Le président H. Boumediène est quasiment entré dans l'oubli. Nous célébrerons le 27 décembre 2008 le 30e anniversaire de sa disparition. Même ceux qui étaient ses plus proches compagnons de route n'évoquent que très rarement son nom, encore plus ce qu'ils lui doivent. L'auteur de ces lignes appartient à une génération que H. Boumediène a rendu fière d'être algérienne. N'oublions jamais que notre pays n'a eu de cesse d'être considéré aussi bien par l'Occident que par nos plus proches voisins, comme un pays ahistorique dont les populations successives n'avaient jamais pu constituer une nation. Quant à la colonisation française, il est redondant de rappeler le rôle dévastateur qu'elle eut sur la personnalité algérienne. Dès lors que le projet de H. Boumediène consistait à restituer aux Algériens une dignité et une confiance en eux-mêmes que les tribulations de l'histoire leur avaient confisquées, le devoir de l'historien est de faire en sorte que puisse être conservée la trace durable de son passage(1). Reconnaître le rôle et la place de H. Boumediène dans l'histoire de notre pays, revient-il à accorder quitus à son bilan ? Certainement pas. Il ne serait ni honnête ni crédible de chercher à occulter les incohérences, les palinodies, les contradictions et la part d'idéalisme que portait son projet de transformation de la société algérienne. Sur la légitimité historique de H. Boumediène puis sur sa légitimité démocratique, au moment du « sursaut révolutionnaire » du 19 juin 1965, nous verrons que la question de la légitimité est autrement plus complexe et plus vaste que celle traditionnellement posée par les historiens de l'Algérie. En particulier, nous montrerons que la légitimité révolutionnaire de H. Boumediène n'avait strictement rien à envier à celle de beaucoup d'autres acteurs, y compris ceux que l'historiographie officielle qualifie abusivement « d'historiques ». En ce qui concerne la période 1965-1977, H. Boumediène tente d'expérimenter, conformément aux principes contenus dans les programmes de la Révolution et à l'unisson de tous les experts de l'époque, une voie de développement basée sur l'appropriation par l'Etat des principaux moyens de production et d'échange. Mais à partir de 1977, il décide d'adopter un virage à 180 degrés en posant les fondements d'un nouveau projet de société, plus conforme aux réalités nationales et plus respectueux des aspirations des populations, et notamment des couches moyennes. Il est évidemment regrettable que cette mutation soit toujours occultée par les historiens, alors qu'elle allait changer le destin de l'Algérie. Le devoir de mémoire à l'égard de H. Boumediène ne peut être entrepris sérieusement que si l'on consent à examiner les défis posés aux responsables algériens par la période post-coloniale, compte tenu de l'état de déshérence des institutions publiques, à ce moment-là(I). Il conviendra ensuite de prendre la mesure des contradictions redoutables inhérentes à la construction d'un Etat moderne(II). Enfin, il faudra bien répondre aux contempteurs de H. Boumediène en soulignant le caractère inachevé de sa mission(III). I- LES DéFIS DE L'INDéPENDANCE Au sortir d'une période coloniale de 132 ans, les responsables algériens qui viennent à la succession de l'Etat français sont contraints de partir de zéro. La colonisation a certes laissé des écoles, des hôpitaux, des ponts, des routes, etc. mais pas de structures étatiques qui eussent permis d'encadrer un développement économique, social et culturel apte à sortir l'Algérie du sous-développement. Les défis que les responsables algériens doivent relever sont nombreux et lourds. Les trois premières années d'indépendance (1962-1965) sont caractérisés par la démagogie et le laxisme du pouvoir exécutif incarné par le président Ahmed Ben Bella. Personnage fantasque et imprévisible, nationalisant à tour de bras bains maures, gargotes et petites entreprises, incapable de se projeter à moyen terme, tiré à hue et à dia par une clique de courtisans astiqués (qui feront très vite allégeance au nouveau pouvoir), Ahmed Ben Bella allait conduire l'Algérie droit vers le chaos, n'était l'intervention du colonel Boumediène, alors 1er vice-président de la République et ministre de la Défense qui est parvenu à stopper in extremis les errements d'un chef de l'Etat