Comme de nombreux penseurs de l'Antiquité, le philosophe Epictète pourtant assez mal connu, avait privilégié la parole vivante dispensée à des disciples. C'est le principal d'entre eux, Arrien, qui mit son enseignement par écrit afin de le publier et qui transmit ainsi en Occident la pensée de l'un des maîtres du stoïcisme latin, élevé au rang de doctrine morale. Un ancien esclave affranchi Originaire d'Asie Mineure, Epictète est né à Nicopolis (Asie Mineure) vers 50 après Jésus-Christ et est mort vers l'année 125. Il arrive à Rome comme esclave d'Epaphrodite, lui-même affranchi de l'empereur Néron. Il y entend les leçons du philosophe stoïcien Musonius Rufus, qui le marquent durablement. Une fois lui-même affranchi, il peut ouvrir sa propre école, mais, en 94, il est frappé par la mesure de l'empereur Domitien, qui bannit tous les philosophes de Rome et de l'Italie. Il s'établit alors en Epire, dans la ville grecque de Nicopolis, fondée par l'empereur Auguste pour commémorer sa victoire sur le général romain Marc Antoine et la reine d'Egypte la grande Cléopâtre VII dans la bataille navale d'Actium (31 avant J.-C.). Dans cette cité portuaire ouverte sur l'Italie, il ouvre une seconde école dont le rayonnement sera important dans toute la péninsule italienne à cette époque. Le futur historien et haut fonctionnaire romain Flavius Arrien est l'un de ses plus fervents disciples du philosophe Epictète. Ce dernier prend, alors, d'abondantes notes, qui sont parvenues à la postérité sous le nom d'Entretiens (ou Diatribes) et de Manuel (ou Enchiridion). Les Entretiens Les quatre livres d'Entretiens que nous possédons semblent correspondre à la moitié seulement de ceux qui furent compilés par Arrien. Ils constituent toutefois l'un des textes les plus complets de la littérature stoïcienne, les autres auteurs ne nous étant principalement connus que par des fragments. Le Manuel («livre que l'on garde en main») est un recueil des réflexions du maître les plus décisives, élaboré ultérieurement par Arrien. Les Entretiens n'obéissent pas à une ligne de conduite prédéterminée ; ils sont en cela le reflet de la liberté de parole d'Epictète. Les sujets qu'ils abordent ne relèvent généralement pas de la physique ou de la logique : la technicité philosophique y est supposée plus qu'exposée. Le propos est principalement ascétique et éthique : le titre de Diatribes désigne d'ailleurs un genre littéraire, emprunté au cynisme et consacré à la prédication morale. Par des exhortations parfois véhémentes adressées à un interlocuteur fictif, l'auteur l'invite à se détourner d'une vie déréglée. Le but est ainsi de remémorer au disciple des règles de vie simples ou des questions permettant l'examen critique de soi. La philosophie comme sagesse Si l'éthique est dominante dans les Entretiens, elle n'en est pas le seul objet. L'éthique repose sur une physique et une logique conformes au stoïcisme tel qu'il était apparu dans ses premières formes, au IIIe siècle avant J.-C., soit quatre siècles avant Epictète. La maxime «Supporte et abstiens-toi», par laquelle on résume souvent la philosophie d'Epictète, ne prend tout son sens que si elle est reliée à son fondement cosmologique. La sagesse, en effet, n'est pas seulement affaire de résignation ; elle repose sur une juste compréhension de l'ordre du monde et de la place que l'homme y occupe. Nature et raison L'unité du monde est constituée par un principe immanent, une âme du monde, que l'on peut appeler Dieu ou logos. Toutes les parties du monde sont ainsi unies par des liens d'interdépendance vivants et rationnels. Dès lors, il est contraire à la raison et à la nature des choses de se considérer comme extérieur au monde, d'ériger sa propre volonté en principe des choses. «Suivre la nature», commandement stoïcien par excellence, équivaut à «suivre la raison» : la raison n'est pas d'abord une faculté propre à l'homme, elle est le principe ordonnateur de la réalité. La raison de l'homme participe à la raison du monde. L'éthique est, donc, indissociable de la connaissance : la vérité est la voie du salut. L'ignorance nous fourvoie en nous empêchant de discerner l'objet juste du désir. Les sceptiques ont raison de dire que ce ne sont pas les faits qui nous affligent, mais nos jugements. Il faut, cependant, ajouter, contre les sceptiques, que ce sont nos jugements faux qui nous perdent et non pas les jugements en général. Il importe, donc, de savoir distinguer ce qui dépend de nous (tel le jugement) et ce qui ne dépend pas de nous (tel le corps) pour ajuster notre désir au possible. On ne doit pas seulement supporter les choses qui ne dépendent pas de nous, mais on doit aussi admettre qu'elles participent à la perfection du monde : de la résignation, le vrai sage passe au consentement. Le consentement est l'expression même de sa liberté intérieure. Une immense postérité Epictète a exercé une forte influence sur le célèbre empereur romain, le sage Marc Aurèle – auteur des Pensées pour moi-même -- et sur le néoplatonisme tardif. Ainsi, Simplicius en donne un commentaire au IVe siècle. Les auteurs chrétiens paraphrasent le Manuel dès le Ve siècle. Descartes s'inspire d'Epictète pour formuler la troisième règle de sa «morale par provision» (Discours de la méthode, IIIe partie). Pascal le fait dialoguer avec Montaigne dans son Entretien avec M. de Sacy (1655), sur les «rapports de la philosophie et de la religion». Au XVIIIe siècle, le père jésuite Lorenzo Ricci en rédige un condensé, dans le Livre des vingt-cinq paragraphes, destiné à préparer les intellectuels chinois à accueillir le christianisme.