«Lorsque nos intentions sont égoïstes, le fait que nos actes puissent paraître bons ne garantit pas qu'ils soient positifs ou éthiques.» (Dalaï-Lama) Juste après le célèbre scandale financier de Sonatrach, entreprise publique stratégique, des chartes et codes de l'éthique ont subitement vu le jour sans que cette apparition aussi soudaine qu'étrange de ces documents, dont la nature n'est pas encore identifiée, n'ait suscité une réaction particulière des juristes en Algérie. Pourtant, ces mystérieux instruments de gouvernance ne s'inscrivent pas dans la hiérarchie des sources du droit algérien du travail et ne font l'objet d'aucune réglementation particulière à même de les encadrer. Ce régime de non-droit peut à l'avenir ouvrir les portes toutes grandes à des actions judiciaires du moment que sans le vouloir, l'entreprise reconnaît explicitement non seulement de nouveaux droits, à l'ensemble de ses partenaires y compris les consommateurs mais s'impose aussi d'autres obligations, notamment vis-à-vis de la société civile. Pis encore, il n'est pas à écarter que sous le couvert de l'application des principes éthiques, des esprits mal intentionnés chercheront à limiter les droits et libertés reconnus par la loi aux salariés. Sommes-nous réellement en face d'un nouveau droit élaboré en dehors de l'Etat et en mesure d'être appliqué sans son contrôle ? La fin du monisme juridique a-t-elle sonné ? L'auteur se propose de répondre à ces délicates questions en examinant successivement la nature des chartes et codes de l'éthique, leur contenu ainsi que les conséquences de leur violation. Chartes et codes de l'éthique : des supports juridiques solennels mais trompeurs Les valeurs de l'éthique, à l'instar des lois et règlements, sont réunies dans un même document appelé charte de l'éthique, code de l'éthique, code de bonne conduite, code de bonne conduite des affaires ou code d'éthique des affaires. L'utilisation de cette terminologie spécifique n'est pas fortuite, car elle suppose que nous sommes en présence d'un document officiel qui contient des règles contraignantes. Il ne faut pas perdre de vue que les vocables charte et codes possèdent une forte connotation juridique et appartiennent au domaine réservé du législateur, c'est-à-dire de l'Etat. En ayant recours à des supports juridiques solennels, l'entreprise donne l'impression qu'elle cherche à concurrencer le législateur en lui affichant ses capacités ainsi que sa nette détermination à s'autoréguler. Cependant en ne respectant pas les frontières établies entre codification publique et autonomie de gestion, elle crée une confusion dans l'esprit des destinataires de ses messages, si bien que l'on s'interroge aujourd'hui si réellement les documents de l'éthique appartiennent à la sphère du droit positif. L'examen du contenu des chartes et codes de l'éthique nous renseigne davantage sur leur véritable nature. Le contenu des documents de l'éthique : un amalgame de droit dur et de règles générales. En apparence, les chartes et codes de l'éthique semblent renfermer des règles originales susceptibles d'être contraignantes. Un examen rapide de l'un de ces instruments en l'occurrence le code de conduite de Sonatrach tant sur le plan des thèmes abordés que sur celui du style utilisé nous révèle cependant une autre réalité. S'agissant des domaines et valeurs consacrés, l'auteur constate qu'il s'agit d'une récupération des normes légales d'ordre public ayant déjà été traitées par le législateur, à l'instar de celles relatives à la corruption, la protection du consommateur, le respect de l'environnement, les règles de la concurrence, l'égalité en matière de recrutement et de respect de la vie privée des employés. Les règles nouvelles introduites par le code de conduite de Sonatrach concernent son engagement de transférer son savoir-faire vers d'autres entreprises algériennes et sa contribution directe ou indirecte au développement local. Cette importante entreprise publique interdit aussi à ses employés d'adopter des comportements non-acceptables offensants ou agressifs envers les autres personnes et institue un comité d'éthique rattaché au président directeur général. La formulation des valeurs de l'éthique de Sonatrach se caractérise par un style imprécis comme le recours à des expressions vagues, telles : «L'entreprise s'interdit, l'entreprise encourage. Toutes les actions de Sonatrach portent la marque de ses valeurs». En l'absence de dispositions nouvelles et de formulation équivoque s'ajoute aussi l'inexistence d'un mécanisme de contrôle ou de sanction prévu par ce code de l'éthique. La