totalement irresponsable. Au « désordre révolutionnaire » (expression utilisée par Che Guevara lors de sa visite en Algérie en 1964) va succéder un ordre politique mettant en tête de ses priorités le rétablissement de l'autorité de l'Etat, l'édification d'un modèle de développement destiné à sortir l'Algérie du tiers-monde, la répartition équitable du revenu national, le lutte contre la gabegie. L'instauration de la démocratie libérale et la protection des libertés individuelles et collectives ne sont pas en revanche inscrites dans l'agenda politique du nouveau chef de l'Etat pour lequel la toute première hypothèque que l'Algérie doit lever est celle de son sous-développement. Aujourd'hui, il est de bon ton de faire grief au président Boumediène d'avoir cherché à imposer le socialisme contre la volonté des Algériens que leur histoire et leur vécu ne préparaient pas à adhérer à une idéologie de type socialiste ou collectiviste. Houari Boumediène a certes cherché à faire violence aux mentalités locales. Il refusait l'esprit de résignation, la léthargie qui avaient été la marque du peuple algérien des siècles durant. Pour comprendre Houari Boumediène qui s'identifia à l'Algérie des profondeurs, il faut être capable de prendre la mesure du degré d'aliénation infligé aux populations algériennes par la colonisation. Il faut également se rendre à l'évidence que l'occupation ottomane (XVIe-XIXe siècles) ne fut pas l'âge d'or accrédité par certains historiens pour mieux accabler la période coloniale. L'honnêteté intellectuelle commande de reconnaître que l'Algérie était profondément déstructurée au moment de la conquête coloniale et qu'elle ne présentait pas les caractères ni d'un Etat ni ceux d'une nation homogène(2). C'est assez souligner l'ampleur du défi que devait relever Houari Boumediène. Il fallait forger ex nihilo des institutions étatiques viables reposant sur un socle de mythes fondateurs qui ne pouvaient être que la religion musulmane, la langue arabe et la perpétuation du souvenir de la résistance populaire à l'oppression coloniale. Il fallait à la fois créer l'Etat et une nation moderne. C'est le lieu de rappeler que les aspects positifs d'une colonisation, quelle qu'elle soit — et si tant est qu'une colonisation de peuplement puisse avoir un impact positif sur les populations autochtones — ne se réduit pas à la construction d'infrastructures, lesquelles au demeurant avaient été conçues d'abord et avant tout pour la minorité européenne, même si, au travers des luttes sociales, menées à partir des années 1910 par le mouvement Jeunes Algériens, poursuivies, à la fin des années 1920 par la Fédération des élus musulmans, certaines catégories d'Algériens ont pu en profiter. Mais pour l'immense majorité des Algériens, la période coloniale fut une nuit(3). Dans la vision de Houari Boumediène, il y avait une part de revanche sur le destin que l'Algérie devait prendre. De tous les peuples de la région, le peuple algérien est celui qui a subi, à travers l'histoire, le plus d'humiliations, le plus d'injustices, celui dont la personnalité a été la plus profondément atteinte. Cette réalité historique, — souvent occultée, sinon perdue de vue — nous conduit immanquablement à soulever une nouvelle fois la question de la légitimité historique de Houari Boumediène. Ce dernier avait-il la légitimité historique nécessaire pour jeter les linéaments de l'Etat algérien post-colonial ? Appréhendée de la façon la plus classique, la légitimité historique appartient d'abord à celles et ceux qui sont tombés au champ d'honneur. Ensuite, il y a ceux qu'on appelle les « historiques ». Qui sont-ils ? Les membres du PPA/MTLD, de façon générale ? Les centralistes ? Les messalistes ? Les activistes (CRUA, OS) ? Ceux qui ont rejoint les rangs de l'ALN dès le premier jour de l'insurrection ? Ceux qui ont combattu les armes à la main l'armée française dès 1947 (tel Belkacem Krim) ? Le groupe des 22 et celui des 9 peuvent-ils se prévaloir d'une légitimité supérieure à celle des responsables du PPA/MTLD qui organisèrent l'insurrection populaire du 8 mai 1945 ? Les activistes auraient-ils pu déclencher la guerre de Libération nationale, si la révolution n'avait pas été pensée, conçue et préparée par l'Etoile nord-africaine (ENA), le PPA puis le MTLD ? Sans la lutte opiniâtre de