À l'échelle de la planète la plupart des régimes ne se trouvent-ils pas, dans ce marais, entre démocratie et autoritarisme ? En réalité, comme le souligne Fareed Zakaria, dans un essai très diffusé à travers le monde14, c'est l'essence libérale de la démocratie occidentale qui tend à disparaître, au profit d'une nouvelle forme de démocratie qui combine des institutions plus ou moins démocratiquement élues, avec un pouvoir oligarchique aux pratiques non démocratiques, voire autoritaires : la démocratie illibérale. Fareed Zakaria désigne, sous ce terme, deux phénomènes assez différents : la transformation des anciennes démocraties libérales en démocraties de masse, de plus en plus «illibérales» ; la transformation des régimes autoritaires en démocraties libérales, souvent de pure façade. Le nouveau régime russe peut être rangé dans cette seconde catégorie. En réalité, les deux phénomènes sont liés car, même s'il est toujours cité en référence, le modèle démocratique libéral n'existe plus guère que dans les manuels de philosophie politique. Ne pouvant, donc, guère servir de modèle pratique pour les politiques de démocratisation, le modèle réel est celui des démocraties occidentales d'aujourd'hui, des démocraties de masse qui assurent non plus, tant la promotion du libéralisme politique que de la gouvernance démocratique. Dans les années 1920, Carl Schmitt écrivait : Il y a certainement peu d'hommes, aujourd'hui, qui voudraient renoncer aux vieilles libertés libérales, à la liberté de parole et de presse. Mais, sur le continent européen il n'y en a probablement plus beaucoup qui croient que ces libertés existent encore dès lors qu'elles pourraient devenir réellement dangereuses pour les tenants du pouvoir réel. Ce qui subsiste sans doute le moins, c'est la croyance que d'articles de journaux, de discussions dans les assemblées et de débats au Parlement, émergent la législation et la politique véritables […] Si l'espace public et la discussion sont devenus une formalité vide et caduque, dans la réalité effective de l'activité parlementaire alors le Parlement, aussi, tel qu'il s'est développé au XXe siècle, a perdu la base qui le soutenait jusqu'à présent, ainsi que son sens. Au cours du XXe siècle, le pilier de la démocratie représentative libérale occidentale, l'aristocratie des professionnels de la politique, organisée en partis institutionnalisés porteurs des intérêts des différentes classes sociales et d'idéologies politiques correspondantes, a été progressivement minée par les lobbies qui plaident pour la défense d'intérêts catégoriels, en coulisses, au sein des institutions et hors des hémicycles, par des campagnes médiatiques très orchestrées. Comme le souligne Fareed Zakaria, l'homme politique américain a perdu toute liberté de parole. Constamment à l'affût des sondages d'opinion qui, plus que sa conscience ou ses convictions, orientent sa ligne de conduite, il représente les intérêts de divers groupes de pression. Les lobbies, qui emploient les meilleurs manipulateurs de symboles, ont réduit l'ancienne aristocratie des représentants du peuple à une classe politique étroitement liée aux oligarchies politico-financières, d'autant plus indispensables dans un jeu politique où les campagnes électorales sont toujours plus onéreuses. La considération sociale dont jouissent les professionnels de la politique a considérablement baissé, au cours de la seconde moitié du XXe siècle. En cela, l'Europe tend à rejoindre l'Amérique. Le désenchantement démocratique caractérise les sociétés occidentales, où participation électorale et engagement partisan, ou civique, sont partout à la baisse. Les oligarchies politico-financières ont acquis un poids considérable, en maîtrisant le marché des grands médias. Maurice Duverger notait qu'après 1945, les démocraties libérales avaient opéré leur mutation vers la technodémocratie, un régime qu'il voyait dominé par des vastes oligarchies réunissant acteurs publics et privés, où le gouvernement est confié à des technocrates issus de ces oligarchies. Les partis de gouvernement des démocraties représentatives, autrefois des partis de masse bien insérés dans la société, se vident au point de ne devenir que des produits d'appel utilisés par des équipes de professionnels de la politique pour soutenir l'image et le charisme du leader, qu'elles sont chargées de promouvoir auprès de l'opinion. C'est la promotion des leaders et des candidats, plutôt que le programme ou l'idéologie qui est, désormais, la raison d'être des grands partis. Le mécanisme de la représentation politique, qui fondait les démocraties libérales est, aujourd'hui, foncièrement perverti. L'avènement d'une démocratie de masse Dans la Russie post-soviétique, la dynamique représentative est presque inexistante. Elle ne s'est pas du tout développée au sein du nouveau régime. Outre la dimension césariste du pouvoir exécutif, et la faiblesse du pouvoir représentatif qui en résulte, tous les observateurs notent la fragilité des partis politiques et de la société civile, peu institutionnalisée. Ainsi, le nouveau régime russe est une démocratie illibérale. Cela n'exclut pas que l'on y trouve l'élément essentiel d'une démocratie de masse : des élections, encadrées par un droit électoral et des commissions électorales, sur lesquelles règne un oligopole détenteur de toutes les ressources, constitué par les administrations (présidentielle et régionales) et les oligarchies industrielles et financières. Les élections sont un marché considérable : se faire élire coûte une petite fortune. S'y côtoient tous les professionnels de l'intermédiation politique de la démocratie de masse, apparus en quelques années : agences de publicité et de communication politiques, consultants et stratèges, autant de vecteurs de la capacité d'un candidat à apparaître dans