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Un refus déguisé de l'europe (1re partie)
TURQUIE
Publié dans L'Expression le 20 - 12 - 2004


(1re partie)
«Aucun pays ne désire autant que la Turquie entrer dans l´Union européenne. Mais, si l´Europe veut la rejeter, elle trouvera sans peine les prétextes pour le faire", affirme Cengiz Candar, un influent éditorialiste turc, spécialiste des relations internationales. Le pape, qui, lui aussi, a décidé de s´en mêler, y est hostile. En revanche, George W. Bush s´en fait l´apôtre. L´Europe communautaire cherche à la lumière crue de la candidature turque, ses véritables frontières. La demande d´adhésion du pays de la Sublime Porte ouvre toute grande celle derrière laquelle étaient commodément reléguées ces questions embarrassantes : Quelles doivent être les limites géographiques extrêmes de l´Union? Quelles sont les " valeurs " qui la caractérisent et qu´elle entend défendre en priorité? Bref, l´Union européenne est-elle avant tout un club laïc? chrétien? démocratique? libéral? " (1).
Rappelons qu´en 1959, deux ans après le traité de Rome, la Turquie présente sa demande d´association à la CEE. En 1963 : signature de l´accord d´association, qui donne à la Turquie une perspective d´adhésion "ultérieurement". En 1987: la Turquie présente sa demande d´adhésion. Il a fallu attendre 1995 pour l´entrée en vigueur d´une union douanière après la levée du blocage grec. En 1999 : le sommet d´Helsinki reconnaît finalement le statut de candidat à la Turquie. En 2002 : Recep Tayyip Erdogan, à la tête d´un parti musulman modéré, arrive au pouvoir et engage une "démocratisation accélérée". De très nombreuses réformes sont adoptées par le Parlement pour se conformer aux exigences de l´Union en vue de l´ouverture de négociations.
En 2002, toujours, le sommet de Copenhague s´accorde sur l´élargissement de l´Union à dix nouveaux pays d´Europe centrale et orientale, à Malte et Chypre au 1er mai 2004. Pour la Turquie, les "Quinze" d´alors fixent une clause de rendez-vous. 2003: la Turquie a rang d´observateur à la Convention sur l´élaboration de la Constitution de l´UE. En 2004, l´UE est élargie le 1er mai et passe de 15 à 25 membres. Enfin le 16/17 décembre 2004, la réunion à Bruxelles du sommet des 25 pays membres de l´Union décide de l´ouverture des négociations en 2005 qui devraient être terminées, avec, contrainte unique dans les annales des négociations européennes, une possibilité permanente de refus donnée à chacun des 25 membres chaque année. Dans le meilleur des cas, la Turquie, après ce parcours du combattant plus incertain que jamais, pourra rejoindre le giron européen en 2015, voire 2020 au plus tôt, c´est-à-dire 60 ans après la première demande. On devine, sans peine, que sous couvert du respect des critères de Copenhague, la Turquie devra se défaire de son patrimoine culturel et cultuel pour adopter les "valeurs" de l´Europe dont le socle est profondément imprégné par le christianisme, comme cela a été stipulé dans la Constitution adoptée en juin 2004.
La question d´Orient
L´avènement de la dynastie ottomane en 1299 sous l´égide de Osman 1er n´a pas cessé, et ceci dès le départ, d´inquiéter le monde chrétien au premier rang duquel l´Espagne jouera un rôle particulier par son esprit de porter la croisade en terre africaine. De fait, l´Empire ottoman, à cette époque, volait de victoire en victoire et était en pleine expansion. Les Ottomans battent les Perses à la bataille de Tchaldiran en 1514, prennent la Syrie en 1515 et enfin et surtout le Caire en 1517. Ces victoires leur permettent d´assurer un protectorat sur les Lieux Saints de l´Islam.
Ainsi, en août 1517, le Sultan recevait du fils du Cheikh de La Mecque les clés de la Kaâba.(2). Cot, parlant de cette époque, écrit : "Le Sultan d´Istanbul désormais n´était plus le chef d´un Etat frontière mais le souverain choisi par Dieu pour protéger le monde musulman tout entier". Cet Empire musulman ne pouvait laisser indifférent le monde occidental. C´est ainsi que la Porte Sublime lutta victorieusement contre l´Empire romain d´Orient, ce qui lui permit de conquérir Constantinople en 1453.(3).
La coalition occidentale la "sainte ligue" sous l´égide du pape, devait, naturellement, aboutir à la défaite turque à la bataille de Lépante en 1571. Parallèlement, il est d´usage d´expliquer, à partir de cette date, le déclin progressif des Régences qui subissent alors chute sur chute jusqu´à la conquête française présentée par les historiens français comme la libération de la Méditerranée du fléau turc qui l´avait terrorisée pendant trois siècles.
