Alors qu'ils auraient pu être des Algériens, les harkis se sont battus pour ne pas le devenir. Le minimum qu'ils escomptaient aurait été qu'ils soient «promus» français. Ils ne le furent pas ou ils le furent de pure forme, ainsi que leurs enfants. Ils étaient des sous-hommes, dans l'«Algérie française», qui ont cru faire le bon choix contre leurs pareils et aux côtés des maîtres d'alors, ils n'ont pas changé de statut. Que de ruptures et que de compromissions il leur a fallu pour en arriver là ! Aujourd'hui encore, ils luttent pour «être considérés comme des citoyens français rapatriés d'Algérie, avec la reconnaissance des pouvoirs publics pour les sacrifices consentis.» Ou bien ils se font une raison assez élaborée : «Sans colonisation, il n'y aurait pas eu de guerre et pas de harkis.» A cause de ce déni de reconnaissance, la deuxième génération de harkis compte 40 % de demandeurs d'emploi, 60 à 70 % de Rmistes et moins de 30 % qui travaillent normalement au sein de l'une des économies les plus prospères au monde. Il y a 48 ans, Pierre Messmer, ministre de la Défense à l'époque, donnait ordre à l'armée française de ne pas rapatrier les harkis sur le territoire français : «Il me revient que plusieurs groupes d'anciens harkis seraient récemment arrivés en métropole. Je vous communiquerai, dès qu'ils seront en ma possession, renseignements précis sur importance et origine des groupes, ainsi que, si possible, sur responsables leur mise en route - stop - dès maintenant je vous prie d'effectuer sans délai enquête en vue de déterminer conditions départ d'Algérie de ces groupes incontrôlés et sanctionner officiers qui pourraient en être à l'origine - stop -». Ceux qui ont imité les pieds-noirs, convaincus que c'était leur bon droit, vont découvrir brutalement, à leur corps défendant, les raisons qui ont poussé ce qui fut leur peuple à s'insurger. Parqués dans d'anciens camps militaires (Larzac, Bias, Bourg-Lastic…) ou dans des «hameaux forestiers», ils sont traités en parias et maintenus dans le code de l'indigénat. Les harkis, qui croyaient s'être émancipés par leur engagement armé, ont, de fait, maintenu leur état de colonisés. Ecartés du pays qu'ils ont cru le leur, ils devaient cesser d'être visibles. Le colonialisme commettait son dernier crime. La ségrégation a joué jusqu'au bout parce que l'indigène ne pouvait faire partie de la race des seigneurs. Il faut imaginer ces derniers jours où les «blancs» rejoignaient la mère patrie et où les harkis sont jetés après avoir servi. Désormais inutiles, ils devaient redevenir ce que, le temps d'une illusion, la pire de toutes, ils n'ont jamais cessé d'être. On n'a décidément pas enregistré beaucoup de progrès depuis le temps (1918) où un certain professeur Porot justifiait l'infériorité des colonisés en caractérisant ainsi l'indigène : « [sa] vie [est] essentiellement végétative et instinctive qui est surtout réglée par son diencéphale.» Les tentatives de focalisation de l'opinion sur les actes de vengeance des Algériens aux premiers jours de l'indépendance ne pourront jamais effacer le racisme dont les harkis n'ont jamais pu se débarrasser, ce racisme qui constituait la moelle de la société coloniale. Une prise de conscience s'opère : «J'ai pris conscience du fait que l'on n'avait pas à opposer les immigrés et les harkis. Je considère aujourd'hui qu'il y a des immigrés économiques et des immigrés politiques, les harkis. Lorsque je dis que les harkis sont des immigrés comme les autres, je provoque un tollé. Pourtant, ces populations se heurtent, aujourd'hui, aux mêmes difficultés. Elles subissent les mêmes discriminations. Que l'on soit fils de harki ou fils d'immigré, on est confronté aux mêmes problèmes pour trouver un logement, un emploi. Le délit de faciès, de patronyme existe dans les deux cas.» (Amar Assas, fils de Harki, responsable de l'association Harkis et droits de l'homme) Le problème des harkis est un problème de Français non reconnus comme tels par leur pays et toute stigmatisation des Algériens, pour leur comportement d'après guerre, relève du nuage de fumée. Il y a soixante-cinq ans, d'autres hommes, pas harkis ceux-là, des Algériens engagés contre le fascisme, ont découvert à leur retour dans leurs foyers la vérité du colonialisme. Ils ont été des libérateurs de l'Europe assujettie au nazisme, ils sont redevenus des «indigènes» dès que les premiers cris de victoire ont retenti. Ils subissent l'un des traumatismes que seul l'état de colonisé peut faire vivre. Le «monde libre» en fête n'entend rien ou ne veut rien entendre des cris et des râles des dizaines milliers d'Algériens massacrés par des hordes criminelles pleines de haine et de mépris pour la vie de ceux qui ont «osé» seulement penser que eux aussi avaient droit à la joie d'être libres. Le déclenchement de la lutte de libération nationale va ensuite libérer la violence nue de l'oppression et pas seulement lors des combats ou à l'occasion de la guerre. Des témoignages dénotent des types de rapports que le système colonial autorise en toute impunité : «Dans la vallée du Chélif, quand les colons avaient maille à partir avec des ouvriers agricoles algériens qui contestaient le non-paiement de leur travail, ils appelaient l'armée, et les rebelles étaient passés à tabac puis à la gégène par les soldats. Certains militaires faisaient cela de bon coeur, sans se faire prier. Alors, dire que la colonisation avait quoi que ce soit de positif est pour moi scandaleux. La colonisation, c'est la contrainte par la force pour soumettre un peuple. Ce qui est incroyable, c'est que, quarante-quatre ans plus tard, cette guerre nous touche toujours autant» (Henri Malavergne, retraité, ancien appelé du contingent, Bagnolet Seine-Saint-Denis). La violence totale au service de la société n'a jamais cessé ; elle a pu connaître des périodes de latence individuelle ou collective mais c'était au prix de la soumission des colonisés. Cette violence avait un contenu et un objectif. Le contenu était idéologique et la justifiait par la minoration extrême de l'Algérien. L'objectif est de le maintenir dans cet état et de veiller à ce qu'il ne puisse jamais tenter de le contester. Le carnage de mai 1945 a dépassé le seuil à partir duquel la violence cesse d'être opératoire. A partir de ce seuil, il n'était plus possible de se soumettre. Le déchaînement de sauvagerie a fait voler en éclats les derniers verrous de la révolte. Le drame d'aujourd'hui est que cela n'est pas encore reconnu par ceux qui, au contraire, continuent de nier leurs crimes.