Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie, est habitué à des sorties médiatiques spectaculaires, dans lesquelles il s'en prend d'une manière très peu diplomatique à l'Algérie. Il vient de récidiver dans une tribune récente publiée par le quotidien Le Figaro. Le titre de sa contribution, «L'Algérie s'effondre sous nos yeux, elle entraîne la France dans sa chute», en dit long sur les sentiments qu'il nourrit à l'égard du pays dans lequel il a travaillé durant plusieurs années.Bien-sûr, on peut faire l'effort gigantesque de croire, ne serait-ce qu'un instant, que Driencourt aime l'Algérie et les Algériens comme il le prétend, et n'a de haine que pour le régime algérien qu'il se permet de traiter de tous les noms. Mais au détour des phrases qui constituent l'ossature de sa diatribe, on se rend bien compte que l'Algérie, fantasmée par Driencourt, appartient à un passé à jamais révolu et qu'elle est en tout cas à mille lieues de l'Algérie réelle qui cherche, dans la difficulté et la douleur, et malgré tous les problèmes de gouvernance qu'on lui connaît, à sortir du sous-développement et de la dépendance. Sans sacrifier à la tentation d'une lecture psychanalytique, qui serait pourtant bien à propos, essayons d'entrer dans l'imagination débridée de cet ancien ambassadeur qui prend ses fantasmes pour la réalité. Il dit aimer l'Algérie et les Algériens, mais il montre en même temps sa répugnance à l'égard de l'Algérie complexe et rebelle qu'il n'arrive pas à cerner et des Algériens qui ont pris la mauvaise habitude d'immigrer en France. Pour démêler l'écheveau de ces sentiments contradictoires, il faut bien déconstruire les objets auxquels ils s'appliquent. Commençons par l'Algérie. Driencourt l'aime, mais sans le régime qui la représente pour le meilleur et pour le pire, sans le FLN, sans les militaires... Mais qu'est-ce qu'il n'aime surtout pas dans ce régime honni ? L'autoritarisme ? La mainmise de l'armée ? La bureaucratie étouffante ? Ces tares sont-elles particulières à l'Algérie ? Comment se fait-il que ces tares ne suscitent pas le même rejet quand il s'agit d'autres pays de la région que les politiques français tolèrent quand ils ne les affectionnent pas ? Driencourt nous livre le fond de sa pensée. Ce qu'il n'aime pas en Algérie, au-delà de l'autoritarisme et du militarisme tant décriés, c'est la propension du régime algérien à utiliser la rente mémorielle et... énergétique dans ses rapports avec la France pour arriver à ses fins, comme lors des négociations sur les visas et la question migratoire. Au passage, il égratigne également la politique officielle de la France et du Président Macron qu'il juge trop timorée face à l'Algérie. Pire, l'Algérie utilise la rente mémorielle pour faire passer une politique qui serait, aux yeux de Driencourt, anti-française alors qu'il ne s'agit que d'un effort tout à fait légitime de diversifier les partenariats sur la scène internationale. L'Algérie a visiblement tort d'ouvrir son marché à la Chine, à l'Italie et à la Turquie ! Elle devrait rester une chasse gardée française pour plaire à Driencourt et à ses semblables ! L'Algérie a tort d'adopter sur le conflit ukrainien une position de neutralité qui ne convient pas aux cercles atlantistes qui influencent visiblement la politique étrangère de la France. On peut aussi deviner le fond de la pensée de l'ancien ambassadeur dans les non-dits qui sont parfois plus significatifs. L'Algérie est répugnante de fermeture parce qu'elle refuse de normaliser ses relations avec l'Etat colonialiste et raciste d'Israël comme l'ont fait d'autres régimes arabes plus fréquentables aux yeux des représentants de la bien-pensance française. L'armée algérienne est affreusement méchante parce qu'elle refuse d'envoyer ses soldats se battre comme supplétifs de l'armée française dans le Sahel pour protéger les mines d'uranium qui font fonctionner les centrales nucléaires françaises. L'Algérie est tellement rétrograde qu'elle refuse de s'ouvrir au tourisme... sexuel qui fait le bonheur d'une certaine faune politique, médiatique et artistique. Quant aux Algériens, Driencourt les aime tellement qu'il refuse absolument de les voir en masse chez lui en France. En effet, la question migratoire l'empêche à ce point de dormir qu'elle se retrouve systématiquement dans toutes ses interventions médiatiques depuis qu'il a quitté sa fonction diplomatique. Certes, il a tout à fait le droit de reprendre à son