Encore peu connue chez elle, cette Afro-Américaine sera pendant les douze prochains mois la porte-parole de la poésie des Etats-Unis. Auteur de trois recueils et d'un essai, elle explore la mémoire des siens et l'histoire douloureuse de sa communauté. «Pour moi, la poésie est une forme de foi, aime dire la poétesse noire-américaine Natasha Trethewey. Elle me réconforte et me permet en même temps de donner un sens aux événements.» Peu connue du grand public, mais particulièrement appréciée dans les milieux littéraires, Natasha Trethewey est l'auteur de trois recueils dont Native Guard (Le gardien indigène) qui a reçu le prix Pullitzer pour la poésie en 2007. Elle vient d'être nommée «Poet Laureate» des Etats-Unis pour 2012-2013 par la prestigieuse Bibliothèque du Congrès. La désignation par les Américains d'un «poet laureate» s'inscrit dans la tradition anglo-saxonne consistant à sélectionner chaque année un poète officiel qui incarne le génie poétique du pays. Le titulaire donne lecture de ses poèmes lors des cérémonies nationales et participe plus généralement à la promotion de la poésie à travers le pays. Aux Etats-Unis, ce titre a couronné d'éminents poètes tels que Joseph Brodsky et Robert Frost. Et après l'immense Rita Dove, en 1993, Natasha Trethewey sera la deuxième afro-a-méricaine à recevoir ce titre. «Moi aussi, je suis l'Amérique » A 46 ans, elle sera aussi la plus jeune «poet laureate». Elle succède à Philippe Levine qui avait 80 ans lors de sa nomination. Son œuvre est, par conséquent, encore à venir. Mais ce qui a décidé les jurés, c'est la puissance et l'originalité de la voix de la jeune Trethewey qui puise son inspiration à la fois dans sa propre expérience de femme métisse ayant grandi dans le Sud conservateur et celle de sa communauté afro-américaine. Née dans le Mississippi en 1966, Natasha Trethewey est la fille d'un universitaire blanc canadien et d'une mère afro-américaine. Ses parents se sont rencontrés sur le campus d'une université du Mississippi pendant les années fatidiques de la lutte des Noirs pour les droits civiques, mais ils ont dû se marier dans un autre Etat, car le mariage interracial était interdit dans leur Etat de résidence. En 1972, lorsque ses parents se séparent, la jeune fille n'a que 6 ans. Elle grandit entre Atlanta où vit sa mère et la Nouvelle-Orléans où s'est établi son père. Tout comme Barack Obama, auquel les journaux américains l'ont inévitablement comparée, Trethewey revendique à la fois son identité d'Afro-Américaine et celle de métisse appartenant simultanément à deux mondes. Cette identité complexe, difficile à assumer pour sa génération, est le thème de l'un des grands poèmes de Natasha Trethewey, celui qui l'a fait connaître du public d'amateurs de poésie aux Etats-Unis. Intitulé simplement My mother dreams another country, il met en scène la mère du poète enceinte de son premier enfant, rêvant de voir sa progéniture grandir dans une société sans discrimination raciale et où les êtres sont jugés seulement à l'aune de leur humanité. Ce poème poignant, empreint d'idéalisme et de tragique, s'inscrit, comme toute la poésie de Natasha Trethewey, dans ce besoin qu'ont ressenti très tôt les écrivains afro-américains de dire leur version de l'expérience américaine. «Moi aussi, je suis l'Amérique», écrivait Langston Hughes, le poète emblématique de la Négro-Renaissance de Harlem au début du XXe siècle. «Je suis le frère à la peau sombre / Ils m'envoient manger à la cuisine / Quand il vient du monde...» Un poème que la jeune Trethewey connaît par cœur et dans lequel elle a trouvé les raisons profondes de sa vocation poétique. Le vécu des petites gens Or, cette passion pour la poésie, elle la doit aussi à son père Eric Trethewey qui est lui-même poète. La lauréate a raconté comment lorsqu'elle était petite, son père lui demandait pendant les longs trajets en voiture d'écrire des poèmes chaque fois qu'elle s'ennuyait. «Je me suis très vite rendue compte, a-t-elle expliqué, que seule la poésie me permet d'articuler les interrogations qui me taraudent et que je ne peux exprimer autrement. » Mais c'est seulement après la mort violente de sa mère, tuée par son second mari, qu'elle s'est réellement mise à écrire. «Je me suis alors tournée vers la poésie pour faire sens de la tragédie que je venais de vivre. Mon écriture manquait encore de maturité. Il m'a fallu encore vingt ans de pratique pour trouver ma propre voix.» C'est, en effet, en 2000 que Trethewey a réussi à publier son premier recueil, intitulé Domestic work (Travaux domestiques). Ce sont des poèmes qui explorent le vécu des petites gens : femmes de ménage noires, blanchisseuses, employées d'usine. Partant de la biographie de sa grand-mère, qui a vécu dans le Sud profond au début du siècle, la poétesse restitue l'histoire des hommes et femmes oubliés de la grande Histoire. Seule l'imagination poétique est à même de les arracher à l'oubli - l'humiliation ultime. «Huit femmes/que je ne connais guère/ me regardent du fond de cette photo./ Elles me disent : souviens-toi», ainsi commence l'un des plus beaux poèmes du volume. Dans son second recueil Bellocq's Ophelia, paru en 2002, Trethewey poursuit son travail d'exploration de la mémoire de sa communauté à travers l'histoire fictionnelle des prostituées de La Nouvelle-Orléans, photographiées au siècle dernier par le portraitiste américain E. J. Bellocq. Saisies sur le vif par l'objectif du célèbre photographe, ces femmes étaient pour la plupart d'origine métisse. Mêlant habilement dans ce volume le vécu de ces prostituées avec sa propre expérience de femme de couleur vivant dans le Mississippi contemporain, la poète lauréate donne à lire des récits complexes de quête et d'affirmation de soi face à un monde hostile. La mémoire et l'Histoire sont au cœur du troisième recueil de poèmes sous la plume de Natasha Trethewey. Paru en 2006, Native Guard revisite la guerre civile américaine, mais du point de vue des soldats noirs dont la contribution à la cause de la liberté défendue par l'Union des Etats nordistes est souvent passée sous silence. La séquence centrale du recueil est consacrée aux exploits oubliés d'un régiment noir composé d'anciens esclaves en fuite. Dédié à sa mère, ce volume illustre tout l'art de Trethewey fait de résonances souterraines et poétiques entre le passé et le présent, le personnel et le collectif, le fictionnel et le réel. Auteur aussi d'un essai paru sur l'ouragan Katrina paru en 2010 (Beyond Katrina : A Meditation on the Mississippi Gulf Coast), Natasha Trethewey publiera cet automne son quatrième recueil de poèmes(1). Inscrite au carrefour de la réflexion et du poétique, de l'engagement social et de l'inventivité esthétique, l'œuvre de Natasha Trethewey se situe dans le droit fil des lettres afro-américaines. Dommage qu'elle n'ait pas encore été traduite en français. (1) Thrall, de Natasha Trethewey. Editeur : Houghton Mifflin Harcourt, Boston, 2012.