On croyait les choses bien ficelées à Gdyel au lendemain des émeutes. Erreur. La parenthèse n'a pas encore été fermée et le mal, visiblement, est profond. La fronde, en effet, a encore repris jeudi soir, mais sans gravité cette fois. Des dizaines d'adolescents ont tenté, mais sans succès, de brûler le parc communal. À ce rythme, le vendredi n'était-il pas à craindre aussi ? Les rumeurs les plus folles ont circulé en ville et les habitants ne reviennent pas encore du sac de leur cité. Pareille entorse à leur quiétude pépère était une chose impensable, il y a quelques années. Mais bon, le train de la contestation est passé par là aussi. Et ces rumeurs vendredi ont bien couru le matin et très vite, aussi vite que le méchant vent de sable qui a secoué bien des certitudes. “Les manifestants vont remettre ça juste après la prière”, nous avertit un consommateur dans un café du Centre. “Vous allez voir ça”, excité autant par la peur que par la perspective de la violence, le malheureux, sans doute chômeur de son état, tentait visiblement d'exorciser les démons de la routine, ces démons qui ont manipulé bien des désœuvrés au village. Selon un autre oisif, qui semblait collectionner tous les ragots du bourg, beaucoup de jeunes en colère, échaudés par les arrestations opérées par la police, se donneraient rendez-vous à Oued Ras El-Aïn pour se concerter sur la suite à donner à leur mouvement. C'est tout juste si ces casseurs, qui n'ont pas d'ailleurs tous les torts, ne passaient pas pour des Robins des bois dans sa bouche. Va pour cette erreur naïve d'appréciation que l'on doit imputer à une jeunesse pour qui le monde est ou blanc ou noir. Et pourquoi ici, lui avons-nous demandé et pas ailleurs ? “Pour une raison très simple, nous a-t-il expliqué, il y a une forêt mitoyenne et en cas de coup de filet, tout le monde passe au travers de la nasse. Comme ça ni vu ni connu.” Apparemment le feuilleton du chat et de la souris semble faire encore recette, même si le désœuvrement le fait rissoler à toutes les sauces de la révolte. Et nous nous rendons compte finalement que le cœur de Gdyel s'est arrêté de battre à la première vague de cette gronde. Et cela fait peur. La fronde, connaît pas ici, mais l'angoisse si. Tout le monde attend. On ne sait pas trop quoi. Les heures s'égrènent. Et curieusement, les visages se renferment à la vue du premier étranger. Comme si chacun voulait cacher la tare de tous. Et qu'attendent-ils au juste tous ces badauds qui donnent l'impression de faire d'interminables cent pas. La fin du calvaire. La fin des hostilités. Une issue à la crise. Une solution à un phénomène que personne n'avait prévu et encore souhaité. Un électrochoc qui réconcilierait la loi et la justice sociale à défaut de dialogue. Pas sûr. Face à cette coulée de violence dont on pensait que le volcan était éteint et dont les acteurs finiront tôt ou tard par répondre de leurs délits dans un prétoire et face surtout à l'absence d'interlocuteurs sur le terrain — partis politiques et société civile entre autres — les pouvoirs publics n'ont d'autre alternative aujourd'hui que de jouer la carte de l'apaisement. À fond. Et quelle meilleure tribune pour le faire savoir que la mosquée et quelle meilleure courroie de transmission que les fidèles après tout tuteurs et géniteurs des manifestants ? C'est la mosquée Bilal construite, ironie du sort, à cinquante mètres de la sûreté de daïra qui donnera le ton du prêche et recadrera les évènements à leur juste place. L'imam Fouatih, qui occupera le minbar, n'aura pas de mots assez durs pour qualifier la démission manifeste des parents. “Il fut un temps où nous montions en famille à Ras El-Aïn ramener de l'eau douce et visiter le saint patron de la ville Sidi Senouci. Cette sortie bucolique nous l'apprécions tous. Aujourd'hui, le terrain est confisqué par nos propres enfants et ce qu'ils y ont fait, une fois le soir tombé, ne fait honneur ni aux pères ni à nos murs, c'est une catastrophe. On a longtemps laissé faire et le résultat de notre laxisme nous explose aujourd'hui en pleine figure”. Allusion à peine voilée aux parties de zambreto avec lesquels se shootaient encore récemment les adolescents en mal de majorité, loin des cancans du village et des curieux. Appuyé sur sa vieille canne en sanglotant carrément au micro, il lâchera cette phrase qui fera frémir toute l'assistance. “Avez-vous conscience que nous avons maintenant peur de nos enfants”. Se ressaisissant, il ajoutera presque délivré de la tâche “Le chef de daïra m'a chargé de vous dire que sa porte sera ouverte matin et soir pour vous, quel que soit le problème dont vous aurez à l'instruire. Je vous annonce également que les autorités ont libéré une dizaine de manifestants en signe de bonne volonté. Les notables et moi-même avons plaidé leur cause en arguant qu'ils étaient jeunes, qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient et qu'ils restaient malgré tout nos enfants”. C'est la gorge serrée et les tripes nouées par ce qu'il pourrait arriver en pareil jour que les fidèles videront peu à peu la mosquée. En silence. Tout près sur le trottoir parallèle, l'enseigne fermée d'un coiffeur qui a dû raser bien des illusions, mais qui a oublié de gommer sur ces murs la peinture de l'ancienne activité : un gros requin surgelé. Plus loin, sur le grand boulevard, à l'ombre du café de l'Espérance lourdement cadenassé, un jeune vend du tabac au détail, sans chercher midi à quatorze heures, “qui jet jet”, dit-il, à son ami. Cafés et commerces commencent alors à rouvrir et la ville, à moitié éveillée, vaque quand même à ses occupations. Et rebelote le soir même, selon certaines sources crédibles. L'émeute se rallume. L'intervention des services de sécurité. Puis le foyer s'éteint comme il s'est embrasé. Et demain de quoi sera-t-il fait ? Personne n'en sait rien. Et ce ne sont sûrement pas les analyses à côté du yaourt qui se trompent souvent de sujets qui changeront quoi que ce soit aux données du problème. À savoir que la collectivité, qui n'avait pas besoin de ces dégâts en cette période de disette, va devoir mettre la main à la poche pour remettre sur pied tout ce qui a été pillé et brûlé. Pour rien. Nos jeunes ont besoin de dialogue, nos aînés doivent communiquer. Ils ne peuvent faire la sourde oreille éternellement. Même Beethoven, qui était dur de la feuille, savait écouter. La troisième émeute est-telle achevée. Mustapha Mohammedi