R�alis� par Mohamed Chafik Mesbah (2e partie et Fin) IV � La Tunisie d�mocratique, perspectives Mohamed Chafik Mesbah : A l�instar de ce qui s�est d�roul� en Alg�rie, le passage brusque vers le syst�me d�mocratique s�accompagne en Tunisie d�un foisonnement anarchique de nouveaux partis � la consistance peu ou prou effective. Plus d�une centaine de partis, me dit-on, ont vu le jour. L��il avis� qui est le v�tre vous permet, plus lucidement que les acteurs partisans, d�entrevoir la nouvelle configuration du paysage politique tunisien ? Autour de quels grands courants politiques structur�s, avec quels grands partis, se dessine l�avenir d�mocratique de la Tunisie ? Yadh Ben Achour : Le foisonnement des partis politiques est une constante des p�riodes transitoires. Apr�s de si longues p�riodes de dictature, la soci�t� lib�r�e �explose� en quelque sorte et les partis se comptent alors par centaines, comme les associations. Mais la plupart de ces partis n'ont pas d�avenir politique, parce qu'ils ne disposent pas d'une base populaire ou �lectorale s�rieuse. Ce sont des ph�nom�nes sc�niques. En Tunisie, les grandes tendances du paysage politique actuel peuvent �tre ramen�es aux six courants : islamique, islamiste, nationaliste, la�c d�mocratique et lib�ral, socialiste et marxiste. Cela ne veut pas dire qu'ils seront tous repr�sent�s � l'Assembl�e constituante. L'id�al, pour l'avenir de la Tunisie, consisterait � voir �merger une bipolarisation entre les partis de d�mocratie la�que, comme le Parti d�mocratique progressiste, le Tajd�d, le Forum d�mocratique pour le travail et les libert�s, le Parti socialiste de gauche, le Parti du travail patriotique et d�mocratique, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie, le Mouvement des d�mocrates patriotes, le Parti du travail tunisien, etc., et les partis de d�mocratie islamique, comme la Nahdha ou le Parti de la r�forme et du d�veloppement. Il faudrait que la d�mocratie, le respect des droits de l'homme, le caract�re civil de l'�tat, le strict positivisme de la loi, deviennent v�ritablement les points d'orgue de notre syst�me politique. Vous pensez que le mouvement associatif et les syndicats conserveront une existence autonome dans la Tunisie d�mocratique ou bien seront-ils amen�s, forc�ment, � se fondre dans les nouvelles formations politiques ? Les syndicats pourraient conna�tre des divisions en fonction des d�marquages id�ologiques et partisanes de leurs membres. L�UGTT pourrait conna�tre des dissidences et avoir des difficult�s � maintenir son unit�. Mais son enracinement historique, ses traditions et ses usages la maintiendront au-dessus des flots. Certaines associations sont d�j� inf�od�es � des partis politiques et ne sont en r�alit� que leur prolongement dans le tissu associatif. Mais le tissu associatif, d'une mani�re g�n�rale, gardera son autonomie. Le spectre des activit�s des associations d�borde largement la soci�t� politique et se trouve plus profond�ment enracin� dans la soci�t� civile. Au risque de me r�p�ter, j�affirme, textuellement, que �la r�volution tunisienne est d�abord la r�volution de la soci�t� civile tunisienne�. C�est, par cons�quent, la soci�t� civile tunisienne qui constitue le meilleur rempart pour la d�fense de la r�volution tunisienne. Le mouvement islamiste en Tunisie semble, pour l�essentiel, avoir pris acte des contraintes du fonctionnement d�mocratique de la Tunisie. Vous avez eu � tester, au sein de la Haute Instance, de la validit� de cette disposition et vous avez m�me eu � faire face � des divergences d�appr�ciation avec les repr�sentants d�Ennahda au sein de la Haute Instance. Votre conclusion est elle que ce mouvement qui, pour le moment, constitue la principale force politique en Tunisie, inscrit ou bien il n�a fait qu�am�nager, sur un registre tactique, son discours officiel ? La Nahdha, le groupe social qu'elle repr�sente, l'id�ologie et les convictions qu'elle incarne, constituent un �l�ment important de notre tissu social. Il serait � la fois aberrant