Si les cercles dirigeants occidentaux ne considèrent pas le nouveau régime russe comme véritablement démocratique, ce n'est pas tant du fait de son caractère illibéral et de l'insuffisante représentation politique des intérêts des citoyens russes qu'en raison de l'étrangeté des mœurs politiques de la classe dirigeante russe. Quant à la population dans son ensemble, elle fait l'objet d'une grande perplexité : pourquoi cette apathie politique ? En Russie post-soviétique, le pouvoir comme la société suivent des logiques que les cercles savants et dirigeants occidentaux réprouvent ou ne comprennent pas. La connivence des élites dirigeantes, largement héritée de la configuration de l'élite du pouvoir soviétique, la nomenklatura, le nombre restreint des acteurs de la polyarchie russe et leur situation très privilégiée dans une société où l'embryon de la classe moyenne constitue en réalité une petite élite sont autant d'éléments fondamentaux de la sociologie du pouvoir post-soviétique, mais ils ne sont pas pour autant constitutifs d'une «mauvaise gouvernance». En revanche, deux traits fondamentaux de la gouvernance russe constituent le fondement de cette perception occidentale de la gouvernance russe comme dérogatoire aux règles de la bonne gouvernance. Tout d'abord, le césarisme présidentiel affirmé, renforcé sous la présidence Poutine, est en fort décalage avec la vision excentrée et presque périphérique du pouvoir politique selon la bonne gouvernance : l'autorité exécutive est un pôle de pouvoir parmi d'autres qui, dans la mesure du possible, exerce des prérogatives qu'il définit en les négociant avec les autres pôles, placés sur un pied d'égalité. De ce point de vue, le nouveau régime russe, où la fonction régalienne du président est à la fois personnalisée et exacerbée, paraît anachronique en Europe. Ensuite, le clientélisme qui régit les rapports entre tous les acteurs politiques, économiques et sociaux, lié à une culture politique diffuse qui valorise la personnalisation du pouvoir au détriment des normes abstraites (et notamment des règles de droit), éloigne la Russie du monde occidental, qui se définit tacitement comme un espace où règnent des normes stables et impersonnelles et où les acteurs politiques ont un comportement prévisible. La gouvernance russe : deux grands traits distinctifs La figure présidentielle est à la fois la proue et le gouvernail du système politique. Le césarisme est l'un des fils conducteurs qu'il faut dérouler pour comprendre l'essence et le fonctionnement du nouveau régime russe. La place du chef de l'État y procède d'une conception de la légitimité qui n'est pas fondée sur la représentation du peuple souverain par le biais d'institutions (parlementaires, par exemple), mais sur la recherche d'une identité entre le peuple souverain et son dirigeant suprême. Pour reprendre cette distinction, l'autorité des dirigeants s'y exerce le plus directement possible, en phase avec le peuple souverain, tendant à exclure les groupes, castes et corporations intermédiaires, le pouvoir présidentiel ne s'inscrit pas dans une dynamique de limitation du pouvoir d'État par le biais de la séparation des pouvoirs (conception classique de la démocratie libérale) ou dans une logique de négociation avec les divers pôles de pouvoir (bonne gouvernance) ou communion autour de la personne du président, le maximum de légitimité et de ressources pour gouverner. De ce fait, l'institution présidentielle varie en fonction de la personnalité du titulaire de la fonction. Aussi distingue-t-on trois césarismes successifs, de nature assez différente : le césarisme de transition, de Mikhaïl Gorbatchev (1989-1991), le césarisme oligarchique de Boris Eltsine (1991-1999) et le césarisme bureaucratique de Vladimir Poutine (depuis 2000). Le «système post-soviétique» J'emploie à dessein le mot régime et non celui de système politique, car il s'agit de deux niveaux d'analyse. Quand intervient un changement de régime, change-t-on pour autant de système ? Comme le souligne Alain Rouquié : Les régimes politiques peuvent apparaître comme transitoires à l'intérieur d'un même système dont l'évolution ou la transformation obéirait à un rythme infiniment plus lent parce que mettant en jeu les forces profondes des comportements et des valeurs. Aussi le nouveau régime russe pourrait-il être vu comme la forme actuelle d'un méta-système politique russe dont les attributs seraient des invariants dans l'histoire et la géographie du monde russe. D'indiscutables liens de parenté unissent le nouveau régime russe et les autres régimes post-soviétiques (pays baltes exceptés). De même, on observe des similitudes entre le régime russe post-soviétique et les régimes qui se sont succédé en Russie depuis le règne d'Ivan IV le Terrible (1533-1584). L'homonymie entre césarisme et tsarisme n'est pas fortuite, puisque ces deux termes sont des synonymes. En rompant avec les institutions soviétiques, la Russie a renoué avec la configuration du pouvoir de la fin de l'Empire. L'écrasante primauté de l'exécutif et la personnalisation du pouvoir de ses titulaires ainsi que la «hiérarchie des pouvoirs» (par opposition à la séparation des pouvoirs) en sont autant de traits distinctifs. Le nouveau régime russe se situe également dans la continuité immédiate du régime soviétique et, plus précisément, du régime brejnévien (1964-1983), marqué par le développement du clientélisme politique, deuxième fil directeur qu'il faut dérouler pour comprendre le nouveau régime russe. Le changement politique et social des années 1980 et 1990 a été entrepris et mis en œuvre par la génération de cadres de la nomenklatura qui se sont formés et ont commencé leur ascension pendant cette période où, pour la première fois depuis très longtemps dans l'histoire de l'État russe et soviétique, les responsables politiques locaux et régionaux ont la possibilité de s'enraciner au point de constituer de véritables fiefs régionaux. Des groupes de pression organisés et puissants voient le jour au sein des appareils du parti et de l'État. Ces deux types d'acteurs politiques – les dirigeants régionaux et locaux et les lobbies économiques et industriels – vont connaître un essor remarquable au cours des années 1990. Leur rôle politique, ainsi que celui des «oligarques», grands patrons issus des privatisations, est stimulé par la faiblesse de l'État. Semblant rompre avec la stratégie de Boris Eltsine qui s'appuyait alternativement sur ces divers groupes en jouant de leurs rivalités (césarisme oligarchique), Vladimir Poutine a entrepris une action visant à restaurer l'autorité de l'État en tentant de soumettre ces puissants acteurs à son autorité (césarisme bureaucratique). D'autres régimes voient le jour après la chute de l'URSS : à l'évidence, le leadership d'un président fort caractérise tous les systèmes politiques des États de la CEI. C'est là le signe de la vivacité d'une certaine culture du pouvoir y compris là où, comme dans la Géorgie de Mikhaïl Saakachvili après décembre 2003, de nouvelles élites prétendent rompre avec Moscou et incarner un changement radical de régime. Au-delà de la gouvernance russe, il existe, dans une large mesure, une «gouvernance post-soviétique». En plus du pluralisme électoral (Turkménistan et Biélorussie exceptés) et de l'omniprésence d'un pouvoir présidentiel fort, on retrouve en Ukraine, en Géorgie, en Arménie et dans les États d'Asie centrale nombre d'institutions et de pratiques politiques comparables à celles de la Russie. Ainsi, on retrouve partout à des degrés divers et sous des formes variées, le clientélisme politique, l'opportunisme bureaucratique et la corruption des fonctionnaires, la maîtrise des exécutifs sur les processus électoraux et la concentration des ressources électorales entre quelques mains, ces deux derniers traits ayant été fort bien qualifiés de «démocratie administrée» (c'est-à-dire dirigée par les exécutifs) par la sociologue Olga Krychtanovskaïa. (A suivre)