Fatma, Balla et Brahim font partie de ces milliers de Sahraouis qui écument les capitales occidentales en “troubadours” de la cause indépendantiste qui les anime, loin de leur pays occupé. Loin des camps de Tindouf aussi. Comment vivent-ils ? Que ressentent-ils ? Parole à ces réfugiés itinérants. “L'esprit nomade s'est imposé à moi alors que c'était un choix pour mes ancêtres”, dit Fatma avec philosophie et une douceur dans la voix. Charmante brune drapée de l'habit traditionnel sahraoui coupé dans une étoffe bleue, Fatma Sidi, 35 ans, est une véritable nomade, en effet. Femme de caractère, douée d'une grande culture, elle dirige le bureau du Front Polisario à Alicante. Mais c'est à Madrid que nous l'avons rencontrée. Fatma est née dans le “Sahra”, comme elle dit, dans les territoires occupés. Après une enfance que l'on devine difficile, elle gagne La Havane (Cuba) pour y suivre des études en vue de devenir institutrice. Son diplôme en bandoulière, elle revient enseigner dans les “moukhayamate”, les camps de réfugiés sahraouis. C'était au début des années 1990. Entre-temps, elle est militante au sein de l'Organisation des femmes sahraouies. De 1994 à 1999, elle est représentante du Front Polisario à Genève, à la fois auprès des autorités suisses et auprès de la Commission des droits de l'homme des Nations unies. Une ambassade ambulante à elle seule. En 2000, elle reprend son bâton de “pèlerine” pour tenter de percer l'opinion publique danoise en s'implantant à Copenhague pour une année. “Après, j'ai fait une pause de deux ans”, sourit-elle. Deux ans, le temps de donner vie à des jumeaux. Ou, plutôt, des jumelles : Nadifa et Lebleïda. “Et en 2002, j'ai débarqué à Alicante”, poursuit Fatma. “Je ne voyage pas par plaisir. C'est un mode de vie qui s'est imposé à moi. C'est notre destin, nous, les Sahraouis. Néanmoins, cela m'a prodigué une bonne expérience. Et, puis, de voir autant de gens solidaires avec le Sahara comme en Suisse, où il y a un très grand mouvement associatif qui soutient la cause sahraouie depuis 1976, c'est magnifique.” À propos de son dernier pays d'accueil, l'Espagne, elle ne cache pas son affection pour le peuple espagnol auprès de qui elle a trouvé un grand réconfort : “En Espagne, le peuple est très engagé à nos côtés. Mais quand on voit le gouvernement, c'est en oui et non, non et oui... L'Espagne a peur du Maroc, peur du chantage marocain avec le problème des Paritas (immigration clandestine, ndlr), Ceuta et Melilla... Il y a aussi la pêche. C'est la seule explication que je trouve et tout cela je le comprends. “La main que tu ne peux pas mordre, tu la baises”, comme on dit. Mais j'ai espoir qu'un jour le gouvernement traduise vraiment le vœu de la population espagnole.” Pour édulcorer les affres de l'exil, Fatma s'abandonne totalement à son travail militant. “C'est très gratifiant, avec tous ces gens qui donnent leur temps, leurs moyens, sans regarder ta langue, ta religion…” Une complicité des peuples qui lui fait préférer “alliance des civilisations” à la formule belliqueuse “choc des civilisations” et sa géopolitique guerroyeuse. Loin d'avoir coupé le cordon ombilical avec les camps qui l'ont vue grandir, Fatma retourne régulièrement à Tindouf pour se ressourcer. Pour accompagner des projets aussi. “Je retourne tous les trois ou quatre mois aux camps. J'essaie de m'accrocher. Je ne perds pas espoir”, confie-t-elle, avant de marteler, ne dissimulant pas sa déception face aux tergiversations onusiennes et autres louvoiements de la communauté internationale sur le sort de son pays et de son droit à la liberté : “Je n'arrive pas à comprendre. En termes de justice, le peuple sahraoui a droit à l'indépendance. Maintenant, si c'est en termes de rapport de forces qu'on raisonne, le terme justice doit disparaître et ça sera à qui fait le plus de chantage. Mais j'ai encore espoir en la justice. En dépit de notre déception par les Nations unies, je ne pense pas que tout soit perdu. Si on se référait à la justice, le monde irait sûrement mieux. C'est peut-être une utopie, mais j'y crois. Je suis pacifiste. Je suis contre la solution militaire. Une personne qui a connu la guerre repousserait cette alternative. Même s'il faut attendre 50 ans, nous attendrons. J'espère qu'un jour, on sera tous frères.” De la prison à la Sorbonne Fluette silhouette en lunettes fines d'intello, c'est Kanti Balla. Ce beau jeune homme de 36 ans, natif de S'mara, dans les territoires sahraouis occupés, vit quant à lui à Paris. Il a fait spécialement le déplacement à Madrid pour voir le grand chef Mohamed Abdelaziz de près. C'est ainsi. Dès qu'il y a quelque chose, toute la diaspora sahraouie se mobilise. Kanti Balla est établi à Paris depuis 1994. “J'ai