violation des chartes et codes de l'éthique : des conséquences juridiques certaines Cette question est examinée en tenant compte de la responsabilité de la société vis-à-vis de l'ensemble de ses partenaires dans le cas où elle ne respecte pas le contenu du document de l'éthique, ainsi que de celle de ses employés s'ils transgressent les nouvelles obligations. Les documents de l'éthique peuvent-ils être imposés à l'entreprise ? Dans le cas où la formulation des principes de l'éthique fait appel à des formules douces comme «encourager, favoriser, s'attacher à, contribuer à, veiller à, viser à promouvoir», cette rédaction volontairement opaque n'est pas de nature à produire des effets juridiques, car il s'agit simplement d'une déclaration d'intention qui fait partie du pouvoir normatif du gestionnaire. Cependant, si les termes utilisés revêtent une certaine forme d'obligation, à l'instar de «s'interdire, s'engager à, garantir». Un tel style est susceptible d'engager la responsabilité de son auteur, lequel entend se lier unilatéralement envers l'ensemble des destinataires des règles de l'éthique et subit donc les conséquences de sa propre loi : «Tu patere legem quam fesisti.» Ainsi, Sonatrach est tenue désormais de mettre à la disposition du public des informations fiables relatives à ses performances et à sa santé financière, comme elle est obligée «d'assurer aux hommes et aux femmes les mêmes possibilités d'emploi». Sous d'autres cieux, de grands groupes industriels ont été poursuivis pour publicité trompeuse et création d'illusion, notions juridiques reconnues d'ailleurs par la législation algérienne. L'action disciplinaire, quant à elle, ne peut être engagée en dehors des procédures prévues par le règlement intérieur, dont l'élaboration obéit à des règles très strictes précisées par la loi, notamment en ce qui concerne la consultation du personnel, le contrôle exercé par l'inspecteur du travail et l'information des instances judiciaires compétentes ; les entreprises publiques qui modifient leur règlement intérieur contrairement aux procédures légales, le plus souvent par des notes de service, doivent s'attendre à ce que le juge annule leurs décisions disciplinaires. Le droit algérien n'adhère pas à la thèse contractuelle du règlement intérieur, par conséquent le pouvoir disciplinaire patronal doit obligatoirement s'exercer dans le cadre de la loi. L'employeur ne peut utiliser le code de l'éthique pour contourner la réglementation du travail et limiter les droits et libertés reconnus aux salariés. Pour conclure L'examen des documents de l'éthique laisse apparaître une grande diversité des domaines abordés. A cela s'ajoute le caractère imprécis de la rédaction utilisée qui donne une image d'un engagement illusoire dont le but recherché est sans doute la sauvegarde de la réputation de l'entreprise, laquelle a été sérieusement bousculée par d'importants scandales financiers. Nous ne pouvons donc parler de la naissance d'un nouveau droit créé par l'entreprise car même dans le cas de l'introduction de règles originales — ce qui est rare — il n'existe pas de mécanisme de contrôle ou de sanction ad hoc, la plupart des codes renvoyant au règlement intérieur ou à la loi existants, ce qui atténue — il faut le reconnaître — considérablement leur caractère contraignant. Nous sommes plutôt en présence d'un outil efficace de promotion commerciale imposé par les nouvelles exigences sociales, notamment en matière de bonne gouvernance, de lutte contre la corruption et de respect des droits de l'homme. Il est important de signaler qu'en énonçant des normes originales, les chartes et codes de l'éthique pourraient inciter le législateur à rendre de telles dispositions obligatoires et faire ainsi prendre l'entreprise dans son propre jeu. Pour avoir une valeur juridique effective et susciter l'adhésion du personnel, les documents de l'éthique doivent faire l'objet d'un engagement formel par le biais de la loi du travail, ce qui permettrait à l'Etat d'exercer les contrôles qui s'imposent et éviter que ces outils de communication ne soient utilisés pour contourner le règlement intérieur ou faire échapper à la vigilance du parquet les délits et autres dépassements portant atteinte aux intérêts financiers de l'entreprise et aux droits des travailleurs. En effet, il a été constaté que la majorité des documents de l'éthique instituent un système d'alerte éthique tout en évitant soigneusement de faire obligation aux travailleurs de dénoncer aux instances judiciaires compétentes les dépassements constatés à l'occasion de l'exercice de leur activité.