et injuste de l'ignorer. Il faut cesser de consid�rer la Nahdha comme une monstruosit� ou un d�mon de notre soci�t�. C'est pour cette raison que je pr�f�re appeler la Nahda un parti �islamique� plut�t qu�islamiste. La Nahdha �videmment charrie avec elle, objectivement, quand bien m�me elle s'en d�fendrait, tout le fonds historique propre � l'islamisme. Ce fonds est loin de constituer une garantie pour les libert�s d�mocratiques. Nous le savons, non pas simplement par la th�orie, mais par des exp�riences politiques de pays tels que l'Iran, l'Arabie Saoudite, le Pakistan, l'Afghanistan, le Soudan, ou m�me � travers l'exp�rience d'un �tat africain f�d�ral multiconfessionnel comme le Nigeria. De ce c�t�-l�, du point de vue de la libert� d�mocratique, le tableau n'est pas tr�s brillant. Pour rompre d�finitivement avec ce handicap, la Nahdha doit travailler et concentrer ses efforts sur trois points essentiels. Tout d'abord se tunisifier au maximum, c'est-�-dire d�velopper sa tunisianit� au d�triment de son islamit�. Ce travail doit se faire, en particulier, au niveau des m�urs et des comportements, mais, �galement, de la philosophie du droit et des grandes conceptions du droit constitutionnel, du droit civil et des autres branches du droit de ce parti. L'islamit� fait partie de l'identit� tunisienne, pourrait-on me r�torquer. Mais il faut saisir, dans ce que je viens de dire, la nuance de sens. Il ne s'agit pas de se d�faire de son islamit� mais de r�ajuster la balance. En deuxi�me lieu, ce parti doit clarifier d'une mani�re totale et compl�te sa position sur l'�tat, son caract�re civil et d�mocratique. Sur ce point, il y a encore quelques ambigu�t�s. Il est temps que la Nahdha nous envoie un signe clair, massif et d�finitif sur son engagement � l'�gard de la d�mocratie et de l'�tat de droit. L'ambigu�t� doit �tre lev�e, sans aucune �quivoque. C'est � cette condition que la Nahdha deviendra cr�dible aux yeux de tous ceux qui craignent le retour du refoul�. En troisi�me lieu, sur le plan de l'action politique, la Nahdha doit rompre de mani�re p�remptoire avec les franges islamistes radicales avec lesquels elle continue de �conter fleurette�. Cette attitude dessert ce parti, dans la mesure o� elle le maintient dans une logique de contrainte et d'oppression sur les citoyens, voire m�me de violence. La Nahdha doit compter sur ses propres forces, des forces rep�rables visibles et claires, non des forces occultes qu'elle tente de maintenir dans son giron par tactique �lectorale et pour augmenter le socle de ses partisans. Une telle attitude se retournera, fatalement, un jour contre ce parti. Au niveau de l'instance, je n�ai personnellement aucun probl�me avec les repr�sentants de la Nahdha ou leurs proches. Ce sont des amis que je respecte et que j�estime sinc�rement. Cependant je consid�re personnellement que les retraits successifs de la Nahdha constituent des moyens de pression non d�mocratiques. La Nahdha a raison de s'attacher au consensus. Mais elle ne doit pas oublier que la r�gle majoritaire fait partie de la d�mocratie �galement. Perdre un vote en d�mocratie ne donne pas le droit de se comporter en enfant prodigue. Vous avez �voqu� dans certains de vos livres de r�f�rence, en rapport avec l��tat de sous-d�veloppement politique et �conomique des pays arabes �un potentiel d�islamit� qui tire les soci�t�s vers le bas�. Votre dernier ouvrage La deuxi�me Fatiha laisse, n�anmoins, se profiler une lueur d�espoir. Faut-il imaginer qu�il existe une place pour �un potentiel d�islamit� qui, � l�image de se qui se d�roule en Turquie, pourrait tirer vers le haut les soci�t�s arabes ? Ce n'est pas, � proprement parler, le potentiel d'islamit� en soi qui tire la soci�t� vers le bas, mais plut�t la conjonction de l'orthodoxie de masse et du sous-d�veloppement culturel, politique sociale et �conomique. J'ai commenc� � �voquer cette probl�matique dans un livre qui s'intitule `Al �aqliyya al madaniyya wal huquq al haditha (l'esprit civique et les droits modernes) et