Messali Hadj, Ferhat Abbès et des militants du PPA/MTLD emprisonnés par le gouvernement du socialiste Naegelen en 1948, après avoir été élus à l'Assemblée algérienne(4). A contrario, le fait pour Houari Boumediène d'avoir mis en place l'EMG, d'avoir rejoint la Wilaya V (la dernière à être entrée en guerre) et de ne pas avoir milité au sein du mouvement national, le prive-t-il de la légitimité historique ? A notre sens, la réponse est négative pour des raisons que nous exposerons plus loin. Cette légitimité est-elle affectée par les éliminations physiques pratiquées au sein de la Wilaya V, notamment au cours de l'année 1957, comme le prouvent des témoignages récents dignes de foi ? Comment répondre à cette récurrente et lancinante question ? Les exigences contradictoires du combat révolutionnaire, la compétition entre les chefs, les divergences relatives à la stratégie de la lutte armée expliquent sans les justifier les règlements de comptes entre soldats de l'ALN qui firent des milliers de victimes dans les rangs des combattants. H. Boumediène avait souvent admis dans ses discours que la Direction révolutionnaire avait dû se montrer intransigeante, voire implacable à l'égard de nos compatriotes. Mais il visait implicitement les récalcitrants à la lutte de Libération nationale, certainement pas les maquisards de l'ALN. Or, il est hélas admis que le colonel Boussouf a éliminé physiquement plus de djounoud de l'ALN qu'il n'a combattu de soldats français. Quelque peine qu'on en éprouve, c'est là une vérité irrécusable. Cependant, l'ensemble des exécutions qui se sont produites dans la Wilaya V avaient été décidées par Boussouf et confiées à de sinistres hommes de main. A notre meilleure connaissance, H. Boumediène n'a jamais été associé à ces macabres épurations. En revanche, on peut discuter le point de savoir s'il pouvait s'opposer à A. Boussouf, sans y laisser soit son grade soit sa vie. Or, un examen circonstancié de la situation, prévalant dans la Wilaya 5 de cette époque, montre que H. Boumediène ne pouvait pas contrebalancer l'influence de Boussouf auprès des moudjahidine. C'est bien plus tard, une fois que H. Boumediène prendra réellement en main l'EMG qu'il pourra, enfin, se débarrasser politiquement de Boussouf. La situation de la Wilaya V est-elle comparable aux purges qui affectèrent les autres wilayas ? Celle qui s'est le plus illustrée dans cette funeste dérive fut la Wilaya III, la plus ciblée, il est vrai, par les services secrets français. Seule la Wilaya II y a échappé. Il convient sans doute de faire le départ entre des purges motivées par la nécessité de traquer des agents doubles (il y en avait un certain nombre en Wilaya III) et l'élimination physique de djounoud irréprochables dont la Wilaya V a trop souvent été le théâtre, après le départ de Larbi Ben M'hidi et en dépit de l'attitude exemplaire du brave colonel Lotfi(5). On ne peut juger de la légitimité d'un homme politique à l'aune de critères abstraits. Les historiens qui contestent la légitimité révolutionnaire de H. Boumediène savent parfaitement quelles ont été les vicissitudes du combat révolutionnaire. Alors que l'Algérie a fait le choix d'arracher son indépendance par les armes et non par le recours à la négociation (à la différence de nos deux voisins immédiats et de la totalité des pays de l'Ancienne Afrique noire française), c'est paradoxalement le « politique » installé à l'extérieur qui va engranger les dividendes des sacrifices consentis par les moudjahidine de l'intérieur. Ce n'est pas l'EMG qui a précédé le GPRA ou le CNRA dans ce dévoiement singulier de la Révolution algérienne. Si déficit de légitimité il y a, les premiers à devoir encourir ce grief sont le GPRA et la CNRA qui ont créé, en 1960, l'EMG. A l'évidence, l'EMG ne procédait pas d'un coup d'Etat. On a, par ailleurs, prétendu que le deuxième CNRA (août 1958) avait constitué un précédent fâcheux qui aurait ouvert la voie au cycle de révolutions de palais, caractéristique de la dérive prétorienne du mouvement révolutionnaire. Sur ce point également, le manque de rigueur et d'objectivité des historiens laisse pantois. Doit-on rappeler qu'à l'occasion du 2e CNRA, les colonels de l'ANP voulaient vider de leur substance les résolutions du Congrès de la Soummam et isoler Abane. Sauf à verser dans