compte la politique de l'«immigration choisie» chère à Sarkozy et à Darmanin. Mais pourquoi s'offusque-t-il de la position officielle du gouvernement algérien en la matière ? C'est un enjeu diplomatique comme un autre qui fait l'objet de négociations bilatérales entre les deux pays et chacune des deux parties tente de faire valoir ce qu'elle croit être son intérêt. L'Algérie devrait-elle sur ce dossier sensible prendre acte purement et simplement des volontés de la partie française pour plaire au gouvernement français ou à l'extrême-droite française que Driencourt semble de plus en plus courtiser ? Si le gouvernement français a reculé sur la question des visas comme le prétend Driencourt, ce n'est surtout pas pour les beaux yeux du Président Tebboune ni par peur du chantage du pouvoir algérien. Si recul il y a, il ne peut se comprendre qu'en relation avec des concessions que la partie algérienne a dû faire par ailleurs sur d'autres dossiers. Mais Driencourt préfère ne pas aborder les dossiers sensibles qui constituent l'arrière-fonds des relations bilatérales entre deux Etats que la géographie, l'histoire et la realpolitik condamnent à la coopération, malgré les hauts et les bas qui impriment leur rythme à ces relations si compliquées. Bizarre pour un diplomate qui préfère manifestement rester prisonnier de ses sentiments et de ses fantasmes, ce qui l'empêche de voir la réalité telle qu'elle est au risque de desservir les intérêts diplomatiques de son propre pays et de mettre en péril le récent réchauffement des relations entre les deux pays : une Algérie qui avance de manière parfois contradictoire et prussienne vers un développement certain avec tous les excès sociaux et psychologiques que charrie une extraordinaire mobilité sociale qui a mis la société algérienne sens dessus dessous, ce qui fait craindre parfois le pire aux âmes sensibles qui ignorent comment ce peuple est sorti renforcé des multiples épreuves endurées durant son histoire multiséculaire. Or, ce développement ne saurait se réaliser sans le parachèvement de l'indépendance nationale sur tous les plans. Une indépendance qui, faut-il le rappeler, n'est pas dirigée contre la France, même si les apparences peuvent parfois être trompeuses, comme c'est le cas quand le gouvernement algérien décide de donner à la première langue mondiale – l'anglais – la place qui lui échoit dans son système d'enseignement. Un choix réaliste dicté par les exigences de développement et non par coquetterie idéologique, et ce, en conformité avec la volonté de l'écrasante majorité des parents d'élèves. Si l'attachement de l'Algérie officielle et populaire à sa mémoire historique relevait vraiment de ce que Driencourt appelle une «rente mémorielle», comment expliquer le fait que la France continue malgré tout à être un des principaux partenaires économiques de l'Algérie ? Quant au chantage énergétique que Driencourt prête à l'Algérie avec l'arrière-pensée de parasiter la refondation de son partenariat avec l'Union européenne, il faut rappeler que la volonté de mettre le potentiel énergétique du pays au service de son développement dans une relation économique équilibrée avec l'Europe est une constante dans la politique algérienne depuis la nationalisation des hydrocarbures en 1971, même si des contraintes conjoncturelles l'ont obligée en 2005 à signer un Accord d'association avec l'UE qui s'est avéré quelques années plus tard en sa défaveur et qu'elle cherche actuellement, en accord avec Bruxelles, à le réévaluer pour le rendre plus équilibré. L'Algérie n'a donc nul besoin d'user d'un quelconque chantage en la matière. Son potentiel d'exportation de gaz (et bientôt d'électricité et d'hydrogène) plaide en faveur d'un statut géopolitique éminent en Méditerranée. Un statut qui ne sera après tout qu'un juste retour des choses eu égard à la position stratégique du pays, à son histoire et à la vitalité débordante de sa jeunesse. Une jeunesse qui sait faire la part des choses, même quand elle crie sa révolte et sa soif de liberté et de bien-être, comme lors du Hirak de février 2019. Une jeunesse qui empêche visiblement de dormir l'internationale des colons, de Paris à Tel Aviv... Une jeunesse éduquée, avertie et aguerrie par le service militaire, qui constitue le dernier rempart contre toute atteinte à l'Algérie et a fortiori contre l'effondrement que prédisent les oiseaux de mauvais augure, qui n'ont jamais rien compris à ce grand pays.