qui a �t� publi� � Beyrouth en 1998. J�avais d�velopp� cette probl�matique dans deux ouvrages post�rieurs, publi� tous deux � Paris et � Tunis, Aux fondements de l'orthodoxie sunnite en 2008 puis La deuxi�me Fatiha ; l'islam et la pens�e des droits de l'hommeen 2011. J'explique que cette orthodoxie de masse, gr�ce � l'alliance du pouvoir politique, du savoir th�ologico-juridique et du poids du peuple des croyants majoritaires dans la d�fense de leur religion personnelle, est la cause principale de cette propension des soci�t�s islamiques et, en particulier, des soci�t�s arabes � la stagnation et � l'absence de cr�ativit� et de progr�s. Ce ph�nom�ne historique est r�current. Nous l'avons vu se r�v�ler avec force sous les Abbassides avec le mouvement hanbalite, nous l'avons vu prendre forme dans le d�bat th�ologique et philosophique entre les acharites et les moutazilite en Irak, comme en Tunisie. Il a pris une extension �tonnante avec les Almohades au Maghreb, il se reconstitue sous les traits du salafisme contemporain. Nous en observons aujourd'hui des formes tr�s significatives dans la Tunisie post-r�volutionnaire. Cette p�rennit� historique du ph�nom�ne est tr�s inqui�tante. Elle donne, en effet, l'impression d'une stagnation cyclique, toujours recommenc�e, voire m�me d'une r�gression. Une religion existe, non pas simplement par le seul effet de ses textes, mais par les mani�res de croire de ses adeptes. Nos mani�res de croire, c'est-�-dire nos mani�res d'�tre musulmans, nous ont souvent emp�ch�s de progresser, d'aller de l'avant, de participer au d�veloppement des sciences modernes et de la technologie. Il ne sert � rien de rappeler que les musulmans ont connu au Moyen-�ge une p�riode faste dans l'histoire de leur civilisation, en particulier dans le domaine des sciences et de la technologie. Cette nostalgie du souvenir ne constitue qu'un soulagement superficiel � nos c�urs bless�s. On peut la hurler sur tous les toits, comme le font aujourd'hui les extr�mistes du nationalisme arabe ou les salafistes, nous n'avancerons pas mieux. Nos c�urs sont bless�s, pr�cis�ment parce qu'il est �vident, pour tous, que le monde arabe et, en grande partie, le monde musulman sont plac�s en marge des grands flux de l'histoire moderne. Notre apport au d�veloppement de la civilisation mondiale, aujourd'hui, est quasiment nul. Nous n'avons rien fait des ressources naturelles immenses qui sont les n�tres, en particulier la manne p�troli�re, nous n'avons rien fait des fortunes colossales qui s'entassent sur nos territoires, nous n'en avons rien fait d'autre que dilapidation, consommation de luxe, exportation de causes perdues, financement d'un imp�rialisme de bas �tage. Nous pouvons nous lamenter, demander vengeance, pleurer, hurler, crier �� mort les tra�tres et les partisans de la normalisation�, pratiquer le terrorisme qui, par d�finition, est une guerre perdue d'avance, tout cela ne changera rien � la situation. Actuellement, nous sommes, par notre propre faute, dans le clan des civilisations mineures. Nous ne pouvons �tre grands, parce que, par �troitesse d'esprit, manque d'intelligence et sens de la vraie politique, nous nous refusons les moyens et les m�thodes pour l'�tre. L'espoir, par cons�quent, n'a devant lui qu'une seule issue. Tout en s'attachant � nos valeurs culturelles et religieuses, il faut radicalement, au plus profond, r�former nos modes de pens�e et de croire. Il faut diffuser cette id�e que notre destin est entre nos mains, � condition qu'on fasse un effort colossal pour admettre que l� o� il y a opposition entre notre patrimoine culturel et religieux et la modernit� politique ou scientifique ou philosophique, cette derni�re doit pr�valoir. Il faut renoncer � tous nos archa�smes et trouver une belle synth�se entre l'aspect humaniste de notre patrimoine et l'esprit des temps modernes. Ce n'est pas avec des salafismes �troits et des nationalismes revanchards exacerb�s que nous arriverons � r�soudre nos probl�mes. La �deuxi�me Fatiha� constitue