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Quand le «jardin colonial» bafouait les droits de l'Homme en Algérie
Justice expéditive pour les indigènes
Publié dans La Nouvelle République le 28 - 10 - 2022

Dans les pays colonisés, les droits de l'Homme sont systématiquement bafoués par les autorités coloniales. L'exemple de l'Algérie sous occupation française le prouve. C'est plus flagrant dans les situations de résistance armée. Le fait est connu : en Algérie, les officiers parachutistes ont remplacé la justice «selon la procédure du Code pénal», par la justice expéditive.Dans cette conception d'une justice arbitraire, la pratique de la torture était combinée aux exécutions sommaires. Celles-ci devaient être «immédiates et servir d'exemples», donc au vu et au su de la population, souvent en exposant les corps des résistants sur les places publiques ou en les trainant derrière une jeep ou un camion GMC traversant le village ou le douar, pour que tout le monde voit ce qui attend les «rebelles».
Le suspect décédait sous la torture ou «abattu» au moment de son arrestation, ou dans une tentative de fuite après son arrestation (la fameuse corvée de bois)...
Pour l'armée française en Algérie, obsédée par l'idée de «casser» le FLN, c'était la seule condition pour que la répression soit efficace et atteigne son but illusoire : obtenir le ralliement des Algériens à la France.
La justice devait s'adapter aux circonstances et être expéditive. Face au peuple algérien, en lutte armée pour son indépendance, il n'y avait plus de justice française régulière, comme l'illustre l'année 1957 qui a été celle de la généralisation de la pratique de la torture et des exécutions sommaires.
Les personnes enlevées par les parachutistes étaient emmenées vers «une destination inconnue», en fait un centre de torture installé dans une habitation, villa ou immeuble, une ferme, un casino, ou même une école ou un lycée, dont l'affectation et la vocation étaient complètement transformées.
Les lieux étaient réquisitionnés par les parachutistes. Les arrestations étaient opérées selon un «protocole» invariable : les «paras» font irruption dans les domiciles en pleine nuit à la recherche des «suspects» qui sont enlevés brutalement à leurs familles et emmenés, dans des camions GMC (General Motors Truck Company, fabriqués aux Etats-Unis pour équiper l'armée américaine), vers une «destination inconnue» pour être interrogés, c'est-à-dire soumis à la torture décrite par Henri Alleg dans son livre «La question». S'il est absent, le suspect est enlevé là où il est retrouvé, dans son lieu de travail ou en pleine rue. Sur des milliers de suspects torturés, un nombre indéterminé succombaient sous les sévices, et les tortionnaires font disparaître les corps.
Le général Jacques Massu, chef des paras de la Xème Division, doté, en janvier 1957, de tous les pouvoirs pour le «maintien de l'ordre» dans l'agglomération d'Alger, pouvait réquisitionner n'importe quel établissement ou habitation. C'est ainsi qu'il a pris comme résidence personnelle, dans le quartier des Deux-Moulins (à Saint-Eugène, banlieue d'Alger), la villa des Chatelus De Vialar. C'était une grande villa, appelée aussi «Cercle du Baron».
Roland Bellan – un Français qui a «l'Algérie et son peuple au cœur», comme il se définit – est natif des Deux Moulins où il a vécu jusqu'en 1965 et où son père était propriétaire d'un café appelé «La Grande Terrasse». Il était adolescent au moment des faits, pendant la bataille d'Alger, début 1957.
Roland Bellan raconte : «Le général Massu et sa famille viennent occuper aux Deux Moulins, pas loin de chez nous, la superbe villa en bord de mer de la famille Chatelus De Vialar dont le propriétaire et sa famille, voyant la tournure pris par les évènements, étaient partis quelques mois auparavant vivre en centre-ville. Massu y habitait entouré d'environ 200 paras «bérets bleus», dont beaucoup d'étrangers,
anciens d'Indochine ou de l'expédition de Suez, qui logeaient dans des tentes dans les jardins. À partir de là, bérets rouges (parachutistes) et bérets verts (régiment étranger) vont faire partie du décor du quartier». Il se rappelle de ce matin de janvier 1957, où «le général Massu en personne se présente à la Grande Terrasse et demande à mon père de tenir en permanence une grande quantité de bière à la disposition de ses soldats, boissons qui seront payées chaque semaine par le commandement». Et, également, comment, «quelques jours plus tard, Massu et deux membres de son état major se présentent au café de «La Grande Terrasse» et signifient à mon père que les caves du restaurant sont à ce jour réquisitionnées par l'armée». Il s'agit de «la grande cave voutée qui s'étend sous les salles de notre ancien restaurant». «Pour en faire, explique-t-il, ce qu'ils appellent un «centre de détention».
