Enseignante, pédagogue, psychologue, Nabiha Haddad s'engage pour la première fois de sa vie dans la politique. Elle évoque dans cet entretien son parcours dans le système éducatif tunisien et aborde pour nos lecteurs la situation politique en Tunisie caractérisée ces dernières semaines par l'activisme des groupes extrémistes. La NR : Présentez-vous à nos lecteurs Nabiha Haddad : Je suis professeur de philosophie et candidate aux élections de l'assemblée constituante tunisienne inscrite sur la liste «Mouwaten Seddik» dans la circonscription de l'Ariana. Notre tête de liste est le professeur Youssef Seddik, philosophe et anthropologue tunisien spécialiste de la Grèce antique et de l'anthropologie du Coran. Pourquoi vous êtes-vous engagée en politique ? Par mon inscription sur cette liste, j'exprime d'abord ma volonté de participer à un moment historique de mon pays. Je considère que c'est une chance qui m'est offerte. Ensuite, j'aimerais, grâce à mon expérience, apporter quelques éclairages sur les défaillances et les faiblesses de notre système éducatif ainsi que sur quelques causes flagrantes de son échec. Je m'engage pour un savoir «idéal» et pour une égalité des chances dans l'acquisition des connaissances. Pour que les apprenants puissent reprendre confiance en eux et en leur avenir au sein d'une société équilibrée et juste. En se reconstruisant, notre jeunesse reconstruira son pays. Nous estimons qu'améliorer les bases de l'enseignement doit être la priorité d'un gouvernement démocratique et moderne. Parlez-nous brièvement de votre expérience dans le système éducatif tunisien J'ai enseigné en Tunisie dans le quartier huppé de la Marsa jusqu'aux coins les plus reculés du gouvernorat de Béja. J'ai eu à constater les clivages sociaux qui minent la cohésion du pays et qui mettent à nu une école à deux vitesses. Vous savez, j'ai commencé à enseigner à l'époque où les programmes scolaires, riches et variés, initiaient nos élèves à la réflexion sur les grandes questions de l'homme et de la société. La problématique de la religion a toujours fait partie de nos préoccupations. On osait se référer aux textes de Darwin sur l'origine des espèces, ainsi qu'au matérialisme dialectique de Marx et au nihilisme de Nietzsche. Des questions d'anthropologie et de sociologie qui ouvraient la voie au relativisme culturel élargissant les horizons des élèves. Malheureusement, en1977, la philosophie a été arabisée. Cette arabisation n'était qu'un simple prétexte. Le but réel était de changer le programme et surtout d'éliminer certaines questions susceptibles de semer le doute sur les évidences acquises. Dès lors, le dogmatisme s'est emparé de notre enseignement. La fermeture des esprits et l'incapacité à réfléchir ont engendré une acceptation de la dictature et une obéissance inconditionnelle….Nous assistons à une montée en puissance de la mouvance islamiste en Tunisie ces dernières semaines à l'approche du scrutin du 23 octobre. Qu'en pensez-vous ? Depuis la révolution, l'islamisme a pris en Tunisie des proportions inimaginables. Les menaces des intégristes sont aujourd'hui réelles et leur ambition de constituer un Etat théocratique est vivement critiquée par la majorité des partis qui se proclament laïcs tout en respectant notre identité arabo-musulmane. La démocratie ne saurait se construire dans l'obscurantisme, l'intolérance et la violation des libertés élémentaires. Et pourtant le parti Ennahda s'impose, lui, par d'incessantes provocations autour de questions religieuses. Ses agissements ont un grand impact sur la population avide d'idéaux et de valeurs ancestrales. C'est pourquoi il règne en ce moment en Tunisie une ambiance de piété et de religiosité sans précédent. Le culte, les prières, les émissions religieuses, la radio (Zitouna) qui diffuse toute la journée des versets du coran, en alternance avec des explications données par des dignitaires de la religion, les feuilletons télévisés qui retracent la vie des compagnons du prophète, les micros qui amplifient les décibels lors des appels à la prière... Bref, il y a là tous les ingrédients qui entrent dans la composition d'une préparation à l'enfermement des esprits, à l'intolérance, à la régression ! Ce qui menace la société tunisienne, c'est cette instrumentation de l'islam et son corollaire la violence utilisée par ces barbus qui veulent imposer partout leurs lois, leurs pratiques d'un autre âge. Dans les cafés et les bars, les islamistes cherchent à interdire la consommation d'alcool. Ils font de véritables «inspections » sur les plages transformées parfois en lieux de prières. Faut-il signaler les violents affrontements qui ont eu lieu dans les facultés (Sousse, Kairouan) où les salafistes ont voulu imposer aux étudiantes le port de la burka ! Une salle de cinéma a été saccagée lors de la projection du film «Ni dieu, ni maître», la chaîne de télévision Nessma mise au pied du mur pour avoir diffusé un film d'animation, «Persépolis», qui a pourtant reçu non seulement des oscars à Hollywood mais qui a été également bien accueilli aux Journées cinématographiques de Carthage. Bref, tous les prétextes sont bons pour exacerber les passions, attiser les tensions et s'attaquer violemment à tous ceux qui osent toucher au «sacré».