l'anachronisme, quel point commun peut-on trouver dans cet évènement, certes majeur de notre histoire récente, avec le coup d'Etat du 19 juin 1965, majoritairement approuvé par la population et qui visait à mettre fin à l'anarchie créée par Ben Bella. Ceci dit, contrairement à ce que soutient l'historien Gilbert Meynier, H. Boumediène n'a jamais cherché à subvertir le mouvement national armé pour en faire un outil prétorien à son service(6). H. Boumediène s'est toujours montré respectueux de la légalité révolutionnaire. Au rebours de ce qu'affirme G. Meynier, H. Boumediène n'a jamais été un cynique obnubilé par la conquête du pouvoir. En outre, il est inexact de dire qu'il n'aurait cherché à se déprendre de la tutelle de A. Boussouf que pour mieux voler de ses propres ailes(7). A partir de quel moment devient-il un rebelle ? Au moment où il constate que le mouvement révolutionnaire est miné par les querelles internes et les dérives clientélistes. Celles-ci sont alimentées par les luttes de pouvoir au sein des différentes institutions de la révolution : GPRA, CNRA, CIG. Si perversion de la révolution il y eut, celle-ci était la marque de fabrique du colonel Boussouf et de certains éléments du Département des communications et liaisons générales (DCLG), ancêtre du MALG. Le colonel H. Boumediène y était totalement étranger(8). Parce qu'il avait la prescience des événements, H. Boumediène acquiert la certitude que l'indépendance de l'Algérie peut déboucher sur une guerre civile qui ôtera beaucoup de sa raison d'être au combat libérateur contre le colonialisme français. Il possède une connaissance intime des mécanismes du pouvoir, juge avec mépris le GPRA qui a abandonné à leur sort les wilayas de l'intérieur ainsi que l'alliance insolite nouée entre les colonels Boussouf, Krim et Bentobbal. Par ailleurs, il considère le CNRA comme un rassemblement hétéroclite de parvenus en quête de protecteurs dans la perspective de l'indépendance et de la prise du pouvoir à Alger. Enfin, il se résout à se distancier du MLGC, devenu le MALG en 1960, qu'il soupçonne d'avoir livré aux services secrets français l'itinéraire des colonels Amirouche, Si Haouès et Si M'Hamed, alors qu'ils se dirigeaient vers Tunis pour présenter leurs doléances indignées au GPRA, et, plus tard, du colonel Si Salah, commandant de la Wilaya 4, après son entrevue avec le général de Gaulle, à l'Elysée (1960). Les deux premiers furent tués par l'armée française le 29 mars 1959, le troisième dans des conditions obscures le 5 mai 1959 et enfin, le quatrième a été également exécuté par l'armée française, au cours de son trajet vers Tunis pour s'expliquer avec le GPRA, le 20 juillet 1961. Ce que nombre d'historiens persistent à ne pas vouloir saisir est que H. Boumediène avait une vision d'homme d'Etat et qu'il était le seul, dans les circonstances de l'époque, à l'incarner (Abane et Ben M'Hidi ne sont plus là). Quant « aux historiques », ils se complaisaient dans des jeux politiciens purement égotistes mais dangereux qui préfiguraient la crise de l'été 1962. H. Boumediène, lui, pensait déjà édification d'un Etat indépendant fort et respecté, justice sociale, récupération des richesses nationales, libération des fellahs, rôle central de l'Algérie au cœur du monde méditerranéo-arabe. II) Les contradictions paroxysmales de la construction d'un Etat moderne C'est une loi d'airain que l'argument relatif à l'échec d'une expérience politique ne puisse être recevable qu'a posteriori. Sans doute, H. Boumediène, qui s'enorgueillissait d'avoir éclos de l'Algérie profonde, avait-il, paradoxalement, sous-estimé les résistances de la population algérienne aux réformes de structures qu'il voulait leur imposer. De la même manière, il n'avait pas pris suffisamment la mesure du faible degré d'adhésion des appareils bureaucratiques à la politique socialiste. Ces appareils se sont souvent heurtés aux producteurs directs (notamment les fellahs) qui finirent par développer une stratégie d'émancipation affranchie à l'égard des mots d'ordre et des oukases de l'administration(9). Dans le domaine culturel, Houari Boumediène avait dû faire des concessions au courant islamo-conservateur. Ces concessions se sont traduites par une arabisation de l'enseignement au rabais, démagogique, voire outrancière (malgré les réserves du