les médias. De même, le lobbying, moins institutionnalisé que dans les démocraties occidentales, est une donnée fondamentale de l'économie du pouvoir. Rares sont les professionnels de la représentation politique, au sens classique du terme, mais nombreux sont les députés, à Moscou comme dans les régions, qui sont les porte-voix des intérêts de groupes plus ou moins officiels. Le rôle des partis politiques est confiné à l'animation du «moment électoral». En effet, le seul parti de masse réellement structuré, à l'échelle de l'ensemble du territoire russe, est le parti communiste (PCFR). Les autres partis sont des partis de cadres, parfois «jetables», c'est-à-dire destinés à remporter une élection, ou bien des formations au service d'un leader (Iabloko, LDPR, ou le parti pro-présidentiel Russie Unie). Tous ces partis ont du mal à se structurer autour d'une idéologie, et d'un programme, clairement définis et relayés à tous les échelons de l'organisation. Ils semblent être condamnés à demeurer de fragiles «fédérations», du fait de leur étroite dépendance financière à l'égard de leurs «sponsors» (les cotisations des adhérents ne représentant qu'une part infime de leurs ressources). Tous ces traits sont des indices de ce que l'on pourrait appeler l'hypermodernité de la démocratie russe, un système qui, loin d'être en retard sur les démocraties occidentales, semble parfois même préfigurer leur devenir. Sans être libéral, le nouveau régime russe n'en est pas moins, si l'on s'en tient aux apparences, une démocratie de masse largement «occidentalisée». Le modèle de la gouvernance démocratique Cette apparence de modernité laisse sceptiques les cercles dirigeants occidentaux, qui ne reconnaissent pas le caractère démocratique du nouveau régime russe. Les mœurs violentes, et la corruption, révélées par les élections ne font qu'accentuer l'étrangeté, dans tous les sens du terme, de la vie politique russe. La plupart des observateurs, en Russie comme dans les pays occidentaux, soulignent, à l'envi, que le nouveau régime russe est, au mieux, une démocratie Potemkine. La plupart des critiques formulées et argumentées par les chercheurs, les intellectuels ou les publicistes, mettent l'accent sur la dimension proprement illibérale du nouveau régime russe. Bien des tribunes et analyses, publiées dans les grands médias, leur emboîtent le pas. Ainsi, la critique du nouveau régime russe est fondée sur l'existence de l'immense fossé qui le sépare du modèle de la démocratie libérale. Ce modèle étant aujourd'hui plus théorique, que réellement existant, à quoi bon évaluer encore la démocratie russe par rapport à «la démocratie telle qu'elle devrait être» ? Il va de soi que la position géopolitique de la Russie influence, profondément, le regard porté par les dirigeants occidentaux sur son régime politique. Dans cette perspective, la critique du régime politique de la Russie d'aujourd'hui est empreinte d'une forte connotation idéologique visant à justifier, le cas échéant, l'éventuelle relégation de la Russie au rang d'ennemi. Toutefois, au-delà d'une perception guidée par des visées, ou des intérêts stratégiques, il existe bien un modèle de la gouvernance démocratique qui, même s'il n'est pas très rigoureusement défini, est devenu le seul modèle de référence opérationnel pour l'évaluation des régimes. Or, la gouvernance démocratique diffère de la démocratie représentative libérale. La notion de gouvernance démocratique (ou bonne gouvernance) part d'un constat : celui de l'atomisation de la puissance publique, à l'ère de la globalisation. Il n'existe plus, vraiment, de gouvernement qui centralise l'autorité exécutive, mais une gouvernance qui fait intervenir plusieurs acteurs, privés et publics, ce qui implique l'existence d'une polyarchie avec des pôles de pouvoir concurrents. La bonne gouvernance suppose que, dans les rapports entre ces pôles de pouvoir, les normes fixées soient respectées. La gouvernance démocratique favorise les groupes économiques et sociaux qui se constituent en groupes d'intérêt et font valoir leurs revendications dans le jeu complexe des polyarchies. Ceci fausse le jeu électoral et relègue, au second plan, la représentation politique des citoyens. Ce qui est vu comme relevant de la bonne gouvernance n'est plus la démocratie représentative, mais la démocratie participative. La nouvelle démocratie participative repose, implicitement, sur une hiérarchie de la citoyenneté, dont il faut bien admettre qu'elle relativise le poids et la signification du suffrage universel. La pleine citoyenneté suppose que le citoyen soit impliqué dans l'action collective, par le biais d'une appartenance partisane, professionnelle ou associative, c'est-à-dire par le biais d'un groupe, ou d'une institution. Se contenter de remplir son devoir civique n'est plus, guère, qu'une forme résiduelle de citoyenneté, un acte dont les conséquences sur l'action publique, à l'heure de la démonopolisation de la fonction exécutive, sont largement accessoires, d'où les taux d'abstention croissants. Dans les nouvelles démocraties, Amy Chua montre que la gouvernance démocratique a favorisé les groupes oligarchiques et/ou ethniques qui, au départ, étaient les plus puissants. Aussi, la gouvernance démocratique constitue-t-elle un réel obstacle à la démocratisation réelle d'un pays : meilleure légitimité du pouvoir, meilleure redistribution du revenu national, meilleure organisation de l'État, etc. La gouvernance démocratique implique l'existence d'une société civile structurée, pour ne pas dégénérer en une ploutocratie ou une ethnocratie. Or, il ne faut pas perdre de vue que la montée en puissance d'une société civile structurée et de plus en plus professionnalisée, dans les pays occidentaux, pousse sur le terreau historique de la démocratie représentative. (A suivre)