Comme nous le savons, l´esprit des croisades n´a jamais cessé, citons les tentatives des papes Benoit XIV en 1753 et ensuite celle de Pie VI vers 1780. Pour des motifs d´antagonisme politique des Etats, et malgré les insistances de la papauté, ces croisades n´eurent pas lieu. La France devait, cinquante ans plus tard en envahissant injustement l´Algérie, alliant des motifs matériels et spirituels, lever bien haut l´étendard de la chrétienté, comme l´avait écrit d´ailleurs le marquis de Clermont Tonnerre, ministre de Louis XVIII..
"A la longue, écrit sir Geoffroy Fisher, les termes de musulman et de pirate en viennent à être synonymes. Même la bataille de Lépante, que l´on considère comme une des batailles les plus importantes et les plus décisives de l´histoire et le point culminant d´une longue série de croisades, a été présentée comme un effort conjoint déployé en vue d´écraser la piraterie musulmane ".(4).
L´imagerie facile de l´Occident sur l´Orient a souvent montré l´Empire ottoman sous les traits les plus sombres du fanatisme religieux. Pourtant comme l´écrit G. Corm, cet Empire peut compter parmi les grandes réussites de l´histoire et le plus souvent un modèle de tolérance et de pluralisme. A son ombre vécurent en bonne intelligence et sans la moindre contrainte religieuse ou culturelle plusieurs ethnies et minorités que sa souveraineté englobait : Arméniens, Kurdes, Berbères, Serbes, Monténégrins, Croates, Roumains, Hongrois, Grecs, Arabes, Chrétiens du Proche-Orient, et Juifs. Les antécédents de la politique de tolérance remontent à la conquête islamique, notamment celles sous le règne des quatre Califes "Errachidine", "les Justes".(5).
C´est la poussée de l´Occident en Orient à partir du XVIIIe siècle, mais surtout du XIXe siècle qui met l´Empire ottoman sur la défensive et l´oblige à abandonner sa politique traditionnelle de tolérance ethnique et religieuse. La France et l´Angleterre cherchent à se créer des appuis parmi les sujets de l´Empire en excitant leurs particularités ethniques et surtout religieuses, les encourageant ainsi à se révolter. C´est ainsi que naît au siècle dernier la "question d´Orient ". En fait comme l´écrit l´historien anglais Toynbee, ce n´est pas une "question d´Orient" mais une "question d´Occident", insistant de ce fait sur les rivalités de ces puissances colonialistes voulant se disputer la dépouille de l´Empire ottoman "l´homme malade de l´Europe", selon l´expression du tsar Nicolas II. On notera qu´à cette époque, personne ne mettait en cause l´européisme de la Turquie...
L´histoire récente débute donc avec la fameuse bataille de Navarin en 1827; bataille au cours de laquelle la flotte ottomane et celle algérienne venue à son secours furent battues. Il ne resta de la flotte algérienne que deux navires qui regagnèrent difficilement Alger. Deux conflits eurent lieu à la même période sur des territoires anciennement dépendants de l´Empire ottoman ; l´Algérie, envahie par la France, un matin de juillet 1830 et le Caucase envahi par le tsar Nicolas II. Le Sultan Abdelhamid sollicité à la fois par Chamyl et Abdelkader fut sourd à leur appel. Ainsi, lorsque éclata en 1854, la guerre de Crimée, Chamyl se crut, comme l´écrit Boualem Bessaih, en droit d´attendre de l´aide de ceux qui combattaient comme lui, la Russie. En fait, Les "alliés européens" d´Istanbul, loin de vouloir aider l´Empire ottoman, voulaient réaliser une double opération, aider les Turcs de façon à ce que la Russie s´embourbe au Caucase et ne soit pas une barrière aux visées expansionnistes anglaises et françaises en Inde, mais cependant pas assez pour permettre au Caucase d´être libre et d´édifier un Etat musulman.(6).
Le massacre des Chrétiens en 1860 à Damas est une conséquence de l´agression économique et culturelle de l´Occident industrialisé (la première révolution industrielle battait son plein en Europe). Cet Occident triomphant se sert des minorités chrétiennes, boucs émissaires pour envahir et asservir l´Orient en pleine léthargie. D´ailleurs, les troubles gagnèrent le Liban voisin et le règlement de la question libanaise n´intervint qu´après un débarquement des troupes françaises en partie constituées "d´Algériens", venues protéger les minorités chrétiennes...
L´Empire ottoman participe à la commission internationale. Le protocole du 9 juin 1861 laisse la montagne libanaise amputée de la Bekaâ et du Sud Liban mais consacre le contrôle des puissances européennes signataires du protocole, sur la gestion du gouverneur ottoman, à travers la présence de leurs consuls à Beyrouth. De plus, le pouvoir ottoman doit impérativement nommer un gouverneur ottoman au Liban de confession chrétienne.