un appel en ce sens. Elle cherche � mettre en relief l'humanisme de notre patrimoine culturel et religieux au service de la modernisation de notre pens�e, condition de la modernisation de notre civilisation mat�rielle. Faire du moderne avec le Coran, cela est possible, mais � condition que �faire du moderne� ne se limite pas aux discours et � la propagande. Imaginons que le syst�me d�mocratique dans votre pays soit menac� par une �volution intempestive du processus en cours. Consid�rez-vous que l�arm�e doive s�impliquer pour garantir l�ach�vement de la transition d�mocratique ou, au contraire, devrait-elle s�interdire, absolument, toute tentative d�ing�rence dans le champ politique ? Jusque-l�, l'arm�e s'est enti�rement engag�e pour assurer la survie de la nation. Elle a tout d'abord refus� de tirer sur la population en r�volte, ce qui lui a valu un immense prestige. Au cours des semaines qui ont suivi le 14 janvier, elle a assur� la s�curit� publique avec l'aide de la population. Elle a ensuite prot�g� nos fronti�res menac�es. Elle s'est occup�e des camps de r�fugi�s. Elle est intervenue et continue d�intervenir chaque fois que l'ordre public est dangereusement menac� ou perturb�. Toutes ces actions, qu'on le veuille ou qu'on le r�prouve, constituent des actes hautement politiques. Il serait erron� et m�me na�f de croire qu'une arm�e comme la n�tre, dans une p�riode transitoire aussi difficile qu'impr�visible, devrait s'interdire, absolument, comme vous dites, toute tentative d'ing�rence dans le champ politique. Dans ce domaine, il n'y a pas d'absolu. Ce que l'arm�e a jusque-l� refus� de faire, avec raison, c'est de s'ing�rer dans ce que l'on pourrait appeler la politique politicienne, c'est-�-dire le rapport entre le gouvernement et les forces politiques actives, notamment les partis politiques, la pr�paration des �lections � l'assembl�e constituante ou, plus tard, les �lections elles-m�mes et les grandes d�cisions politiques qui seront prises alors par l'assembl�e constituante et le gouvernement. C'est � ce niveau que l'arm�e doit observer la plus stricte neutralit�. Evidemment, si, par malheur, le processus d�mocratique venait � �tre menac� dans son existence m�me, par une crise politique majeure qui bloquerait les institutions, paralyserait la vie du pays, constituerait une menace mortelle pour la nation, l'arm�e ne peut regarder les choses en se croisant les bras. Ce serait irresponsable. Pr�cis�ment, plusieurs forces aussi bien visibles que souterraines cherchent � provoquer ce type de situation catastrophique. Le peuple tunisien et les acteurs politiques, quelles que soient leurs tendances, doivent pr�cis�ment �tre assez conscients pour �viter que se produise un tel sc�nario. Toutes les forces politiques doivent aller vers les �lections, la main dans la main, avec la ferme volont� de r�ussir l'�lection de l'Assembl�e, ainsi que le d�roulement normal de ses travaux, jusqu'� la promulgation de la nouvelle Constitution. Les partis devraient agir en ce sens. Certains partis malheureusement ne font que s'agiter comme des marionnettes. C'est ainsi que nous pourrons �viter le cataclysme politique et laisser l'arm�e exercer sa fonction naturelle, celle de d�fendre le territoire et la population contre l'ennemi ext�rieur. Certains pensent que ce moment crucial est d�j� advenu. Un colonel � la retraite a m�me propos� dans un article r�cemment publi� la constitution d'un Conseil sup�rieur de la r�volution dirig�e par un �tat-major de s�curit� nationale qui serait, d'apr�s ses propres propos, � la fois le bras arm� de la r�volution, du gouvernement provisoire et de l'Etat. En sommes-nous l� ? Je ne le crois pas, pour l'instant. Je voudrais quand m�me observer que cette solution pr�sente des inconv�nients majeurs. Premi�rement, elle constituerait une rupture radicale avec notre tradition constitutionnelle concernant les rapports de l'arm�e et du pouvoir civil. La Tunisie a toujours �t� l'un des tr�s rares pays arabes � ne pas �tre gouvern� par