ministre de l'Enseignement primaire et secondaire de l'époque, Abdelkrim Benmahmoud), alors que l'Algérie était de tous les pays arabes celui qui avait le moins vocation à généraliser l'usage de la langue arabe, compte tenu de l'insignifiance de ses moyens (outils pédagogiques, nombre et qualité des enseignants, place prépondérante de la langue française dans les secteurs de l'administration, de l'économie et de la culture). Quant à l'islamisme politique, il était déjà présent dans la société algérienne au milieu des années 1970. Bien que régulièrement alerté par les services de sécurité sur les dangers potentiels que recelait la montée subreptice de ce phénomène, le président Boumediène l'avait relativisé, considérant qu'il parviendrait à le maîtriser une fois qu'il se sera hissé au-dessus des clans et des factions, c'est-à-dire, dans son esprit, après son élection à la magistrature suprême(10). Quoi que l'on puisse penser de cette vision (résolument optimiste), il est indéniable que le président Boumediène n'a, à aucun moment, cherché à instrumentaliser les « constantes nationales » à des fins politiques ou politiciennes, à la différence de son successeur immédiat. Houari Boumediène se trouvait en réalité au cœur d'une contradiction insurmontable. Il voulait, à la fois, propulser l'Algérie au devant de la scène arabe et méditerranéenne, la faire accéder à marche forcée au développement économique, social et culturel, redonner leur dignité aux Algériens, tout en pressentant de plus en plus nettement, le temps et l'expérience aidant, qu'aucune société n'est manipulable à discrétion et que tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse(11). A la décharge de H. Boumediène (ce dont ses multiples contempteurs gagneraient à se rappeler), il y avait l'obligation pour lui de se conformer à un dogme immarcescible, celui posé sous forme de résolutions et de directives par le Congrès de Tripoli (1962) et la Charte d'Alger (1964). Les historiens occultent également, le plus souvent de façon délibérée, que H. Boumediène entendait demeurer l'ordonnateur des grands principes proclamés à l'occasion du Congrès de la Soummam (août 1956), eux-mêmes issus de la Déclaration du 1er novembre 1954. En vertu de l'ensemble de ces tables de la loi, l'Etat algérien de l'indépendance devait revêtir les aspects suivants : a. un Etat socialiste ; b. un Etat démocratique (par-delà les ambiguïtés que charriait la notion de démocratie) ; c. un Etat dont l'appartenance au monde arabo-islamique était indiscutable, étant entendu que l'Algérie avait un tropisme méditerranéo-occidental la singularisait, tout comme le Maroc et la Tunisie, des autres Etats arabes et que sa berbérité constituait une composante essentielle de son identité. Ceci, sous réserve que cette appartenance (telle était, en tout cas, la volonté de Abane) puisse favoriser, grâce à la complète intégration de la minorité européenne, l'émergence d'un Etat multiethnique, multiconfessionnel et multilingue, à l'instar du Liban(12). Quoi qu'il en soit, c'est dans la fidélité aux principes réitérés depuis 1954 que H.Boumediène entreprend d'édifier l'Etat algérien. Surtout, il voulait construire un socialisme spécifique, aux couleurs de l'Algérie, même si cette ambition se ressentait de l'influence des pays socialistes de l'Europe de l'Est. Il était cependant exclu idéologiquement et politiquement que H. Boumediène s'engageât sur une voie libérale de développement, alors que faisaient cruellement défaut les institutions de l'économie de marché (à la différence de la Tunisie et du Maroc où la colonisation n'avait pas fait obstacle à l'essor d'une catégorie d'entrepreneurs autochtones). Au surplus, les forces politiques et sociales algériennes, les élites intellectuelles et nombre de spécialistes et d'experts étrangers dont la bienveillance à l'égard de l'Algérie était d'autant moins suspecte qu'ils avaient, en leur temps, réclamé l'indépendance de notre pays, plaidaient quasiment tous pour la voie de développement non capitaliste(13). Il y avait, par ailleurs, unanimité dans l'opinion publique pour affirmer que l'Algérie ne pouvait se développer, s'industrialiser, donner l'éducation et la culture pour tous, libérer le fellah, s'auto-suffire sur le plan alimentaire qu'en tournant résolument le dos aux options