On se rappelle des tentatives de l´Egypte ottomane de rentrer dans la modernité : on rapporte que l´inauguration du canal de Suez en 1869, devait donner lieu à des festivités grandioses, tous les puissants du monde à l´époque furent présents, l´émir Abdelkader y fut invité. "Aïda", le célèbre opéra de Verdi y fut joué. Dès les années quatre-vingt du XIXe siècle, prenant acte de l´avance technologique de l´Europe, l´Empire ottoman se rapproche de l´Allemagne. Le Sultan Abdulhamid sollicite l´aide et l´assistance de l´Allemagne, les deux visites du Kaiser Guillaume permettent la conclusion d´accords militaires et économiques, c´est ainsi qu´un accord est conclu pour la construction du Bagdad bahn : train qui devait relier Berlin à Bagdad. Cet accord stipule que les terrains de part et d´autre du chemin de fer seront exploités par les firmes allemandes pour chercher "l´ozokérite", en fait, c´étaient des gisements de pétrole. Pendant la Première Guerre mondiale de 1914-1918, des tractations secrètes avaient eu lieu entre l´Angleterre et la France pour le dépeçage de l´Empire ottoman, allié malheureux de l´Allemagne; ce furent les fameux accords Sykes-Picot.
Face au document de Sykes-Picot, les Américains protestent. D´après G. Antonius, Yale, membre de la commission US, des négociations de paix, présente en 1919 son plan de paix dit "plan Yale" qui retient le principe du dépeçage de l´Empire ottoman mais avec des parts plus équilibrées.(7).
L´agonie de l´Empire ottoman dura près d´un siècle et l´Empire disparut officiellement au début des années vingt donnant naissance à la Turquie moderne. Il vient que toute connaissance sérieuse du Proche-Orient et partant du monde musulman, ne peut ignorer l´histoire de la désintégration de l ´Empire ottoman et des rivalités pour en recueillir directement ou indirectement sa succession. La question d´Orient, c´est-à-dire le problème des nationalités dans la région des Balkans et de minorités religieuses est de plus exacerbée par le fait que les régions du Proche-Orient arabe recelaient potentiellement du pétrole.
L´optique coloniale des différents prétendants est indéniable, et ce n´est pas en fait le sort des minorités qui intéresse les puissances occidentales au premier rang desquelles se trouvaient à l´époque, l´Angleterre, la France, l´Allemagne et par la suite les Etats-Unis. La déformation des faits a de tout temps été la règle. G. Corm cite le cas du grand historien anglais A. Toynbee, qui après avoir écrit une oeuvre polémique contre les Turcs, écrit un nouvel ouvrage dans lequel il répudie ses opinions antérieures et prend conscience de la complexité du problème. (8) (9). D´une certaine façon, on peut considérer que la permanence du conflit israélo-arabe, les convoitises ouvertes sur la richesse pétrolière arabe sont encore dans une large mesure une question d´Occident.(10).
L´Empire ottoman eut fort à faire pour garder l´intégrité territoriale de la Turquie, après la guerre menée contre la Grèce et les velléités anglaises, françaises et britanniques de la mettre sous protectorat. Il a fallu le sursaut de Mustapha Kémal pour défendre l´intégrité de la Turquie. Mustapha Kémal voulait sortir son pays de son retard technologique et scientifique. Il engage un certain nombre de réformes : "les Tanzimat". Mustafa Kémal fasciné par la révolution française, adapta le code Napoléon, de plus, voulant séparer le temporel du spirituel, il abolit le Califat, ce qui a fait dire à Abdelhamid Benbadis que " la chute du Califat ne signifiait pas la fin de l´Islam ". C´est dire si l´abolition du Califat a été vécue d´une façon traumatisante par le monde arabe et le monde musulman. Il y eut même des tentatives d´installer le calife ailleurs.
Parmi les autres réformes, il faut signaler l´abandon de l´alphabet arabe pour l´alphabet latin. L´émancipation du statut de la femme à qui est reconnu le droit de vote. Qu´il nous suffise de savoir que le droit de vote n´a été reconnu aux femmes françaises que plus de vingt années plus tard en 1945.
Les partisans du non
Le premier des refus nous vient du pape dont on connaît les positions prosélytes. Si on sait qu´il n´a ménagé aucun effort pour l´adhésion de la Pologne où la religion rythme la vie des Polonaises et des Polonais, on est en droit de se demander si le pape ne veut pas d´une Europe autre que chrétienne? L´hostilité des Français pose un problème politique à Chirac. En revanche, les Italiens, les Britanniques, et plus encore les Espagnols, sont eux, favorables à l´adhésion de la Turquie. "Les négociations d´adhésion ne sont pas l´adhésion" Autrement dit, rien n´est joué. Ce qui n´est pas vrai puisque la France n´a pas obtenu que soit mentionnée une "alternative à l´adhésion".(11).