fait mes études secondaires à Aïn Sefra avant de m'inscrire à Paris III-Sorbonne où j'ai fait littérature et histoire. Après, j'ai fait un Capes et, aujourd'hui, je suis professeur de langue arabe”, raconte-t-il. Affable, très avenant, le sourire au coin et le regard profond, Balla est tout amabilité. Pourtant, derrière cet écran de courtoisie, sommeille une méchante séquelle. Et pour cause : il a fait quatre ans de prison dans les geôles marocaines alors qu'il avait seulement 16 ans. “À l'époque, je vivais encore à S'mara, dans les territoires occupés. C'était en 1987. J'ai été arrêté pour avoir essayé d'adhérer au Front Polisario. J'avais à peine seize ans et demi. J'ai passé quatre ans à l'ombre. J'étais en détention entre Galaât M'gouna et Skaria. Dès ma libération, j'ai rejoint l'Algérie en 1992, et, de là, le Front m'a envoyé étudier.” Et de lâcher avec émotion : “Je n'ai pas revu mes parents depuis. Ils sont toujours à S'mara, eux et mes huit frères et sœurs, car nous étions une famille nombreuse. De temps en temps, on s'appelle, mais ça ne remplace pas la chaleur d'une mère, l'ambiance d'une famille. Ça me manque. Je ne suis pas apaisé. C'est un véritable arrachement. Le régime marocain m'a arraché aux miens.” Parlant avec pudeur, il soupire : “Je vis en fait un double exil, extérieur et intérieur.” Balla ne respire plus que pour la cause sahraouie. Il passe son temps parisien entre ses activités militantes et l'éducation de son enfant de huit ans. Mais le “Sahra”, c'est son oxygène. Sa passion. Sa raison d'être. Son carburant existentiel. “La cause sahraouie m'habite, me nourrit. C'est mon carburant, ce qui me fait bouger, me fait tenir.” Comme Fatma, il retourne lui aussi autant de fois que possible dans les camps pour tremper un peu sa nostalgie et humer l'air du pays. “La dernière fois, c'était en août 2005”, avance-t-il. Balla active au sein du bureau du Front Polisario dans le XIIe arrondissement. Il collabore par ailleurs (à titre gracieux bien sûr) au bulletin on-line Sahara-Info. Kanti Balla, on le sent, a parfois du mal à trouver un sens à sa vie. “Tant que notre indépendance n'est pas acquise, notre vie n'a pas vraiment de sens. C'est une quête. Ce sens, nous ne le concevons que dans un territoire libéré, une nation reconnue. Cela m'apporterait enfin la paix de l'âme et me réconcilierait avec beaucoup de choses”, fulmine le poète qui bout en lui. L'exil tatoué sur sa peau, il peine justement à trouver cette paix. D'ailleurs, il n'aime pas le mot “diaspora” et le fait savoir : “Le mot diaspora me gêne. J'ai un très grand espoir qu'un jour, enfin, on retournera dans notre pays libéré. J'ai une conviction forte, inébranlable, que ce jour viendra prochainement. Nous avons confiance en nous et en la force de notre peuple !” En douze ans de vie à Paris, Balla a appris à connaître les Français et sonder leurs sentiments à l'endroit de la question sahraouie. Pour lui, la France n'est pas l'Elysée et les alliances coquines entre les officines chiraquiennes et le Makhzen. “L'opinion française en général est pleine de bon sens”, relève-t-il, avant de faire remarquer : “Hélas, elle est bernée par la propagande outrancière savamment orchestrée par le gouvernement français. Je suis choqué de voir nos droits ignorés au pays des droits de l'homme. Mais l'opinion française n'a rien à voir. Elle est prête à entendre le cri des Sahraouis.” Brahim est un autre troubadour, à sa manière, de la cause sahraouie. 26 ans, natif lui aussi de S'mara, Brahim Salem vit à Toledo, près de Madrid. “Je suis ici depuis deux ans et demi”, dit-il. Il a fait des études à Boussaâda mais a fini par quitter l'école et revenir dans les camps. Avenir bouché. Pas de travail. Pas de perspectives. Trois mois d'entraînement au maniement des armes. “Qui ne sait pas manier un fusil en Algérie ?” blague-t-il, habillé en survêt blanc et baskets sur une carcasse malingre. Comment s'est-il dégoté le précieux visa ? Mystère. “Z'har”, fait-il. “J'ai eu du bol.” “Je suis manœuvre en bâtiment. Je trime beaucoup et gagne très peu d'argent, mais hamdoullah.” Brahim est “volontaire” au Polisario. “Dès que j'entends qu'il y a quelque chose, je réponds présent”, assure-t-il. Brahim n'entend pas moisir en Espagne. “Bien sûr que je veux retourner là-bas. Vivre dans la misère avec tes amis, tes frères, plutôt qu'ici.” Ce qu'il pense du rapport Annan et de tout ce micmac ? Rien à foutre. Brahim traduit parfaitement le ras-le-bol des jeunes Sahraouis, impatients d'en découdre avec un statu quo oppressant. “Je ne comprends pas grand-chose à la politique. Néanmoins, je suis sûr d'une chose : pas de moufawadhate. Pas d'annexion ! Ou l'indépendance, ou la kalachnikov !” tranche-t-il, sec. M. B.