L'islamophobie, une modalité de la psychose sociale contemporaine Ce n'est pas par hasard si le déni de la différence des sexes, et le rejet de la loi symbolique, sont au fondement du petit délire social suscité par ce fait divers de mariage annulé. C'est que ces mécanismes psychiques sont les organisateurs structuraux de tout délire. Ils appartiennent à une même économie psychique, celle de la psychose. On doit au psychanalyste, Jacques Lacan, d'avoir isolé le mécanisme fondateur de toute psychose : la «forclusion du Nom-du-Père», autrement dit le rejet de la fonction paternelle. C'est que, pour le petit d'homme, le père est, à la fois, le premier représentant de la loi symbolique – en tant qu'il énonce l'interdit de l'inceste – et celui qui permet d'accéder à la reconnaissance de la différence des sexes. En se référant, dans sa parole, au père, la mère permet à l'enfant de comprendre qu'il y a entre elle et lui un «intrus», un tiers séparateur, le père. Lorsque, dans une famille, l'autorité paternelle disparaît, soit parce que le père est réellement absent, soit parce qu'il n'est plus représenté dans le discours de la mère, l'enfant reste arrimé à une relation, duelle, fusionnelle, avec la mère. Il devient, alors, l'objet tout puissant de sa mère, pour qui il est l'enfant-roi, qui ne lui refuse rien car ne désirant pas, ou plus, le père, elle est toute entière à l'enfant. Et il deviendra, plus tard, un psychotique pour lequel tout sera possible, rien ne sera interdit, mais qui décompensera lorsqu'il rencontrera une figure paternelle, quelque chose qui viendra instaurer une contrainte à son désir. Le libéralisme psychique au fondement des sociétés de consommation modernes ne veut plus aucune limite à la liberté, à la volonté de jouir. On récuse l'autorité du père dans les familles, l'autorité du maître à l'école et, lorsqu'on est croyant, l'autorité spirituelle. L'autorité de l'homme - ou de la femme - politique est sous contrôle. Il doit être «au service» du peuple, si bien qu'il ne peut plus se passer de conseiller en communication ; il devient un «people», une image destinée à séduire. Il ne doit plus avoir de programme, d'idéologie, être un simple gestionnaire. Cette nouvelle économie psychique instaure de fait une «psychose sociale»[8], dont l'islamophobie n'est, au fond, qu'un des multiples visages. C'est pourquoi, on délire autant sur l'Islam. C'est aussi, pourquoi, l'islamophobie en France n'est jamais aussi forte que lorsque quelque chose – souvent un fait divers – de la conception islamique de la sexualité est appelée au devant de la scène. Aujourd'hui un mariage annulé, hier des élèves se présentant voilées à l'école. A chaque fois le même déni de la réalité surgit. On travestit les faits, on les exagère. On s'invente des ennemis imaginaires : des groupes islamistes, cachés, qui manipulent en secret et complotent contre la République. Comme l'affaire du mariage annulé, le rapport de la Commission Stasi en 2003 - qui a débouché sur la loi antivoile - est un très bel exemple de ce déni. En effet, au terme de dizaines d'auditions échelonnées sur six mois, une commission de «sages», comprenant nombre d'intellectuels et universitaires, publie un rapport[9] où se retrouvent tous les amalgames et préjugés populaires sur l'Islam, une exagération flagrante des «problèmes» que posent les filles voilées à l'école. Sans aucune donnée chiffrée. Et, surtout, sans avoir auditionné les principales intéressées! Et, pour colmater le trou laissé par la réalité éjectée, on s'invente des histoires. On invite, sur les plateaux, une iranienne ou une sénégalaise pour parler en lieu et place des musulmanes de France. On crée des mythes : le mythe de la virginité des femmes au moment du mariage, le mythe de la femme adultère lapidée, le mythe des filles excisées, le mythe de la femme voilée soumise. Autant d'absurdités imputées à l'Islam. Il y a, dans toutes ces affaires, une volonté manifeste de ne rien savoir de l'Islam – surtout de sa sexualité - et de la réalité vécue des musulmans. Y compris lorsqu'on est un «sage» ou un professionnel de l'information ou un représentant politique. Les mythes forgés sur l'Islam servent à la conscience islamophobe d'anxiolytique pour calmer l'angoisse provoquée par la rencontre avec la réalité de l'Islam. Ceux qui se sont exprimés dans la presse, pour s'indigner du mariage annulé de Lille, ont souvent évoqué la vive émotion - l'angoisse – qu'ils avaient d'abord ressentie en apprenant la nouvelle ; l'égalité des sexes, ou la laïcité, ont, alors, servi dans un second temps de bouée de secours pour exprimer l'indicible initial. De même, avant le vote de la loi