles identitaires forts, toutes les zaouïas ont ceci de commun que ce sont des établissements religieux érigés autour d'une relique ; un ouali. La légende les décrit comme des “thaumaturges”. On leur attribue volontiers tout une panoplie de pouvoirs surnaturels ; on les dit capables d'intercéder auprès de Dieu. A l'évidence, le marabout n'a rien d'un “surhomme”. Au mieux, les lawliya avaient des karamate, comme le suggère notre cheikh. C'étaient simplement des gens pieux qui ont sillonné les grandes places religieuses du pays et d'ailleurs, comme l'a fait Sidi Abderrahmane (1715-1793), le fondateur de la Rahmania, dont la quête initiatique l'a conduit au Hij?z et à al-Azhar. Beaucoup ont fait les universités religieuses du Maroc et de la Tunisie. En Algérie, l'un des grands centres de rayonnement de l'époque fut Béjaïa. Bref, ces oualis donc, une fois arrivés au terme de leurs pérégrinations, s'isolent dans quelque hameau perdu, loin des bourgs tumultueux, et vouent le restant de leurs jours à prêcher la bonne parole en dispensant leur enseignement à leurs disciples. Vénéré de son vivant, le saint-patron l'est bien davantage après sa mort, ce qui ne manque pas d'exacerber les croyances populaires locales, mêlant ainsi l'héritage du ouali à des survivances cultuelles séculaires. D'où les superstitions attachées généralement aux mythes des Saddats (pluriel de Sidi). La politique des zaouïas a toujours été de s'incruster dans leur environnement et de s'accommoder de l'ordre établi en toutes circonstances, pratiquant ainsi une forme primaire de “laïcité”. Cette passivité leur a valu une certaine animosité à l'époque française. D'ailleurs, d'aucuns font le grief à certaines d'entre elles de s'être acoquinées avec l'administration coloniale pour préserver leurs intérêts. Au jour d'aujourd'hui, elles sont assimilées chez un frange de l'opinion à des lieux de charlatanisme. Pourtant, il n'y a pas plus orthodoxe (au sens attachement à l'islam canonique) que ces établissements. Le fait est que les reliques ont toujours suscité une forme d'adoration et font, en tout cas, l'objet d'une forte sollicitation socio-culturelle, d'une manière souvent déviationniste. Les chouyoukhs des zaouïas, tout en se démarquant des pratiques fantaisistes dont leurs établissements sont le théâtre, se doivent de composer avec les cultes du terroir. Car pour survivre, les zaouïas comptent beaucoup sur l'apport des “sarcophages” qu'elles abritent. Les ziaras drainent chaque jour des sommes colossales, surtout à l'occasion des maoussim et des âouachir, lawacher. Lamqam est particulièrement sollicité les jeudis de chaque semaine et les jours de fêtes religieuses, prétexte à faire ripaille. Là, les mausolées deviennent des lieux festifs par excellence, où la dévotion le dispute au faste le plus ostentatoire. Ces fêtes donnent lieu à des ouaâdas, des zerdas, des dons en tous genres. Les riches cèdent une partie de leur bénef en guise de zakat, ils égorgent boucs et bœufs, et les vieilles du village en profitent pour apprêter leur hadhras et s'adonner à des apartés avec les esprits des “saddats. Les paysans ramènent bétail, huile, récolte, olive, blé, figues, semoule, au point de se départir parfois de tous leurs avoirs. Il n'est pas jusqu'aux plus démunis qui ne donnent quelque chose en offrande. Pourvu que leur zaouïa prospère. Par le passé, les familles n'hésitaient pas à sacrifier une parcelle de leurs terres au profit de la zaouïa. Avec le temps, ces terres acquièrent le statut de habous ou de biens waqf. Elles sont cultivées moyennant la touiza ou encore thachemlith. Les étudiants du Coran ne perçoivent pas un centime de l'Etat. Ce dernier verse uniquement le traitement des enseignants. Pour se faire un peu d'argent, les tolbas enchaînent les cérémonies funèbres. “Ils ont déplumé nos morts !”, ironise un cheikh. A retenir enfin que les zaouïas, tout en étant contrôlées par le ministère des Affaires religieuses, sont, en réalité, gérées par des comités de sages en Kabylie. Ce sont ces comités ou associations qui proposent les imams, qui ramènent les enseignants et qui les congédient s'ils ne sont pas satisfaits de leur prestation. Ce sont eux également qui gèrent les finances de la zaouïa, du moins depuis que la culture politique a permis aux villageois de réviser les statuts de ce type d'établissements. Toutefois, dans plusieurs régions du pays, ceux-ci demeurent des établissements occultes. La gestion est encore loin d'être le fort des chouyoukh, surtout au volet “comptabilité”. M. B.