L'évolution de la situation en Irak est en train de donner raison aux adversaires de la guerre qui avaient, on s'en souvient, mis en garde contre le risque d'éclatement de ce pays, après l'effondrement du régime en place. Lequel régime a eu tout de même le mérite d'avoir garanti une forme de stabilité, quand bien même celle-ci était fondée sur une impitoyable tyrannie et un monopole politique exercé par une minorité originaire de Tikrit. Il ne s'agit pas, bien sûr, de regretter Saddam Hussein dont le jugement appartient désormais à l'histoire, mais de constater que le vide consécutif à la décomposition rapide du système baâth réveille brusquement les démons des clivages dans cette région du monde où les faits religieux et linguistiques, ces “identités meurtrières” dont parle l'écrivain libanais Amine Maalouf, ont toujours constitué un puissant ressort dans la mise en dynamique des foules. Dans le nord du pays, les Kurdes, qui n'ont jamais fait le deuil de la création d'un état indépendant, croient l'heure arrivée. Certes, et pour ne pas effaroucher la Turquie voisine, historiquement hostile à ce projet, ils multiplient des assurances en faisant croire par la voix des responsables du PDK et du PKK que le Grand Kurdistan n'est pas inscrit dans leurs tablettes. En fait, si les velléités de rupture des Kurdes avec Bagdad sont une vieille histoire, d'autant plus que depuis 1991 une autonomie de fait existe au Kurdistan irakien, le réveil des chiites, en revanche, laisse augurer une recomposition de la carte politique. Forts de leur densité démographique qui est de l'ordre de 60% de la population de l'Irak et des richesses pétrolifères que recèle le Sud où ils sont concentrés, ils aspirent aujourd'hui à reprendre leur revanche sur l'histoire en aspirant à jouer désormais un rôle conforme à leur poids et surtout à leurs ambitions. Des ambitions, jusque-là étouffées, réprimées par le régime de Saddam Hussein qui a érigé la persécution en mode de gestion des chiites qui n'ont jamais accepté de faire allégeance au régime de Bagdad qui est de confession sunnite, une minorité qui représente 22% de la population. Le pèlerinage à Kerbala, lieu emblématique du chiisme, est l'occasion pour eux d'affirmer leur force, en perspective de la reconstruction du pays. Arrivés à pied de toutes parts, ces derniers jours, des centaines de milliers de fidèles viennent commémorer le 40e jour du martyr de l'imam Hussein, mort en 680 à Kerbala, dans une célèbre bataille autour de la succession au Prophète, dont il était le petit-fils. Cette manifestation religieuse, sévèrement contrôlée par le régime de Saddam Hussein, se déroule pour la première fois sans entraves. “Ce pèlerinage est l'occasion de prouver que les chiites d'Irak sont majoritaires et de revendiquer leurs droits, dont celui de diriger l'état”, a déclaré cheikh Kazan Al-Nassiri. Ce représentant de Muqtada al Sadr, le descendant d'une influente lignée religieuse, demande aussi “la fin de l'occupation américaine”. Manifestement, il s'agit, dans un premier temps, pour les adeptes de l'imam Hussein de prendre date à travers ce premier rendez-vous religieux qui leur offre une occasion de faire une démonstration de force. Manière à eux de poser, peut-être, un premier jalon d'un nouvel ordre politique dans la région plus que jamais ouverte à tous les possibles politiques. N. S.