Nul n'est prophète en son pays. Et surtout pas les héros nationaux ! Ceci, on le savait déjà ! Mais là, force nous a été donnée de constater, dimanche à Rabat que les organisateurs marocains de Mawazine ont placé véritablement une grande confiance dans le compositeur algérien, en lui confiant le répertoire de leur groupe mythique Nass el Ghiwane. Safy Boutella, chef d'orchestre, s'est montré, à cette occasion, à la hauteur de la gageure. Il s'en est acquitté avec brio. Il faut dire que le pari n'était pas gagné d'avance. L'enjeu était de rajouter des sonorités modernes, une amplification électronique et quelques subtilités dont Safy a le secret. Le tempo était devenu plus lourd, plus funky et plus dansant. Ceci dit, le « rendu » est somme toute assez sobre. Safy a dû respecter la matrice originelle de Nass el ghiwane. Lors de la conférence de presse, aussi bien les organisateurs que les protagonistes de cette « aventure humaine et artistique » n'ont pas tari d'éloges à l'égard de notre musicien préféré. Omar Sayed, dernier survivant du groupe mythique marocain, n'a pas caché son émotion de voir la musique de Nass El Ghiwane remise, ainsi, au goût du jour : «Avant, on pouvait ranger tous nos instruments dans le coffre d'une voiture. Il n'y avait, à vrai dire, pas grand-chose (bendir, snitra, tebiblas,etc.). Je dois même ajouter que nous puisions alors notre force et donc notre inspiration dans cette faiblesse, à savoir des instruments rudimentaires qu'il fallait maîtriser. Aujourd'hui, les choses ont grandement évolué. Notre musique est restée trop longtemps la même. Avec Safy, nous avons opéré un tournant. En quarante- trois ans de métier, je n'ai jamais travaillé dans de telles conditions. Je dois dire merci à Mawazine de nous avoir donné cette opportunité et d'avoir apporté une valeur ajoutée à notre musique ! ». Sur un autre plan, cette dixième édition de Mawazine coïncide avec un monde arabe en pleine ébullition. Et les textes de Nass El Ghiwane sont, de ce point de vue, d'une brûlante actualité. Pour Safy Boutella, « ils ne pouvaient pas mieux tomber ». La plupart de ces chansons à textes lèvent le voile sur des réalités sociopolitiques. Il y est souvent dénoncé la corruption et l'inégalité dans la répartition des richesses. Mais que reste-t-il de la « chanson enga-gée » de Nass El ghiwane ? Omar Sayed récuse même cette classification : « Pour nous, le but était d'apporter un éclairage nouveau. Notre contestation autant que notre musique était d'ordre plutôt mystique (soufi) ». Safy Boutella n'a pas caché, pour sa part, son désir de revoir très vite la frontière terrestre entre l'Algérie et le Maroc de nouveau rouverte. Il faut dire que cette question était sur les lèvres de tous les journalistes marocains. Loin de se dérober, Safy Boutella y répondra avec la spontanéité qu'on lui connaît. Il considère d'emblée sa participation à Mawazine aux côtés de Nass El Ghiwane comme un « symbole fort »: « Nous sommes un seul peuple. On est frères mais on est très compliqués aussi. On doit pouvoir sortir de cette spirale. Regardez ailleurs. Partout dans le monde, il y a des regroupements régionaux. Prenez l'exemple de l'Union européenne. L'ouverture de la frontière terrestre entre l'Algérie et le Maroc procède, d'après moi, surtout d'une ouverture d'esprit.». Au sujet du « printemps arabe », Safy Boutella estime que les revendications des peuples de la région sont tout à fait légitimes : « Après l'eau et le pain, la justice et la dignité, c'est important aussi. Tous les peuples se ressemblent. Ce sont leurs dirigeants qui diffèrent. Maintenant, il faut mesurer le temps que va prendre ce processus. Ce qui n'est pas une mince affaire ! ». Et puis vint l'heure du concert à l'espace Menzah, dans le quartier de Mansour El Yacoub. Quand la basse devient guembri C'est incontestable mais depuis l'ouverture de Mawazine, le concert de Nass El Ghiwane aura drainé le plus grand nombre de personnes. Difficile à évaluer mais les organisateurs parlent d'une centaine de milliers de personnes dont bon nombre ont accouru des quatre coins du Royaume. Dès le premier istikhbar, la foule est en délire. Les paroles des chansons sont connues par cœur par un public qui ne peut dès lors s'empêcher de les entonner en chœur, au grand bonheur des artistes, une vingtaine de musiciens dont une formation de cordes et des musiciens traditionnels. « Fin ghadi biya ya khouya, fin ghadi biya… » « Mahmouma », ««Mahamouni ghir rdjel ida daâaou, ida el hyout rabou koulha yebni dar ! », « Khoudou-ni » «Allah Ya Moulana» « Ya bani insan», « Lahla Chama ». «Lmadi fat», autant de succès qui ont été repris à cette occasion. Quand est venu enfin le tour de «Siniya», cette chanson rebelle parmi les plus connues du répertoire du groupe marocain, le public en liesse a accompagné de bout en bout le chanteur Kamel Batma : «Bahr El Ghiwane madekhletlou bel aâni… ». La voix de Saïda Fikri, auteure, compositrice et interprète d'origine marocaine a apporté une touche féminine qui semble du coup avoir toujours manqué à Nass El Ghiwane. Elle apporte aux refrains une nouvelle saveur. Sur scène également Victor Wooten, l'un des meilleurs bassistes au monde. Omar Seyed, qui n'arrête pas de plaisanter, appelle affectueusement Vooten « Bouedenne » l'homme à l'oreille. Vooten doit notamment son ascension dans le gotha de la basse au fait qu'il a su développer avec bonheur une technique jusque-là inconnue, à savoir le Slap aller-retour, en utilisant son pouce comme médiator. Avec son jeu exceptionnel, la basse devient ainsi un guembri. Après avoir collaboré un temps avec Bill Evans et Dave Matthews, Wooten vient d'inscrire dernièrement son nom, ou plutôt ses initiales en lettres d'or aux côtés de celles de Stanley Clarke et de Marcus Miller. En participant récemment à la création de SMV, le V pour Vooten, il forme avec les deux autres plus grands bassistes du moment un trio d'enfer. Ensemble, ils viennent d'accompagner Chick Corea. Et la liste de ceux à qui ils vont donner le tempo risque d'être longue. Le nouveau promu Vooten est assurément un gars plutôt astucieux. Pour en revenir à ce concert-événement en préparation depuis neuf mois, Vooten s'est dit avoir été très emballé par le projet et se dit même fier aujourd'hui d'en avoir été l'un des partenaires : « Je ne connaissais ni Safy Boutella ni la musique de Nass El Ghiwane. Cela m'a vite intéressé. Chaque culture offre, ainsi, des opportunités. Et cette collaboration enrichissante va beaucoup m'aider dans mes recherches ! ». Son comparse sur scène était le batteur maroco-sénagalais Mokhtar Samba. A la fin du concert, un hommage a été rendu aux membres disparus de Nass El Ghiwane, les défunts Boujmiaâa et Larbi Batma. Le frère de ce dernier a remis à Safy Boutella une tunique aux couleurs du Maghreb. Enfin, pour clore une discussion au Maroc, on dit «Safy», ce qui signifie aussi «Impeccable !» « El kadia fi taguya ! » qui veut dire l'affaire est entendue, aurait dit Omar Sayed, dernier survivant de Nass El Ghiwane. De notre envoyé spécial à Rabat, A. Abdelghafour