Les paras délimitent un certain nombre de «cellules» en tendant des barbelés entre les piliers en brique de la cave. Alors commence ce qui sera pour l'Histoire, la honte de notre quartier : pendant plus d'un an, la cave de la Grande Terrasse devient un centre de «renseignement», c'est-à-dire de torture. On y utilise aussi bien la noyade dans une baignoire que la «gégène» qui permet de torturer par l'électricité ainsi que tous les supplices imaginables, dans le but de faire parler les «suspects». «On y pend même des gens par les pieds depuis les terrasses qui surplombent la mer. Quant aux malheureux, nombreux, qui décèdent à la suite de ces traitements inhumains, ils sont évacués de nuit dans des sacs et jetés à la mer depuis des barques au large du quartier». «Ce fut le défilé des combattants et «suspects» arrêtés : j'ai vu ainsi passer, entre autres, le chahid Ali «Yeux Bleus», complaisamment montré à la population par les militaires. J'ai hélas vu également, comme d'autres habitants du quartier, de grands sacs qu'on sortait la nuit par une petite porte de la ruelle jouxtant notre immeuble, ruelle qui conduisait à la mer... Après le départ des paras du quartier, les piliers de brique de notre cave étaient encore ceinturés de barbelés. Détail lugubre, les militaires avaient même laissé une baignoire...». Extraits de «Des Pyrénées à l'Algérie : la famille Bellan».
Ce que décrit Roland Bellan, c'est le centre secret de torture des Deux Moulins, tenu par les bérets rouges du 3ème Régiment de parachutistes commando (RPC) du colonel Bigeard. La cave du restaurant avait été effectivement réaménagée et partagée en box ceinturés de fils barbelés, sans cloisons entre eux, «comme en Indochine», avait-on dit à Ahmed Rebah et son fils Ben Youcef, la nuit où ils y ont été conduits après avoir été arrêtés en mars 1957 dans leur domicile du quartier de La Poudrière, à Saint-Eugène. Leur «disparition» était certainement programmée par les parachutistes qui les ont été jetés dans ces box. Miraculeusement, ils ont eu la vie sauve grâce à l'intervention d'un voisin algérien qui a usé de son influence auprès du capitaine qui commandait ce centre de torture. Ils furent extraits de la cave et amenés, à quelques mètres de là, dans la villa qui servait de résidence au général Massu, puis libérés dans la matinée. Rares étaient ceux qui sortaient vivants de la cave des Deux Moulins. Les corps des détenus qui succombaient sous la torture ou exécutés sommairement, étaient jetés à la mer. Parmi eux : Farouk Seraï, arrêté dans le kiosque de son beau-frère Ait Saâda, tous deux disparus ; Mahmoud Abdelaziz, qui était dans l'équipe de waterpolo du Mouloudia, habitait le «Quartier chinois» au centre de Saint-Eugène ; Benali Boualem qui habitait rue Lavigerie (rue Abdenour Lalleg, aujourd'hui) ; le surnommé Tibha, de Zghara (c'était un sergent appelé dans l'Armée française, arrêté dans l'armée ; il ramenait des armes pour le FLN) ; Mohamed Bouzidi ; Smaïl Aouadj ; Mustapha Sifi ; Omar Merouane ; Said Hanine ; Bachir (boulanger) ; Aouis Abdelkader (postier) ; Baba Hadji. La liste est sans doute plus longue.
Aux Deux Moulins, rien n'indique au passant ou même au jeune du quartier ce qui s'est passé dans la cave du café de la Grande Terrasse, aujourd'hui rasé. Sur le terrain nu, aucune plaque commémorative qui rappelle les circonstances de l'arrestation et de la disparition de ces chouhadas. Le chahid Didouche Mourad a laissé une seule recommandation connue : «Si nous venions à mourir, défendez notre mémoire».
Alors, qu'attend-on pour mettre, dans ce terrain nu des Deux Moulins, une plaque «Place des disparus des Deux Moulins 1957» et une stèle à la mémoire des chouhada sans sépulture dont les corps ont été jetés à la mer par leurs tortionnaires-tueurs ? Que coûte ce devoir qui vise «à rappeler le combat des martyrs et à assurer la transmission des valeurs patriotiques au profit de la jeunesse »?
(A suivre)


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