Voilà esquissée brièvement une idée sur la réalité de l'esclavagisme à l'époque de la Régence ottomane ou les occidentaux ne faisaient cas que des captifs chrétiens dans les geôles algériennes, s'indignant avec fracas des supplices infligés aux leurs mais taisant discrètement ceux réservés aux musulmans tombés entre leurs mains. Ainsi ces mauvais traitements qui remplissent la bibliothèque «barbaresque» , répercutant le mythe entretenu du pirate esclavagiste musulman , que les conquérants occidentaux sont allés provoquer,chez lui, sa réaction de défense, et par conséquent, sa mainmise sur nombre de captifs parmi ses assaillants. Quant à la nature des traitements cruels subis par leurs captifs, les délégués de la Croix visitant les bagnes du sultan Ottoman en 1670, se rendirent compte, que d'une manière générale, «l'esclavage turc est le moins rude de tous et qu'il vaudrait bien mieux tomber entre les mains du moindre bey des galères que du vice-roi de Naples» ( Cf. La Croix (Le Sieur), Relations universelle de l'Afrique ancienne et moderne, Lyon 1688). Thédénat qui devint ministre à la Cour de Mascara, rendit justice, dans ses mémoires, à ses « tortionnaires», consignant, notamment: «Quant à nous, nous ne fûmes pas aussi maltraités par nos ravisseurs que nous l'aurions cru…Comme ils (les Algériens) ne trouvèrent en nous aucune résistance (en mer), et que par conséquent personne d'eux n'avait été blessé, ils furent assez humains pendant les quatre jours (fin mars – début avril 1779) que nous mîmes pour arriver à Alger» (Cf. Thédénat, Mémoires… R.A, 1948, pp. 143- 184.). Par ailleurs, Cervantès qui fut esclave du «cruel Hasan Vénéziano» était dispensé du travail et jouissait des largesses de Zoraide, la fille d'un riche Maure (Cf. Turbet Delof, Bibliographie critique n° 105). Daranda mangeait avec son maître Cartabone Moustafa du même plat, étant assis à son coté les jambes croisées à la mode turque ( Cf. Aranda ( Le Sieur d'), Relation de captivité, p. 53, rapporté par Moulay Belhamissi dans Les captifs algériens et l'Europe chrétienne, p. 50, ENAL –OPU éditions, Alger 1988). D'une manière générale, en Afrique le devenir des captifs assignés à l'état d'esclavage diffère de ceux condamnés aux galères et travaux forcés en Europe, (…) les esclaves pouvaient presque immédiatement commencer à gravir l'échelle, menant à la libération,en partant de leur privation complète de droits (…) les nombreux esclaves noirs d'Andalousie jouissaient d'un code spécial du travail octroyé par l'autorité royale et leur principal juge qui était l'un de leurs congénères et qui les représentait était connu comme «le Comte nègre». A mesure que les années passèrent, ils se mêlèrent à leurs voisins libres et perdirent leur identité ethnique (Basil Davidson, Mère Afrique). Parmi ces derniers, ceux notamment qui avaient accepté d'embrasser la religion de l'Islam, par conviction ou souci de se préserver. Mais qu'en fut-il du sort des innombrables captifs africains et berbères –maures musulmans, acheminés durant des siècles vers l'Occident dans des bateaux négriers, portugais et espagnols, puis, nous dit Basil Davidson, dans ceux d'Angleterre, de France, de Hollande, de Prusse, du Danemark, de Suède, du Brésil, des Etats- Unis d'Amérique ? L'histoire retiendra que quand ces malheureux fléchissant dans les conditions infernales de transportations, n'étaient pas atrocement livrés aux requins des fonds marins, ils se voyaient généralement, en Occident, affectés à des travaux de forçats. En ce qui concerne certains captifs, ils étaient constamment affectés aux galères. Entre 1700 et 1710, 10 à 15 °/° des effectifs, en France, étaient musulmans auxquels on réservait les postes de vogue les plus harassants (Cf. Zysberg, Marseille, cité des galères à l'age classique, Revue municipale, 1980, pp. 71- 84). S'appuyant sur des documents relatifs aux galères pontificales basées à Civita Vecchia, le Dr Belhamissi note qu'en 1720, les esclaves musulmans originaires de l'Afrique du Nord représentaient 74 °/° de l'ensemble des galériens ( Cf. Bono (S.) , Achat d'esclaves Turcs pour les galères pontificales, (XVI- XVIII e siècles),Revue de l'occident musulman et de la Méditerranée, n° 39/ 1985-1, p. 88, n. 17). Quant aux autres documents examinés et études menées par notre universitaire sur ce sujet des captifs algériens en Europe, ce dernier prévient que ses pages écrites ne constituent que le commencement d'un travail qu'il appartient aux historiens sensibles et chercheurs motivés d'approfondir en élargissant les investigations à tous les pays au nord de notre mer méditerranée, dans l'espoir d'apporter d'autres éléments édifiants ne figurant pas dans son thème abordé. C'est le devoir d'histoire et de mémoire du pays en connexion avec d'autres du voisinage méditerranéen qui interpelle, nécessitant le dépoussiérage des dépôts d'archives de telle ou telle bibliothèque d'Espagne, de France, d'Italie, de Malte, du Portugal, de Turquie, etc., susceptible de mettre à jour les secrets de toute une littérature sur notre passé. L'effort en vaut la peine, vraiment, comme l'avait souhaité le regretté Moulay Belhamissi (décédé en octobre 2009), laissant en conclusion cette recommandation : Au récit fleuve sur les esclaves européens vivant à Alger, il faut opposer, sans passion ni parti pris et grâce aux bons matériaux qui restent à glaner et à analyser avec objectivité, une histoire vraie et détaillée de l'esclavage en terre chrétienne. On ne peut pas clore ces digressions sur cette sombre page d'histoire sans signaler, qu'aujourd'hui en plein vingt et unième siècle, la pratique d'esclavagisme n'a pas tout à fait disparu, la notion ayant simplement changé d'appellation. Les traites clandestines des réseaux mafieux et l'apartheid, entre autres, constituant les nouvelles formes de prolongements de ce fléau. Et un pays comme le Zimbabwe,par exemple, qui a accédé à son indépendance, mais qui reste à la merci d'ex-colons blancs qui continuent d'asservir pratiquement l'essentiel de la force de travail des indigènes noirs, est bien placé pour en fournir les preuves tangibles de ce sevrage systématique maintenu jusqu'ici par de prestigieuses places boursières d'un certain Occident civilisateur . (Suite et fin) Mohamed Ghriss