De quel droit international serions-nous tentés de parler aujourd'hui lorsque les dirigeants du Sud qui gênent l'Occident sont tous accusés de crimes contre l'humanité avec la complicité d'une justice pénale internationale dissimulant cette volonté occidentale d'éliminer ses adversaires les plus irréductibles, lorsque le TNP est interprété de manière unilatérale, alors que l'Iran est diabolisé pour son programme nucléaire, chose admise pour Israël, lorsqu'un Conseil de sécurité innovateur campe sur des positions clientélistes ? Serait-ce le moment de procéder à une réforme de la CPI au même titre que l'ONU ? Question parmi tant d'autres auxquelles répondra Me Robert Charvin, professeur émérite de droit, spécialisé dans les relations internationales à l'université de Nice, dans cet entretien accordé à La Nouvelle République. La Nouvelle République : En premier lieu, revenons d'abord sur le cas libyen. Vous soulignez la contradiction entre les résolutions 1970 et 1973, pouvez-vous nous expliquez cela ? Robert Charvin : Il y a complémentarité entre les résolutions 1970 et 1973 sur la Libye du Conseil de sécurité. Il y a violation de la résolution 1973 par l'OTAN qui mentionne la souveraineté de la Libye, la cessation de «toutes» les violences, la nécessité du «dialogue». Quant au «contrôle de l'espace aérien», il s'est transformé en agression par air, terre et mer, aux côtés de la rébellion, contre l'Etat libyen. Ainsi, non seulement le Conseil de sécurité ne respecte par la Charte des Nations unies, mais ceux qui sont chargés d'appliquer ses résolutions violent, selon l'opportunité, ces dernières. La contradiction que vous relevez se trouve dans le contenu même des résolutions : par exemple, «pas de livraison d'armes», mais «tous les moyens peuvent être utilisés». Dans l'un de vos articles, vous évoquez le «compte rendu de la mission d'évaluation auprès des belligérants libyens (Paris, mai 2011) établi par une délégation d'experts, dont Y. Bonnet, ex-directeur de la DST», un rapport passé sous silence. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur son contenu ? La France a eu un comportement parfaitement contradictoire vis-à-vis de la Libye, bien qu'une hostilité larvée n'ait jamais cessé contre Kadhafi, entretenant cette hostilité chronique dans les pays arabes eux-mêmes. C'est ainsi, par exemple, qu'en 2010, la France a vendu à la Libye pour 192 millions d'euros d'armement. Certains experts et autres personnalités ont dénoncé ces contradictions sans qu'on puisse les suspecter de sympathie pour le régime libyen, voire à ce propos le rapport CIRET-AVT - Cf2R «Libye, un avenir incertain», Paris, mai 2011, dénonçant l'ingérence étrangère en Libye avec des éléments de fait probants ; il est, peut-être, consultable encore sur le net. Ce rapport a été totalement censuré par les grands médias. Vous êtes de ceux qui considèrent que l'intervention en Libye s'inscrit dans la stratégie menée en Côte d'Ivoire. D'une part, comment ? D'autre part, y auraient-ils d'autres pays concernés par cette stratégie ? Dans la pensée occidentale dominante, en particulier chez les juristes, s'affirme la notion d'«Etat normal», c'est-à-dire d'«Etat commerçant» acceptant l'ingérence dans le cadre d'une interdépendance économique et financière. Ces thèses «utilitaristes» expriment le besoin vital des économies occidentales de conserver leurs marchés, de maîtriser l'accès aux ressources énergétiques et aux matières premières (les Etats-Unis ont besoin de doubler leur consommation de pétrole d'ici à 2050). Tous les moyens sont bons, y compris le recours à la force armée. De surcroît, il y a urgence : les puissances émergentes, surtout la Chine, deviennent «menaçantes». Il «faut» donc imposer des gouvernements «fiables» pour les intérêts occidentaux, et non plus seulement consolider ceux qui font quelques compromis comme hier, du moins dans les régions du monde encore «accessibles» (Moyen-Orient, Afrique). D'où les opérations contre la Côte d'Ivoire, la Libye, la Syrie, et les menaces à l'encontre de l'Iran, du Liban... L'Algérie est certainement menacée, mais l'ingérence prend dans chaque cas un aspect particulier. Dans chaque cas, il y a instrumentalisation des faiblesses spécifiques de chaque pays. Actuellement, on assiste à une diabolisation de l'Iran pour mieux justifier une éventuelle campagne militaire, précédée déjà par des sanctions. Ce «droit d'ingérence» que se sont arrogé les puissances occidentales ne constitue-il pas déjà une violation du droit international ? Les alliances nouées par l'Occident avec les Talibans, l'Arabie saoudite et les Emirats montrent que le combat contre l'islamisme politique est plus à usage interne qu'à usage international, mais que des contradictions se développent. L'Iran est une puissance qui perturbe la politique occidentale au Moyen-Orient. Ce qui lui est reproché, à savoir le nucléaire, est parfaitement admis pour Israël, seule base stable dans la région pour l'Occident. Le Traité de non-prolifération, souvent mis en exergue, est interprété avec mauvaise foi par les puissances occidentales, car il prévoit non seulement la non-dissémination de l'arme nucléaire, mais aussi le désarmement progressif des puissances nucléaires. On écarte soigneusement le principe d'égalité devant les contraintes juridiques en matière nucléaire. Au nom de la «légitimité démocratique», approuvée par le Conseil de sécurité, des régimes sont renversés. Face à toutes ces violations, comment expliquer le mutisme des juristes ? Le Conseil de sécurité invente des concepts au service des puissances occidentales ; la Russie et la Chine, qui deviennent des puissances économiques mondiales, sont encore faibles politiquement à l'échelle planétaire. La «légitimité démocratique» est l'une de ces innovations qui permet au Conseil de sécurité de décerner aux Etats, pourtant eux aussi membres des Nations unies, de bons et de mauvais points. En effet, la «démocratie» est une démarche, un processus vers le «mieux-être» et le «plus-avoir» ; ce n'est pas le simple faisceau de procédures politiques dont fait état l'Occident, sans d'ailleurs tenir compte du fait que l'argent pervertit ces procédures pourtant bien établies. Or, la «démocratie», selon le Conseil de sécurité, relève exclusivement des conceptions occidentales : par exemple, il n'est pas question de faire respecter la démocratie sociale (en Libye, la plupart des droits sociaux étaient effectifs). La dernière invention du Conseil de sécurité est le «devoir de protéger les populations civiles». Malheureusement, nul ne définit ces «civils». S'agit-il de manifestants pacifiques ou d'insurgés armés ? La réalité en Côte d'Ivoire et en Libye a été très différente de celles d'Egypte et de Tunisie. Le mutisme de la grande majorité des juristes exprime à la fois le déclin de l'intelligentsia française critique, très vivante jusque dans les années 1980, tournée de plus en plus vers le droit des affaires et la dégradation du pluralisme idéologique des médias, y compris les revues universitaires. Vous parlez de «la mise à mort du droit international, du moins sa mise en état de coma dépassé». Pouvez-vous être plus précis ? Le droit international économique et les institutions économiques et financières (FMI, OMC...) se sont renforcés : les firmes transnationales souhaitent ce renforcement pour réguler la déréglementation qui leur profite. Par contre, le droit international «politique» (défense de la souveraineté, maintien de la paix, l'ONU) ne cesse de décliner. En effet, ce droit politique est un obstacle à l'ouverture des marchés, à la standardisation des normes au profit des mondialisateurs qui ont besoin d'une «globale gouvernance» contre les «mondialisés». Récemment, Laurent Gbagbo a été livré à la CPI sous prétexte de crime contre l'humanité. Or, Guillaume Soro, hier