Les habitants de Gdyel, paisible agglomération à l'est d'Oran, se sont réveillés hier matin, hébétés, choqués par la violence inattendue qui a secoué leur cité la veille au moment où tout le monde prenait le frais sur les terrasses. “Nous n'avons jamais vu ça”, confie un surveillant médical, visiblement mal à l'aise même aux heures les plus sombres du terrorisme. Comment cela a été possible dans une ville paisible et réputée sans histoire ? Et surtout qui a poussé des centaines d'adolescents auxquels se sont mêlés d'ailleurs de nombreux adultes à brûler et à casser tout ce qui était possible de détruire dans leur rage folle ? C'est dans la rue que nous trouverons un début de réponse, les autorités locales ayant visiblement d'autres chats à fouetter comme par exemple dresser les premiers bilans des saccages. Selon quelques Gdyeliens que nous avons approchés péniblement et auxquels on a tiré difficilement les vers du nez, c'est le chômage récurrent qui a fait déborder le vase d'autant, expliquent-ils, que le marché populaire du vendredi très pourvoyeur d'emplois a été fermé et que le poisson est souvent saisi sur les carreaux. Cette version nous surprend un peu puisque des poissonniers nous ont affirmé qu'il n'y avait rien de tout cela. Selon d'autres Gdyeliens, c'est la mort des 8 harragas de Tiaret dont les corps ont été repêchés au large d'Arzew et la mort des 4 harragas de Gdyel dont les corps ont échoué sur la plage de Kristel qui auraient mis le feu au poudre. Un taxieur clandestin qui écoutait la discussion renchérit aussitôt : “Il y a 70 harragas du quartier pauvre de Hamer dont on est sans nouvelle depuis qu'ils ont quitté le pays. Pourquoi en sont-ils arrivés là ?” Pour le médecin chef de la polyclinique qui exerce depuis 18 ans dans le même secteur, les causes de ce ras-le-bol sont à chercher ailleurs. “Il existe une dizaine de débits de boissons alcoolisées qui travaillent au noir. Et comme la jeunesse est pratiquement désœuvrée, fatalement ce qui devait arriver, arriva”. Trop court ce raisonnement. Et trop simpliste. Par contre, ce qui nous paraît sûr et qui a été confirmé par de nombreux citoyens est-ce que ce mouvement de colère a été froidement planifié ? Rumeurs ? Peut-être ! Des adolescents se seraient, semble-t-il, concertés pour sortir dans la rue et hurler de tout leur saoul leur malvie. Les uns viennent de la forêt de Ras El-Ma, où ils auraient confectionné avec des bouteilles de vin vides des cocktails Molotov et d'autres de Hamar et le reste des quartiers de Cheklaoua et de Bougara. Des témoins oculaires parlent de 300 manifestants, d'autres de 500 et même de 1 000. De toutes les manières, le résultat est le même. Quel que soit le chiffre exact chauffé à blanc, une foule hybride descend alors le boulevard Hamou-Boutlelis, s'en prend au tribunal dont elle brûle l'aile droite, incendie la R4 d'un gardien de prison stationnée tout près de la maison d'arrêt, et puis un peu plus bas, jette sa hargne sur l'agence postale qu'elle met à sac. Il est 17h et la peur gagne la ville. De nombreux commerçants baissent leur rideau. Il y a une atmosphère d'insurrection pas très saine dans l'air. Les renforts arrivent En attendant d'autres adolescents apparemment soudés dans un autre groupe tentent d'incendier le siège de la Casoral, un immeuble pourtant neuf. Ils ne réussiront qu'à briser quelques vitres et à éventrer quelques climatiseurs. Les manifestants, qui ont de toute évidence une idée derrière la tête, prennent alors le boulevard central, la rue Khemisti, pour cibler vraisemblablement les sièges de souveraineté à savoir l'APC et la daïra. Ils ne réussiront en fin de compte qu'à casser quelques fenêtres d'un logement de fonction de la mairie dont l'entrée, un portail en fer forgé, est resté inviolable. Dans la foulée et profitant de l'aubaine, certains manifestants, pas très regardants sur les motifs de ce mouvement, voleront tout ce qui leur tombera sous la main. Pourchassés par les services de sécurité, la plupart d'entre eux prendront le chemin de la fuite vers la forêt non sans détruire au passage le transformateur du nouveau lycée de la ville. Ayant eu vent de l'incident par téléphone, la directrice retournera le soir même d'Oran pour passer la nuit ainsi qu'une adjointe d'éducation sur le site même de l'établissement afin de le préserver et d'empêcher d'autres dégâts. Quel que fut le forfait des excités de Gdyel, le lycée a fêté dignement hier et comme il se doit Youm El-Ilm. Pour l'heure, la cité panse ses plaies. On compte trois blessés légers parmi les manifestants. Le chiffre est provisoire Des émeutiers ont été arrêtés. Nous ne saurons jamais combien. “D'autres le seront dans les prochains jours suivant l'enquête”, nous assure un policier tenu par l'obligation de réserve. À la direction de la sûreté de la wilaya d'Oran, aucune information n'a filtré, malgré nos différentes tentatives au téléphone et aucun chiffre ne nous a été communiqué. Au siège de la poste, le directeur de wilaya, venu tout spécialement d'Oran et solidement escorté, a été autorisé, hier, à récupérer la recette ainsi que tous les documents du siège. Au tribunal, des camions déménageaient hier matin tout le mobilier resté intact. Au siège de la Casoran, des éléments de la Protection civile s'activaient encore pour dégager les débris. Une chose est presque acquise : le futur port de plaisance de Kristel, qui dépend de la commune de Gdyel, va peut-être inverser la tendance du chômage. Mais ce n'est pas pour demain. En attendant que l'enquête officielle délimite formellement les responsabilités des uns et des autres, et dévoile peut-être les véritables mobiles qui ont conduit des adolescents et des adultes aussi à de telles extrémités, des citoyens sont pénalisés et le resteront pendant longtemps encore. Des retraités ne pourront plus toucher leur maigre pension au niveau de leur agence habituelle à moins qu'ils ne se déplacent à Oran, des justiciables ne pourront plus régler leur contentieux, et des assurés ne pourront plus bénéficier des prestations sociales de la Casoran. Comme nous dira un vieil habitant désabusé, mais plein de sagesse. “Qu'est-ce que cela leur aurait coûté à ces jeunes de manifester tranquillement avec des banderoles au-dessus de la tête et de scander pacifiquement leurs revendications ? Tout le monde aurait applaudi”. La démocratie, c'est pas la “fawda”. MUSTAPHA MOHAMMEDI