les militaires. En Egypte, c'est le contraire. L'arm�e gouverne depuis 1952 et la r�volution n'a rien chang� � cette situation sp�cifique � l'Egypte. Deuxi�mement, elle risquerait de desservir l'arm�e elle-m�me qui va, par cette politisation � outrance, perdre le cr�dit qui est le sien actuellement. La politique, par certains aspects, est compromettante. Les partis politiques ne le craignent pas, cela fait partie de leur m�tier, en quelque sorte. Cet aspect est le plus p�nible � supporter dans la vie publique. En s'engageant dans la politique, l'arm�e risque de perdre ses vertus cardinales, notamment sa cr�dibilit� et son autorit� morale. Par ailleurs, la solution militaire risque toujours de cr�er encore plus de probl�mes qu'elle n'en r�sout. Regardez les difficult�s � voire m�me les �checs � avec lesquelles l'arm�e �gyptienne g�re les affaires du pays. Il ne faut pas croire que par la simple ing�rence de l'arm�e dans la vie politique, tous les probl�mes sont r�gl�s. Il n'est m�me pas s�r que celui de l'ordre public le soit. C'est donc un �norme risque pour tous que l'arm�e s'engage, d�s � pr�sent, dans la vie politique du pays. Mais en politique il ne faut jamais �tre anim� par des dogmes. L'id�e politique, l'action politique, d�pendent de l'�tat des lieux, des circonstances, de l'environnement international, de l'�tat psychologique du peuple, de son �conomie, de ses revendications sociales. Comme je vous le disais tout � l'heure, si nous arrivons � une v�ritable situation de blocage et de paralysie, il n'y a plus � se poser des questions. L'intervention de l'arm�e devient alors un acte de patriotisme, parce que le bien commun de la nation doit �tre plac� au-dessus de toute autre consid�ration et de toute autre sensibilit� politique. Ceci �tant, l�arm�e doit garder sa tunisianit�. Le syst�me mis en place par l�ancien pr�sident Ben Ali reposait sur la toute puissance de redoutables appareils de s�curit� plac�s sous la tutelle du minist�re de l�Int�rieur, en fait, du chef de l�Etat directement. Les autorit�s provisoires en Tunisie semblent �tre confront�es � un double d�fi. La n�cessit�, d�une part, de r�former ces appareils qui sont, totalement, impr�gn�s de culture dictatoriale, l�obligation, de l�autre, de disposer d�instruments op�rationnels pour faire face aux menaces objectives qui pourraient affecter l�ordre public, voire l�int�grit� territoriale du pays. Comment devrait �tre r�solu ce dilemme ? Il est vrai que les forces de s�curit� ont �t� impr�gn�es de �culture dictatoriale�, comme vous dites. Cette culture est une culture de la violence, de la torture, et de l'oppression. Cela ne veut pas dire qu'elles le resteront � jamais. La r�forme des services de s�curit� exige beaucoup de doigt�, de prudence et de sagesse. Il faut poursuivre les responsables de crimes. Mais d'un autre c�t�, il faut, comme d'ailleurs pour les agents du minist�re de l'Int�rieur qui s'occupaient des �lections, changer la perspective et le regard de l'ensemble de ces agents de l'�tat. Il faut r�former les services de s�curit� pour en faire une police au service de la loi et de la r�publique. Il faut r�former la mentalit� des agents charg�s des collectivit�s locales et de l'administration r�gionale pour qu�ils s�impr�gnent des exigences d'une d�mocratie qui ne sont pas celles de la dictature. Il est heureux que le gouvernement ait nomm� un ministre charg� de cette r�forme. Cela demandera du temps. Mais le d�fi sera relev�. La promotion du r�le de la femme, consacr� depuis l��re du Pr�sident Bourguiba, vient d��tre consacr�e, de mani�re spectaculaire, par la Haute Instance qui a instaur� la parit� hommes-femmes dans le fonctionnement d�mocratique de la Tunisie. Avec l�assentiment d�Ennahdha, faut-il le souligner. Il n�existe, selon vous, aucune menace sur la p�rennit� de ce principe ? Sera-t-il constitutionnalis� pour �viter toute �ventuelle contestation ? L'�galit� homme-femme doit, � mon avis, �tre rehauss�e au niveau d'un principe constitutionnel. Cette question