antivoile, des professeurs avaient expliqué combien la «vue» d'élèves voilées dans leur classe était pour eux «insupportable». Et voilà comment les idéaux républicains servent d'anxiolytiques contre des angoisses liées à la sexualité. Voilà, aussi, comment on en vient à prôner – et parfois on crée - des lois d'exception comme pare-excitation, pour empêcher le surgissement d'angoisse, en évacuant de la vue l'objet anxiogène. On veut, aujourd'hui, que la loi interdise à un homme - induit en erreur sur le rapport à la sexualité de son épouse - d'annuler son mariage, pour la même raison qu'on cherche à évacuer de la visibilité publique les femmes voilées. Le «cachez ce sein que je ne saurais voir» du névrosé d'autrefois est devenu un «ôtez ce voile qui m'empêche de voir» de la psychose sociale d'aujourd'hui. Dans les deux cas, une même angoisse liée à la différence des sexes. Sauf que l'angoisse a changé de nature. Autrefois, intériorisée dans des conflits intrapsychiques individuels, elle s'extériorise aujourd'hui dans un délire collectif, islamophobe. C'est que la société, autrefois malade d'un sexe trop présent - obsédant - à force d'être trop caché, est aujourd'hui malade d'un sexe trop absent - en tant que différence sexuelle - à force d'être trop visible. Car c'est cela, aussi, la maladie de l'homme libéral : le culte de l'apparence, l'idolâtrie du tout voir, tout montrer. Les «magazines people» dévoilent la vie privée des stars et l'anonyme vient dévoiler son «secret», ou son intimité, sur les plateaux de la «télé-réalité», dans le seul but de devenir, lui aussi, «une star». Il y a quelques décennies, on ne jouissait pas assez, parce que la loi morale refoulait le désir. Aujourd'hui, c'est l'inverse, on jouit trop parce que le désir éjecte la loi. Mais dans les deux cas, c'est kif kif, pareil : c'est le désir réel qui est manqué ! Le désir ne peut s'épanouir qu'en s'articulant autour d'une loi. Comme le serpent ne peut monter qu'en s'enroulant autour d'un tronc. Encore faut-il que la loi soit "droite", valable pour Adam comme pour Eve. Et non qu'elle enferme Fatima à la maison, tandis que Mohamed festoie dehors. On ne peut cheminer que sur un «droit chemin», le «sirat al-mustaqim» du Coran. Alors, si la loi est "droite", le tronc lui aussi sera bien droit. Et le serpent du désir pourra monter, monter, monter. Jusqu'à la cime des arbres, ou jusqu'au ciel ? Ah ! ça c'est une autre question. Quels enseignements peut-on tirer de cette approche psychologique de l'islamophobie ? D'abord que le terme «islamophobie» est, à la fois, heureux et malheureux. Heureux, car il pointe le fait que le rejet de l'Islam est un symptôme, celui d'une société récusant toute autre idéologie que l'économie de marché dérégulée, et voulant tout uniformiser, y compris la sexualité. Mais malheureux car, de fait, le diagnostic n'est pas le bon : ce libéralisme psychique, qui veut jouir sans contrôle, relève d'un système psychotique, non du fonctionnement d'une phobie névrotique, pour laquelle la loi symbolique est toujours en place. Par ailleurs, cette psychose est chronique. Elle s'aggrave, même, avec le temps, l'angoisse qui la fonde se réactivant dès qu'un fait divers ou un évènement politique vient la contrarier. Dès lors, comment réagir face à cette islamophobie croissante ? On peut, certes, préférer se taire car on ne soigne pas un fou en lui démontrant le caractère déraisonné de son délire. Mais il n'est guère plus sage de rester indifférent à toutes les injustices humaines que génère cette «phobie» de l'Islam. Que fait-on de ces femmes, qu'en toute incohérence logique et républicaine, on exclut au moment où on les juge victimes de l'obscurantisme religieux et de l'oppression masculine ? Comment aide-t-on ces élèves et étudiantes, qu'on renvoie des établissements scolaires pour leur apparence physique, alors qu'elle ne demandent qu'à s'instruire ? Ces citoyennes mères, qui veulent participer aux conseils de classe et sorties scolaires de leurs enfants ? Ces jeunes femmes voilées, qui aspirent à gagner leur autonomie matérielle et qu'on empêche de travailler ? Cette jeune nordiste, qui aspirait à divorcer discrètement, et qu'on a voulu publiquement maintenir mariée ? Et cette marocaine, à qui on interdit de devenir française sous le prétexte que son refus des «valeurs essentielles de la communauté française, et notamment (du) principe de l'égalité des sexes» serait visible dans sa tenue, par on ne sait quelle matérialisation de l'esprit ? La question reste ouverte. Mais une chose est sûre : ces femmes, que la République bafoue, souffrent. Matériellement, physiquement, moralement, psychologiquement. (Suite et fin)