On ne devrait pas s'étonner plus que ça du retour en grandes pompes au journal de 20h et dans la culture populaire de l'espion et la paranoïa qui va de pair. Il y a le blockbuster Salt, avec Angelina Jolie en agent de la CIA qui s'avère être (attention spoiler, même s'il est moins grave qu'il en a l'air) un agent dormant du KGB, formée dès l'adolescence à infiltrer les centres névralgiques de la puissance américaine et attendre le signal indiquant le «Jour J» où elle participera alors à l'ascension de l'empire russe et la destruction de son ennemi juré. Et dans Rubicon, une toute nouvelle série de la chaîne américaine AMC, c'est espionnages et paranoïa, même si les détails nous sont encore inconnus. («Les conspirations ne sont pas toutes des théories» assène la bande-annonce.) En juin dernier, le FBI a arrêté dix espions dormants russes installés en Virginie et dans le New Jersey depuis plusieurs années (d'ailleurs, à part mener une vie de coq en pâte, on ne sait pas trop ce qu'ils venaient faire aux Etats-Unis). Et ce mois-ci, un scientifique nucléaire iranien, passé aux Etats-Unis après avoir joué l'informateur pour la CIA, est retourné à Téhéran, où ses chefs affirment aujourd'hui qu'il est agent double, et qu'il avait pour mission de fournir de fausses informations à la CIA. Donc un film et une série aux intrigues passablement absurdes sortent au moment même où la presse et les journaux télévisés font leurs choux gras d'histoires étrangement similaires ; un timing aussi parfait, c'est du pain béni pour les producteurs. Alors faut-il s'attendre à une seconde guerre froide, ou bien ainsi va le monde, avec son chapelet d'intrigues baroques ? Comment distinguer un vrai espion d'un faux, et qu'est-ce que ça change, au fond ? Dans un monde manipulé et plus troublant que jamais, impossible de déterminer avec certitude ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Rien de plus normal donc que nous nous trouvions une fois encore à errer dans un «désert de miroirs». Cette expression a été inventée par James Jesus Angleton, qui fut à la tête du contre-espionnage américain de 1954 à 1975, et qui sait ce qu'il en retourne. Lui est devenu fou, dans ce désert. C'est ce qui arrive à tous ceux qui y restent trop longtemps. Ainsi fonctionne la bête. Ce qui est arrivé à Angleton n'a rien d'extraordinaire dans ce milieu, et permet de faire la lumière sur ces histoires qui font la une des journaux aujourd'hui. Un environnement propice à la paranoïa Tout a commencé en 1961 lorsqu'Anatoly Golitsyn, un major du KGB, est passé aux Etats-Unis. Angleton, alors chargé de son interrogatoire, a déclaré que Golitsyn était non seulement de bonne foi, mais qu'il pourrait s'agir en plus du transfuge le plus précieux depuis bien longtemps. Golitsyn leur a fourni pas mal de renseignements sur des agents doubles soviétiques, mais il leur a aussi raconté n'importe quoi, comme par exemple que le clivage sino-soviétique était un canular. (Des années plus tard, il affirmait dans ses livres que le glasnost est la perestroika de Gorbatchev en étaient aussi.) Tout cela caressait Angleton et son intérêt pour les théories du complot dans le sens du poil. Puis en 1964, Yuri Nosenko, un autre officier du KGB qui travaillait pour la CIA, décida de se retirer, expliquant que son statut d'agent double était sur le point d'être découvert. En arrivant de Russie, Nosenko avait affirmé deux choses à la CIA : que le KGB n'avait aucun lien avec Lee Harvey Oswald, l'assassin de John F. Kennedy quelques mois plus tôt, et que Golitsyn –à l'époque dans les petits papiers d'Angleton – a été envoyé par le KGB pour infiltrer les services secrets américains. Ce qui a beaucoup fait rire Golitsyn, qui a à son tour affirmé que c'était Nosenko la taupe. C'en fut trop pour Angleton et ses sbires – ainsi que pour d'autres agents de la division soviétique de la CIA, qui avaient eux aussi des doutes sur ce nouveau transfuge– qui décidèrent de mettre Nosenko en cellule d'isolement pendant trois ans et demi, dont un an dans un grenier sans chauffage ni ventilation, pour qu'il avoue être un espion à la solde de Moscou. Nosenko fut finalement relâché en 1969 après que les hautes autorités de la CIA et du FBI conclurent qu'il disait la vérité. (Il fut envoyé dans un autre pays sous un autre nom et mourut en 2008; Golitsyn lui, serait toujours vivant.) Cette saga ne fut rendue publique qu'en 1974, lorsque le sénateur Franck Church décida d'enquêter sur les malversations de la CIA. En fait, personne en dehors des cercles du renseignement n'avait entendu parler d'Angleton jusqu'à ce qu'il soit assigné à témoigner. Aujourd'hui encore, certains ont des doutes sur l'affaire Nosenko/Golitsyn. D'autres (un peu moins crédibles) se demandent même si Angleton lui-même n'était pas un agent double soviétique. Sinon, pourquoi aurait-il saboté avec force détermination la division contre-espionnage, celle qui cherche à infiltrer ses agents chez l'ennemi, et démasquer ceux que l'ennemi à infiltrés ? A la fin des années 1940, Angleton déjeunait toutes les semaines avec Kim Philby, qui travaillait au bureau de liaison de Washington pour les services secrets britanniques. Beaucoup pensent que la paranoïa d'Angleton s'est développée lorsqu'on découvrit que Philby était un espion soviétique, chose dont Angleton ne s'était jamais douté. Les plus extrêmes des conspirationnistes vont encore plus loin : qu'Angleton ait été si proche