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«La décadence du monde musulman»
Publié dans La Nouvelle République le 17 - 09 - 2017

La plupart des historiens conviennent que les déboires de la civilisation islamique ont commencé trente ans environ après la mort du Prophète avec la remise en cause de la légitimité du calife Ali par le clan des Banu Omayya et la bataille de Siffin sur laquelle elle a débouché. C'est là qu'est survenue la grande «fitna» qui a mis fin à l'ordre moral, social et politique instauré par les quatre califes qui ont succédé au Prophète.
Alors que la modernité pointe à l'horizon, le crépuscule étend son ombre sur le monde arabe. Le Moyen-âge finit pour l'Europe et commence pour le monde musulman. Les défaites et les pertes de territoires se succèdent depuis la reprise de Tolède en 1085, de Cordoue en 1236, de Valence en 1246, de Séville en 1248, de Gibraltar en 1462... Les premiers traités de capitulation sont signés par l'Empire ottoman avec la France dès 1535, suivis d'autres accords avec les Anglais et les Italiens qui concurrencent le commerce musulman en Méditerranée grâce à des navires plus performants.
Des négociants et des comptoirs sont installés dans les principaux ports qui facilitent le transfert du contrôle des routes commerciales, surtout la fameuse route des Indes, vers les puissances européennes. Avec Souleiman le magnifique (1520-1566) l'Empire ottoman arrive à son apogée. A sa mort au champ d'honneur le déclin commence.
Son fils, Sélim II (1566-1574) était, comme Yazid le fils de Moawiya, surnommé «l'ivrogne ». Sa flotte est battue à Lépante en 1571. Le commandant en chef de la marine ottomane donne dans son rapport une explication au désastre : « La flotte impériale affronta la flotte des misérables infidèles et la volonté d'Allah se détourna dans un autre sens »[7].
Tandis que les Occidentaux développent leur information et leur connaissance des pays musulmans, ces derniers ne voient aucune raison de s'intéresser à leurs modes de pensée, de vivre et de faire. L'orientaliste anglo-américain Bernard Lewis note : «Du côté musulman, les réticences à se rendre en Europe étaient grandes. Les juristes musulmans ont décrété qu'un musulman ne peut pas vivre en bon musulman dans une terre infidèle... La conquête de l'Espagne soulevait un problème plus délicat encore : quand une terre musulmane est conquise sur les chrétiens, les musulmans peuvent-ils rester sous domination chrétienne ? Là encore, de nombreux juristes répondent par la négative.»
L'Occident émerge de la barbarie et, avec la Renaissance, se lance dans l'ère des découvertes et du progrès ; il s'affranchit de la tutelle intellectuelle musulmane après en avoir intégré ce qui pouvait l'intéresser et se fixe de nouveaux horizons ; la Réforme libère sa créativité philosophique et technique.
Le monde musulman ne remarque pas les importantes transformations mentales, techniques et militaires survenues dans cette aire qu'il dédaigne et tient pour le territoire de la mécréance.
L'Autriche, la Russie et la Pologne s'allient et battent les Turcs auxquels elles arrachent d'importantes possessions. L'expansion de l'islam dans le monde est définitivement stoppée. C'est alors que les Ottomans prennent conscience de la puissance militaire et technique de l'Europe et envisagent les premières réformes. Bernard Lewis décrit les circonstances morales et psychologiques de cette prise de conscience : « Pendant des siècles, la réalité semble confirmer la vision que les musulmans avaient du monde et d'eux-mêmes. L'islam représentait la plus grande puissance militaire : au même moment, ses armées envahissaient l'Europe et l'Afrique, l'Inde et la Chine.
C'était aussi la première puissance économique du monde, dominant le commerce d'un large éventail de produits grâce à un vaste réseau de communications en Asie, en Europe et en Afrique ... Dans les arts et les sciences, l'islam pouvait s'enorgueillir d'un niveau jamais atteint dans l'histoire de l'humanité... Et puis, soudain, le rapport s'inversa... Pendant longtemps, les musulmans ne s'en rendirent pas compte...
La Renaissance, la Réforme, la révolution technique passèrent pour ainsi dire inaperçues en terre d'islam... La confrontation militaire révéla la cause profonde du nouveau déséquilibre des forces... C'étaient l'inventivité et le dynamisme déployés par l'Europe qui creusaient l'écart entre les deux camps ».
Le symposium international organisé à Bordeaux en juin 1956 pour étudier les causes du déclin culturel dans l'histoire de l'islam a établi qu'il n'y eut plus de savants musulmans après l'inventeur du principe logarithmique, le mathématicien algérien Ibn Hamza al-Maghribi, auteur de « Tuhfat al-adâd fil-hisâb », qui parut en Turc sous le règne de Mourad III (1574-1595)[8]. En 1799, les Anglais signent un traité d'alliance avec Istanbul en contrepartie de nouvelles concessions. En 1802, la France reçoit les mêmes privilèges. En 1819, les Britanniques s'installent à Bahrein.
En 1830, l'Algérie est occupée par les Français et devient une colonie de peuplement. En 1839, la Grande Bretagne s'empare de Aden et de la Côte des pirates (Emirats arabes). En 1856, au Congrès de Paris, les grandes puissances obtiennent la main mise sur les ressources des territoires ottomans et un contrôle financier sur ses recettes. En 1859, la France occupe la Mauritanie. En 1864, les Espagnols pénètrent au Sahara occidental. En 1881, la France place la Tunisie sous protectorat.
En 1882, l'Egypte, en difficulté financière, est à son tour mise sous protectorat par l'Angleterre. Cette dernière détache le Koweït de Basra, en 1899. En Perse, le Shah Nasr-Eddin est assassiné en 1896 pour avoir accordé des concessions de pétrole et de pêche aux Russes et de tabac aux Anglais. En 1912, le Maroc est placé sous protectorat par la France alors que la Libye est envahie par l'Italie.
En 1916, les accords secrets de Sykes-Picot-Sazonow sont signés à Saint-Petersbourg entre la France, l'Angleterre et la Russie. En 1917, Balfour proclame les droits des Juifs en Palestine. En 1919, la Grande –Bretagne signe avec l'Iran un pacte qui lui confie le contrôle de ses finances... L'ensemble du monde arabo-musulman tombe sous la domination économique et financière occidentale.
C'en était bel et bien fini de la civilisation musulmane, jusqu'à ce que le colonialisme vienne secouer par ses violences et ses défis la conscience musulmane : «Ce n'est pas sans raison que le monde musulman qui dormait profondément depuis six ou sept siècles s'est réveillé soudainement au début du XXème siècle. Qui lui a dit que c'était l'heure du réveil ? Peut-être avait-on fracturé la porte, ébranlé la maison, emporté pas mal de choses précieuses et des tapis moelleux sur lesquels nous eussions pieusement continué à dormir... Si c'est cela le fait colonial, il faut avouer que c'est lui qui nous a réveillés, plus ou moins brutalement, mais tant pis pour les délicats qui s'endorment après de plantureux repas...» (les «CR»).


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