est l'une des cl�s de la soci�t� d�mocratique. En adoptant la parit�, doubl�e de l'alternance, la Haute Instance de r�alisation des objectifs de la r�volution a tenu � jeter un jalon suppl�mentaire dans la conqu�te des libert�s d�mocratiques. Elle s'inscrit dans le long mouvement r�formiste qui a anim� la Tunisie depuis le XIXe si�cle. M�me si, au niveau de l'exp�rience, le principe de la parit� risque d'�tre plus ou moins �corch�, son affirmation, au niveau des symboles, est de la plus haute importance. Quel tableau pourriez-vous dresser si vous aviez � �voquer atouts et handicaps de la Tunisie d�mocratique ? Premi�re partie : atouts. Nous �tions un corps rachitique, enterr�, �touff�, priv� de respiration. Nous sommes devenus de v�ritables athl�tes de la libert�, aux muscles reluisants. Deuxi�me partie : handicaps. Les athl�tes n'ont pas d'arbitre. Ils vont dans tous les sens. Insistant sur le caract�re universel de la d�mocratie, vous affirmez que �le droit � la vie et � l�int�grit� physique tout comme l�amour pour la respiration intellectuelle sont des dispositions psychiques pour tous les individus�. Que faut-il penser, alors, des th�ses qui, nonobstant le substrat civilisationnel, �voquent un pr�requis, en termes de niveau d�instruction et de bien-�tre social, avant de pr�tendre � l�acc�s � la d�mocratie ? C'est un argument qui n'est qu'� moiti� vrai. Cela veut dire qu'il est � moiti� faux. Le niveau d'instruction facilite le d�veloppement d�mocratique �videmment, encore faut-il qu'il s'agisse d'une v�ritable instruction, c'est-�-dire une instruction moderne et ouverte sur tous les horizons intellectuels et civilisationnels, non pas celle qui tourne exclusivement autour du culte de soi, de l'orgueil identitaire, de l'histoire �troite, et du faux savoir philosophique. Nos �coles, coll�ges et lyc�es ne forment pas de v�ritables esprits modernes. Ils peuvent donner des cracks en sciences naturelles, m�decine, math�matiques ou en sciences exactes. Ces derniers ne seront malheureusement pas capables d�affronter v�ritablement le monde moderne, s'ils ne sont pas arm�s d'un bagage suffisant, historique, litt�raire, juridique et surtout philosophique. C'est la formation dans les humanit�s qui constitue le socle de l'humanisme qui, � son tour, est le socle de l'esprit d�mocratique. C�est malheureusement dans notre syst�me scolaire et universitaire que sont form�s les int�gristes. Ce constat n'enl�ve en rien la force de l'id�e que j'ai d�velopp�e dans �deuxi�me Fatiha� selon laquelle la d�mocratie fait partie de la constitution psychique de l'�tre humain. C'est pr�cis�ment par des syst�mes �ducatifs d�ficients ou des syst�mes juridiques archa�ques que nous finissons par d�truire l'instinct d�mocratique qui se trouve au fond de chacun de nous. Vous ne pouvez pas ignorer que l�exp�rience tunisienne est suivie avec une grande attention en Alg�rie. A l�intention du peuple alg�rien, justement, de ses �lites tout particuli�rement, quel est votre message ? Le peuple alg�rien est un peuple fr�re par le sang et par l'esprit. L'id�al pour moi, c'est de supprimer un jour les fronti�res qui nous s�parent. Nous pouvons y arriver par le jeu de la planification, de la rationalit�, de la rigueur, et de l'ex�cution des promesses, sans pr�cipitation mais avec fermet�. Dans ce domaine, l'improvisation et l'�motion sont les plus mauvais conseillers. Quand je me suis rendu � Alger en d�cembre 2010, pour la c�r�monie organis�e par vos confr�res d� El Watanen l'honneur de Mohamed Arkoun, j'ai constat� que, malgr� tout ce qui se dit, par les Alg�riens eux-m�mes d'ailleurs, l'Alg�rie �tait bien en avance sur la Tunisie en mati�re de d�veloppement politique. Il faut dire que je venais d'un pays qui se situait alors au dernier rang des plus mauvais �l�ves. Depuis, la situation a chang� du tout au tout. La Tunisie a donn� le coup d'envoi d'une vaste r�volution des m�urs politiques. Aujourd'hui, nous devons aller ensemble vers la m�me cible. Pour cela, nous devons massifier