de Philby et qu'il ne l'ait jamais dénoncé suggère qu'Angleton lui aussi était à la solde de Moscou. D'où ce «désert de miroirs» (qui est également le titre d'un classique sur le sujet écrit par David Martin). Si vous êtes dans le contre-espionnage, votre travail c'est d'être méfiant. Où tracer la ligne entre prudence et paranoïa – si tant est qu'il y en ait une– est une affaire quotidienne. Et les exigences d'un tel poste ont souvent tendance à vous pousser au-delà de cette ligne. Angleton dirigea le contre-espionnage pendant plus de 20 ans. Au cours de sa carrière, il accusa entre autres le chancelier ouest-allemand Willy Brandt, le Premier ministre canadien Pierre Trudeau et le Premier ministre britannique Harold Wilson d'être des espions soviétiques. Lorsque William Colby, le chef de la CIA, le remercia en 1975, lui et ses disciples accusèrent naturellement Colby d'être la taupe ultime du KGB. Partout dans le monde et depuis la nuit des temps, les services de renseignement ont toujours bluffé ou carrément menti. A quel moment la prudence devient-elle paranoïa ? Prenez l'affaire Shahram Amiri, le chercheur iranien passé aux Etats-Unis après avoir été informateur pour la CIA, et re-passé à l'Iran. En arrivant à Téhéran, Amiri a d'abord affirmé avoir été kidnappé et torturé par les Américains, puis, voyant que l'histoire n'intéressait pas grand-monde, le gouvernement iranien a alors déclaré qu'Amiri était en fait un agent double depuis le début . Une affaire à la complexité vertigineuse D'abord, à moins de travailler dans les hautes sphères du renseignement, on ignore ce qu'Amiri a dit à la CIA. Il serait une source parmi d'autres contactées pour l'élaboration du National Intelligence Estimate de 2007 sur le programme nucléaire de l'Iran. Mais qu'a-t-il aidé à confirmer exactement ? Que l'Iran continuait à produire de l'uranium enrichi, ou, plus controversé, que le pays avait abandonné la fabrication d'armes nucléaires ? Disons qu'Amiri ait dit à la CIA que l'Iran ne produisait plus d'armes nucléaires. Avec le recul, qu'est-ce qu'on peut en déduire ? Si c'était effectivement un agent double depuis le début, est-ce que cela signifie qu'il a menti, et donc que l'Iran continue de fabriquer des armes nucléaires? Ou bien disait-il la vérité en espérant qu'une fois revenu en Iran, les Américains se disent qu'il mentait, et que les Iraniens ne produisent effectivement plus d'armes nucléaires mais veulent nous le faire croire pour renforcer leur pouvoir de négociation ? Autrement dit, même si la CIA connaît le véritable statut d'Amiri, impossible de savoir si ce qu'il leur a dit est vrai. Et peut-être même qu'un Angleton iranien se demande si Amari n'est pas un triple agent ; un agent double lorsqu'il est passé aux Etats-Unis, mais que la CIA a fini par convaincre de travailler pour eux. Lorsqu'Amiri est retourné à Téhéran, les autorités américaines ont confié aux journalistes qu'il tenait le rôle d'informateur pour la CIA pendant des années alors qu'il travaillait à l'université Malek Ashtar, qui, selon lui et d'autres sources, servait de couverture pour la recherche dans la production d'ogives. La presse nous donne l'impression que les Américains étaient tellement furieux de la trahison d'Amiri qu'ils ont décidé de se venger en montrant au gouvernement iranien qu'ils n'étaient pas les seuls à s'être fait berner. Mais ces fuites sont peut-être une ruse pour convaincre les Iraniens qu'Amiri a vraiment re-retourné sa veste, alors qu'il joue en fait la taupe pour la CIA. Une technique assez répandue dans le contre-espionnage, mais un véritable casse-tête aussi: si un espion semble au-dessus de tout soupçon, alors on peut le soupçonner d'être à la solde de l'ennemi. Mais s'il est louche, alors il doit être honnête; pourquoi l'ennemi enverrait un espion si peu discret ? Amiri est-il un espion trop «évident» pour faire partie de la CIA ? Est-il possible donc, que ce soit le cas ? Ou les Américains cherchent-ils simplement à en persuader le contre-espionnage iranien, afin de créer le doute sur tout ce qu'il a jamais dit et fait? Ou bien n'y a-t-il personne d'assez intelligent et sournois pour mettre au point un scénario de ce genre ? Ces dilemme, ces puzzles sont, d'une certaine manière, plus simples à analyser aujourd'hui qu'à l'époque d'Angleton. Prenons le cas de ces agents du Mossad qui ont assassiné le commandant du Hamas Mahmoud al-Mabhouh à Dubaï en janvier dernier. Grâce à des fichiers trouvés sur des ordinateurs et à des caméras bien placées, on a pu traquer leurs moindres faits et gestes, depuis leurs faux passeports aux postiches achetés pour passer incognito, jusqu'à l'éxecution d'al-Mabhouh. Nul doute qu'avec des techniques similaires, les agents du FBI et de la CIA ont déjà un dossier sur tout ce qu'Amiri a pu faire pendant son séjour aux Etats-Unis – le moindre appel, le moindre achat par carte de crédit, le moindre excès de vitesse – et qu'ils cherchent des indices pour savoir qui il est vraiment et ce qu'il faisait sur le territoire. Mais n'importe quel agent du contre-espionnage pourrait penser qu'Amiri, conscient d'être suivi à la trace, feintait délibérément pour tromper la CIA. Dans le monde de l'espionnage, il faut tenir le mensonge pour acquis. Mais dans quelle mesure ? Même le plus prudent des espions finit toujours par faire quelque chose qui le trahit. Mais quand ? Et comment faire la différence entre une feinte et une gaffe ?