économiques libérales. Seulement, toutes ces élites et ces experts bien pensants, aujourd'hui fort critiques à l'égard de l'héritage laissé par H. Boumediène, n'ont jamais été en mesure de fournir le modus operandi indispensable de la voie de développement non capitaliste. Les idées générales et les poncifs de toutes sortes tenaient lieu de panacée pour nombre d'apprentis sorciers parmi lesquels figurent les industrialistes parrainés par B. Abdesslam. C'est le président Boumediène, seul, ayant pris conscience de l'inadaptation foncière du modèle de développement non capitaliste aux structures économiques et sociales de l'Algérie qui décide de faire accomplir, à partir de septembre 1976, un véritable virage à 180 degrés à la politique économique, sociale et culturelle du pays. Dans une solitude impressionnante, H. Boumediène s'impose de revoir en profondeur les options qu'il s'était engagé à mettre en œuvre au milieu des années 1960 : industrialisation lourde, Révolution agraire, GSE, arabisation, rapport de l'Etat avec le religieux, etc.), sans disposer d'un outillage conceptuel alternatif. Son intelligence, son intuition, sa culture politique et historique, son exceptionnelle capacité de travail ont été ses seules armes pour tenter de remettre le pays sur les rails. Deux hommes avaient pourtant essayé, mais en vain, de le convaincre d'abjurer une vision dogmatique et doctrinaire de l'option socialiste : Kaïd Ahmed et Ahmed Medeghri. Il s'agissait indéniablement de deux grands serviteurs de l'Etat, lucides, courageux, intègres et nationalistes, mais fondamentalement portés par la conviction qu'il fallait abandonner l'étatisme, dès 1970, ce que H. Boumediène jugeait prématuré, le projet socialiste n'existant encore, selon lui, que dans les limbes. Le destin tragique de l'ancien responsable de l'appareil du parti et de l'ancien ministre de l'Intérieur auquel H. Boumediène fut résolument étranger, contrairement à ce que certaines rumeurs ont laissé entendre, l'a profondément marqué, accentuant davantage son isolement au milieu de clans et de factions uniquement soucieux de profiter de l'échec de sa politique pour conforter leur emprise sur les appareils d'Etat. Est-ce d'ailleurs un hasard si la campagne de déstabilisation de H. Boumediène est orchestrée, depuis les sommets de l'Etat, à partir de 1977 par des hommes que H. Boumediène avait décidé d'écarter, à l'occasion de IVe Congrès du FLN. Curieusement, le responsable des services secrets de l'époque n'était autre que le défunt Kasdi Merbah que l'on a toujours présenté comme un proche de H. Boumediène et même son principal homme de confiance. Ne lui revenait-il pas d'exercer un rôle de protection de H. Boumediène et de prévention des crises ? Rétrospectivement, la vigilance de H. Boumediène qui avait pourtant identifié ses adversaires au niveau des sphères dirigeantes a été prise en défaut, nonobstant la toute puissance prêtée alors à la Sécurité militaire. Il subsiste indéniablement un mystère au sujet de cet épisode qui eût entraîné une véritable redistribution des cartes politiques, du vivant même de H. Boumediène. Et la question reste posée à ce jour de savoir, dans l'hypothèse où cette tentative de déstabilisation avait été mise en œuvre, si le président H. Boumediène eût trouvé la parade pour la conjurer. III) L'INACHèVEMENT DE LA MISSION DE HOUARI BOUMEDIèNE La rupture fondatrice commence en avril 1977 avec la restructuration profonde du gouvernement. Dans tous les domaines, H. Boumediène voulait faire accomplir à la société un profond aggiornamento : enseignement, culture, agriculture, industrie, habitat, aménagement du territoire, place de la religion dans la société, transformation du FLN en parti d'avant-garde, ouverture politique aux forces progressistes, amorce d'une rupture avec la vision de la politique étrangère qui avait prévalu jusque-là. Pour parvenir à ses fins, H. Boumediène avait besoin de temps. Or, dès l'été 1978, il tombe gravement malade et ne pourra, jusqu'à sa mort le 27 décembre 1978, reprendre les choses en main. Dans un article précédent (« Houari Boumediène ou l'histoire d'un destin contrarié », El Watan du 27 décembre 2006), nous avons exposé les différentes réformes que H. Boumediène voulait entreprendre d'ici 1990. Nous les reprendrons ici en substance : a. adoption