"...Lorsque l´on considère la séparation de la religion et de l´Etat, écrit Hugo Dicke, Economiste allemand, on constate qu´elle est récente, qu´elle a été décrétée par le haut et garantie par un pouvoir militaire... J´aimerais savoir comment elle est vécue au sein de la population. Bref, lorsque je regarde la Turquie, j´ai du mal à la compter au nombre des pays qui, géographiquement ou culturellement, font partie de l´Europe." (12).
"Un changement d´institutions ne fait pas un changement de civilisation" C´est clair et net pour l´historien Alain Besançon "tout le passé de la Turquie démontre qu´elle n´est pas européenne". "Le monde turc est étranger à toutes les grandes expériences qui ont fondé l´Europe en tant que civilisation, à savoir l´héritage de l´Empire romain, la conversion au christianisme latin, les innovations du Moyen Age, la Renaissance, la Réforme, la contre-Réforme, les Lumières, le romantisme. N´oublions pas non plus la démographie: il y a actuellement davantage d´enfants en Turquie qu´en Allemagne et en France réunies. La laïcité repose principalement sur les 30.000 officiers turcs, qui en sont les gardiens. Néanmoins, ils auront beau supprimer la peine de mort, avaler les 80.000 pages de règlements européens, reconnaître le génocide arménien, modifier encore leurs institutions, cela en fera à nos yeux un pays plus honorablement démocrate, mais pas davantage européen". "C´est sans appel, les efforts de la Turquie ne serviront à rien ".(13).
Pour comprendre l´attrait de la Turquie pour l´Europe, il faut remonter au début du XIXe siècle. Imaginons une Europe qui entame sa première révolution industrielle avec l´exploitation du charbon et un fait scientifique majeur, la fabrication de l´acier qui devait donner lieu à une mécanisation de plus en plus grande, mais aussi à la maîtrise de la technologie des armes de guerre, notamment les armes légères et surtout les canons. L´Empire ottoman accuse un retard technologique qui lui sera fatal. A titre d´exemple et dans le domaine du développement de l´instruction, on raconte que les "oulémas" avaient longtemps fait barrage à l´introduction de l´imprimerie dès le début du XVIIe siècle.
En fait, la Turquie est profondément perturbée, son désir pathétique de rejoindre l´Europe, malgré ses nombreux progrès et respect des critères de Copenhague, n´est pas estimé à sa juste valeur ; l´Europe ne se rend pas compte que l´on demande à ce pays de faire un chemin imaginaire de deux siècles en termes d´évolution de la pensée culturelle, sociale et même cultuelle.
Selon que l´on veuille rendre les Turcs fréquentables, on présente les images de la Turquie d´Atatürk, pays plus laïc que la France, car elle interdit le voile dans l´administration, les écoles et les universités. Si l´on veut par contre la diaboliser pour en faire un repoussoir, on présente d´abord une salle de prière et on va à la recherche d´un Turc intégriste en lui posant les fameuses questions sur le statut de la femme. Le résultat est connu d´avance, il n´est pas alors étonnant d´avoir des scores de 66 % de Français contre l´adhésion de la Turquie.
(à suivre)
(1).Alain Louyot : L´Europe avec ou sans la Turquie? L´Express du 12/12/2002.
(2). F. Braudel. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l´époque de Philippe II. T.2. Ed. A. Colin. 1966.
(3).A.Clot. Soliman le Magnifique. p. 39. Editions Fayard.1983.
(4). Sir G. Fisher : "The barbary legend": Légende Barbaresque. Trad. De Farida Hellal.Edition O.P.U. 1992.
(5). G. Corm. Le Proche-Orient éclaté. Edition Bouchène.Alger. 1990.
(6).B. Bessaih. De l´Emir Abdelkader à l´Imam Chamyl. Editions Dahlab. p.325. 1997.
(7). G. Antonius.The Arab Awakening. Editions Capricorn Books. 1946.
(8). A. Toynbee : The Murderous tyranny of Turks, London, 1917
(9). A. Toynbee : The Western question in Greece and Turkey, A study in the contact of civilisation. 1922.
(10). G. Corm. Le Proche-Orient éclaté. Edition Bouchène. Alger. 1990.
(11). Robert Schneider : Un "non" français et massif. Le Nouvel Observateur : 13 décembre 2004.
(12). Hugo Dicke : Propos recueillis par Blandine Milcent L´Express du 12/12/2002.
(13). Alain Besançon "Le monde turc est étranger à l´Europe". L´Express du 12 décembre 2002.


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