S'emparant d'un épisode marquant de la Seconde Guerre mondiale, le réalisateur d'Inception, Christopher Nolan, délesté de ses tics formels et de ses pesanteurs idéologiques, signe son film le plus dense. Un avion de combat file au-dessus du chaos guerrier de la plage. Ses réservoirs sont à sec, il perd peu à peu de l'altitude. Avant de négocier son atterrissage forcé, le pilote lâche quelques instants les commandes de son appareil, et se laisse filer dans les airs. Le cockpit baigné de lumière trace une ligne claire entre ciel et terre, bolide en suspension qui se soustrait, le temps d'une parenthèse irréelle, à l'enfer des combats. Au sol se déroule la bataille de Dunkerque (nom de code : opération Dynamo), épisode crucial mais relativement méconnu de la Seconde Guerre mondiale. Au cours de la «drôle de guerre» et suite à la percée allemande dans le nord de l'Hexagone, les troupes françaises et anglaises ont dû battre en retraite vers la côte de la mer du Nord. Une victoire stratégique recyclée en carburant patriotique Encerclés par la Wehrmacht à Dunkerque, 400 000 hommes tentent de tenir la ville pendant que s'organise une opération d'évacuation par la mer : Churchill, inquiet d'une éventuelle conquête allemande de la Grande-Bretagne, compte rapatrier la plus grande partie possible de son armée, et sauver quelques Français en bonus. Entre le 21 mai et le 4 juin 1940, et à la faveur d'un court cessez-le-feu allemand aux rouages encore obscurs aujourd'hui, 340 000 hommes seront secourus, et la défaite tactique se doublera d'une victoire stratégique, opportunément recyclée en carburant patriotique. «Plus qu'un film de guerre, j'ai voulu mettre en scène un survival» Quelles raisons ont poussé Christopher Nolan, cinéaste virtuose et control freak aux prétentions de démiurge, adulé pour ses incursions dans les genres du thriller cérébral (Memento, Inception) et du film de super-héros (la trilogie The Dark Knight), à entreprendre, pour son premier film de guerre, la transposition d'un événement historique aux contours si ambigus ? Le film le plus précis, épuré et intense de Christophe Nolan Avant toute chose, il convient de mettre fin à un hiatus : au contraire d'un Kubrick dont il aime tant se réclamer, Nolan n'est pas un cinéaste novateur ou moderne, mais un grand classique, pétri de références, obsédé par une idée de cinéma «pur». Loin des odyssées spatiales aux ressorts abracadabrantesques ou des sagas super-héroïques encombrées par leur mythologie, il trouve dans ce matériau historique l'occasion de livrer son film le plus précis, épuré et intense. Si le tournage, dantesque, s'est déroulé presque uniquement en décors réels, alignant des milliers de figurants dans les rues et sur la plage de Dunkerque re-lifté façon «40's en guerre», la ville est rapidement réduite à sa portion congrue. Après un formidable prologue rivé à un soldat anglais fuyant le feu ennemi jusqu'à trouver refuge derrière un barrage français, sa géographie se fait métaphorique, figure d'enfermement aux allures d'arène de sable bordée de deux hors-champs magnétiques : celui, repoussoir, des lignes ennemies et celui, attractif, des côtes anglaises, vers lesquelles s'élance désespérément une digue aux airs de fragile ligne de fuite. Une structure narrative virtuose Sur ce terrain d'action se tisse une structure narrative virtuose qui superpose trois temporalités propres : la semaine d'évacuation des soldats à terre, la journée de traversée des little boats civils (volontaires ou réquisitionnés), et les quarante minutes de carburant d'un avion de combat anglais. Sur une durée ramassée (le film fait 1 h 45), les strates temporelles se contractent ou se dilatent pour s'interpénétrer en échos incessants, irriguées par une tension en progression constante. Au creux de ce dispositif à la sophistication redoutable mais aux ressorts clairs, Nolan peut dérouler son habituel réalisme spectaculaire (Dunkerque a été tourné à cet effet dans le grand format de la pellicule 70 mm), qui prend ici la forme d'une véritable symphonie de gestes dégraissée à l'extrême. «Tout ce que vous voyez à l'écran a été tourné pour de vrai, précisent les jeunes acteurs du film. On a rampé dans le sable, fait de l'apnée dans des bateaux inondés ou squatté des habitacles d'avions de combat lancés à pleine vitesse...» «En tant que metteur en scène, j'ai besoin de personnages vecteurs» Tandis que la forme opératique lorgne ouvertement vers Hawks (la partie aérienne) ou Eisenstein (le versant maritime), l'angle humain du récit est cristallisé dans le visage de soldats apeurés, gamins tout juste sortis de l'enfance et déjà fracassés par la guerre que leurs pères viennent ramener à la maison. Pour les incarner, le réalisateur a choisi de jeunes acteurs quasi inconnus, afin qu'ils puissent «vivre leur baptême de cinéma comme un baptême du feu, et incarner par métonymie cette jeunesse brisée». Les rôles secondaires sont, quant à eux, pris en charge par des habitués de la maison Nolan aux partitions familières – Tom Hardy en pilote masqué ou Cillian Murphy en soldat borderline – et des figures d'autorité solides – Kenneth Branagh en commandant de la Royal Navy et Mark Rylance en valeureux navigateur civil. Un bain sensoriel à la fois enivrant et harassant Mais plus encore que sur l'identification, c'est sur l'immersion, en grande partie assurée par la bande-son, que fonctionne le film : dès l'ouverture, elle agrippe le spectateur pour le plonger dans un bain sensoriel à la fois enivrant et harassant, où s'entrechoquent les nappes pompières d'Hans Zimmer et les sifflements d'obus, les moteurs d'avion et les cliquetis mécaniques. Au regard des dialogues quasi inexistants, Dunkerque se rapproche d'un film muet, où seuls les gestes, le découpage et le montage comptent. Un grand film de guerre et un jalon du genre. Nolan n'évite cependant pas tous les écueils sur le fond : le traitement éclair réservé aux forces françaises est plutôt chiche, et la relégation des visages allemands dans un hors-champ fantomatique creuse un sillon manichéen, renforcé par un dernier acte aux atours grossièrement patriotiques. Le cinéaste prétend cependant s'attacher à une vision réaliste et pessimiste de la guerre, qui «déploie l'éventail des caractères humains, de la bravoure à la lâcheté, et finit par tirer les hommes vers un état animal». En définitive, et au-delà de ses ambiguïtés, ce sont sa lecture allégorique, et la souveraineté de sa forme, qui font de Dunkerque un grand film de guerre et un jalon du genre, à l'instar du Soldat Ryan de Steven Spielberg en son temps. L'avion anglais parvient finalement à se poser sur la plage, et son pilote en sort indemne. Comme Christopher Nolan, il a réussi son pari d'équilibriste à travers les éléments déchaînés.