d'un nouveau modèle de développement plus adapté aux réalités nationales ; b. adoption du planning familial pour stopper l'élan démographique, un des plus élevés au monde ; c. révision en profondeur de la Révolution agraire et de la Gestion socialiste des entreprises ; d. gel de l'arabisation et refonte totale du système éducatif ; e. politique d'aménagement du territoire et développement de l'habitat social ; f. réorganisation complète du FLN ; g. rupture avec l'isolement international de l'Algérie qui avait alors atteint son point d'incandescence avec l'affaire du Sahara occidental ; h. mise à l'écart d'une grande partie de l'encadrement politico-administratif du pays. Le personnel politique favorable à H. Boumediène était minoritaire dans l'appareil de l'Etat et au sein du Parti. On entend parfois certains lui reprocher rétrospectivement de ne pas avoir désigné de successeur. L'eût-il fait que rien n'autorise à penser que ce dernier aurait été adoubé par les nouveaux maîtres du pays. Ce qui est en revanche certain c'est que l'homme qui lui a succédé était promis à une retraite anticipée par la volonté de Boumediène, au même titre que d'autres responsables civils et militaires, alors que c'est avec l'appui inconditionnel du défunt Kasdi Merbah que Chadli accédera à la magistrature suprême. Peut-on, par ailleurs, faire grief à H. Boumediène de ne pas avoir assuré la pérennité des institutions qu'il avait mises en place ? Au sortir d'une période coloniale de 130 ans venue s'ajouter à la longue nuit ottomane, il aurait fallu 50 ans pour bâtir des institutions sociales et politiques durables. En 2008, l'Etat algérien est encore largement un Etat inachevé. H. Boumediène était parfaitement conscient que le substrat social algérien était inadapté à la démocratie occidentale, que la priorité était à l'affirmation de l'unité nationale, compte tenu des divisions linguistiques, régionales, sociales et culturelles léguées par plusieurs siècles d'histoire(14). Pour H. Boumediène, il fallait forger une identité collective algérienne. Il entendait passer à une étape ultérieure, à condition que l'Algérie eût d'abord décollé économiquement et culturellement. Ce faisant, il fallait favoriser une autonomie plus grande des sous-systèmes, incruster progressivement la sécularisation culturelle et poser les linéaments du développement politique de l'Algérie, caractérisé jusqu'alors par le faible degré de différentiation structurelle. La mise en place des APC en 1967, des APW en 1969 puis de l'APN en 1976, à côté d'institutions consultatives d'envergure comme le CNES créé en mars 1968 n'y avait pas suffi(15). ( A suivre) L'auteur est : Professeur d'université Références : 1) « Autour de la personnalité de Boumediène », Entretien de P. Balta avec M. Ch. Mesbah in Le Soir d'Algérie du 4 janvier 2007. 2) X. Yacono, Histoire de l'Algérie de la Régence turque à l'insurrection de 1954, Paris, 1993. 3) F. Abbès, La Nuit coloniale, Paris, 1962. 4) M. Harbi, Le FLN. Mirage et réalité. Des origines de la prise du pouvoir (1945-1962), Editions JA, 1985. 5) G. Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Casbah Editions, Alger, 2003 6) Ibidem, p. 393 7) Ibid. Sous toutes ces réserves, on ne peut que rendre hommage à la qualité exceptionnelle de cet ouvrage conçu et rédigé sur la base de documents d'archives irrécusables rassemblés avec une patience de bénédictin. 8) V. S. Cheikh, L'Algérie en armes ou le temps des certitudes, OPU, 1981, pp. 385 et ss. 9) Cf Claudine Chaulet, Les Frères, la terre et l'argent, OPU, Alger, 1986. 10) H. Sanson, La laïcité islamique en Algérie, CRESM/CNRS, Paris, 1983. 11) K. Ammour, C. Leucate et JJ. Moulin, La Voie algérienne. Les contradictions d'un développement national, Maspéro, Paris, 1974. 12) Cette condition n'est plus remplie en 1965, les Accords d'Evian ayant été vidés de leur substance dès l'indépendance de l'Algérie. 13) G. Destannes de Bernis, « Industries industrialisantes et les options algériennes », Revue Tiers monde, Juillet Septembre 1969. 14) V. Samy Ousi-Ali, « Les derniers jours de Boumediène », El Watan du 9 décembre 2007. 15) Yadh Ben Achour, Politique, religion et droit dans le monde arabe, Tunis, Cérès Production, 1992 ; M. Harbi, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, Arcantère, Paris, 1992.