considéré comme un criminel de guerre, se retrouve aujourd'hui Premier ministre sous la coupe Ouattara avec l'approbation de l'Occident. Cette politique du deux poids, deux mesures marque incontestablement les prises de positions onusiennes (cas de la Libye, de la Syrie contrairement au sociocide du peuple palestinien, au mutisme sur la situation au Bahrein, au Yémen...) et, aujourd'hui, la CPI, qui a passé sous silence les crimes commis par les américains en Irak et en Afghanistan, par l'Otanen Libye et par les Israéliens en Palestine. Ne serait-il pas temps de songer à réformer ces instances internationales ? Si oui, à qui incombe la responsabilité ? La justice pénale internationale ne fait que dissimuler la volonté occidentale d'éliminer ses adversaires les plus irréductibles. L'appareil juridictionnel ne peut avoir de réalité que dans le cadre d'une structure organisée : seul l'Etat jusqu'à ce jour correspond à ce critère, tant bien que mal. Dans l'ordre international, les rapports de force l'emportent sur toute régulation ; la justice internationale ne peut être qu'une composante de ces rapports de force. C'est pourquoi l'Afrique, politiquement faible, fournit à la Cour pénale Internationale la plupart de ses justiciables. La seule infraction qui aurait pu menacer les intérêts des puissances est «l'agression». Mais elle n'a pas d'effectivité parce qu'il n'y a pas d'accord sur sa définition. Les dirigeants du Sud qui gênent l'Occident sont tous accusés de crimes contre l'humanité, voire de génocide, souvent sans instruction contradictoire ; c'est le cas de Laurent Gbagbo. Il n'y aura de véritable justice internationale que lorsque les ressortissants des grandes puissances, ou les Israéliens, seront aussi traduits devant elle. Il est nécessaire de réformer non seulement la CPI, mais aussi les Nations unies. Mais ces réformes ne peuvent se faire que si les Etats du Sud ont une position plus cohérente : l'habileté du Nord est, en permanence, de semer la division entre Etats du Sud et à l'intérieur des pays du Sud. La France, assistée de l'ONUCI et des Etats-Unis, a, par exemple, entrepris pendant dix ans de cliver la société ivoirienne (ethnies, tribus, religions, immigrés, etc.) afin de rendre ingouvernable la Côte d'Ivoire de Laurent Gbagbo, cacao, café et pétrole du golfe de Guinée obligent ! D'après-vous, quel avenir pour le droit international ? Les Etats du Sud ont la responsabilité d'inventer un nouveau droit international, comme cela avait commencé grâce à l'Algérie dans les années 1970. Les grandes puissances n'y ont aucun intérêt. Les facultés de droit en Algérie, par exemple, doivent produire des juristes critiques de qualité afin de relancer cette «école d'Alger» de juristes internationalistes pour produire l'imaginaire politico-juridique nécessaire pour l'avenir. En 2007, Nicholas Sarkozy avait déclaré : «L'Europe est aujourd'hui la seule force capable de porter un projet de civilisation (…) L'Amérique et la Chine ont déjà commencé la conquête de l'Afrique. Jusqu'à quand l'Europe attendra-t-elle pour construire l'Afrique de demain ?» Qu'est-ce que cela suggère-t-il, d'après vous ? Les autorités françaises, comme américaines, malgré l'affaiblissement relatif de leur puissance, surtout économique et financière, dans le monde, se réclament toujours d'une «civilisation» qui doit, selon elles, rester hégémonique. Pour la France, il s'agit sans doute d'un complexe de supériorité hérité de la période coloniale. Le messianisme états-unien est une tradition qui se perpétue aussi. Il est important que des contre-pouvoirs émergent dans le monde (Chine, Inde, Brésil, Venezuela, etc.) pour freiner cette hégémonie agonisante, mais encore nocive. Dans ce domaine, surgissent des contradictions. Une dictature du Sud peut jouer un rôle progressiste dans le monde. Une démocratie libérale naissante dans le Sud peut au contraire favoriser l'hégémonie du Nord.