les �changes entre nos deux pays, construire des infrastructures lourdes, �changer nos exp�riences culturelles, nos professeurs, nos �tudiants, nos chercheurs, nos fonctionnaires, nos entrepreneurs, moderniser nos universit�s et les ouvrir sur le monde environnant et la modernit�. Or, ce que nous constatons, c'est qu'il existe actuellement une r�gression de ce type d'�changes et que la qualit� de notre syst�me �ducatif et universitaire a consid�rablement r�gress� dans les deux pays. Si j'avais un message � adresser au peuple alg�rien, ce serait, en d�finitive, le suivant : �Pacifions le Maghreb, unissons-nous pour le meilleur, �difions le bien commun, cessons de regarder les int�r�ts � court terme, faisons face � l'Europe non pas simplement sur le plan de la g�ographie, mais sur celui du c�ur et de l'esprit.� Pour clore cet entretien, revenons au constat de d�part. Cela vous suffit-il d�avoir vu votre v�u exauc� de voir �le tyran chass� du pouvoir�, comme vous le dites sans am�nit�, ou bien �tes- vous, d�sormais, habit� par l�ambition d��tre parmi ceux qui auront � succ�der au tyran pour construire la Tunisie d�mocratique ? Je n'ai jamais eu d'ambition politique. Je n'ai jamais aim� les politiciens que je trouve, en g�n�ral, excessivement anim�s par l'ambition du pouvoir. La Haute Instance est venue vers moi sur ce que j'ai appel� tout � l'heure �le tapis roulant de la vie�. Je l'ai accept�e uniquement par souci de pouvoir �tre utile et de faciliter, avec tant d'autres personnalit�s, la r�ussite de la transition. Il faut interroger les autres pour savoir si j'y ai r�ussi. Mais je vous avoue qu'entre ma vie publique d'aujourd'hui et ma vie d'universitaire ou d'intellectuel, je pr�f�re nettement la seconde et j'y reviendrai, d�s l'�lection de l'Assembl�e constituante et peut-�tre m�me avant. Mon niveau intellectuel est actuellement en train de baisser, parce que depuis le 14 janvier je n'ai pu avoir le temps de lire un seul livre s�rieux. Je n'ai vraiment pas envie de mourir ignare en passant � c�t� de choses encore bien captivantes que je ne connais point. Par ailleurs, j'ai beaucoup de mal � supporter l'irrationalit�, la pu�rilit� et les passions malsaines qui investissent le monde de la politique. Trop de m�diocres ont aujourd'hui droit � la parole. Certains hommes n'aspirent qu'� la visibilit� et se d�lectent du plaisir de para�tre sur l'�cran de t�l�vision, m�me si c'est dans les postures les plus d�valorisantes. De cela, je m'en passerais bien volontiers. C'est vous dire que je ne compte vraiment pas poursuivre une carri�re politique. On ne commence pas une carri�re politique � 66 ans. Je n'ai pas les aptitudes pour cela et je ne vois pas pour quelle raison je continuerai � devoir supporter certaines t�tes farcies de cr�me ou de paille. Je serais plus utile ailleurs. Quand j'�tais enfant, j'avais �t� extr�mement attir� par la vie des soldats. J'ai organis� des batailles, rus� avec l'adversaire, beaucoup travaill� les rapports entre l'intendance, fondamentale dans l'organisation des arm�es, les troupes et le commandement. J'aurais, je pense, pu �tre un bon officier. Mon p�re, involontairement, a encourag� cette inclination en me racontant la vie et l'action des grands g�n�raux des arm�es islamiques qui ont fait la conqu�te de la Perse, de Byzance et du Maghreb. Je sais encore me tenir au garde-�-vous et saluer sans mollesse un sup�rieur. Le sort en a d�cid� autrement. Il est trop tard pour r�sister au sort et de toute mani�re, je n�ai jamais cherch� � lui r�sister, parce qu�il ne m�a maltrait� qu�en m�imposant la mort de mes proches, ce qui est peu si l�on compare. L'homme heureux, pr�cis�ment, est celui qui cherche tr�s peu � r�sister au sort. Je suis r�volt� par la th�ologie des mujbira, des �d�cr�tistes�, partisans du �qadha et qadar� divins, des asharites, mais je sais qu�ils ont raison sur le fond. Merci, cher ami, pour cette �batterie� de questions. Vous pourrez dire � vos coll�gues journalistes qu�ils ne m�y reprendront pas de sit�t !