De guerre lasse, Bouadjadj dut céder. Avant d'entreprendre une nouvelle action, il devait attendre des instructions de Bitat. Mais Bitat s'était retranché dans la montagne de Chréa après l'échec de la caserne de Blida et surtout à cause des partes qu'il avait subies. Sans contacts, sans radio, sans journaux, il ignorait ce qui s'était passé à Alger et ailleurs. L'armée française étant en alerte, il attendait que passe l'orage et se trouvait, donc, dans l'impossibilité de donner des instructions à qui que ce fut. Il est aisé d'imaginer l'amertume de Rabah Bitat, membre du CRUA, qui avait déclenché la Révolution, et chef de la zone IV, maintenant terré dans la montagne. Certes, il n'avait pas eu à Alger ou à Blida les mêmes atouts que Ben Boulaïd dans l'Aurès, cependant, son échec est là. Rabah Bitat ne possédait pas la même expérience que Krim ou que Ben Boulaïd en dépit de son appartenance à l'ancienne OS. Il n'était pas non plus de leur «trempe». Ce n'était pas que son nationalisme fut moindre, non plus que son courage physique ou intellectuel, mais timide, effacé, ayant un constant besoin de s'appuyer sur un autre, il n'était guère prédisposé à conduire des guérilleros armés de fusils de chasse, de bombes artisanales, et devant se battre souvent à un contre dix. Il comptait sur le soutien permanent d'Ouamrane, que Krim lui avait envoyé pour le déclenchement, mais Ouamrane, après être parvenu à incendier et faire embrasser les hangars de la coopérative et les dépôts d'alfa de Boufarik, retourna en Kabylie. Les Algérois découvraient, alors, le quadrillage. Des patrouilles militaires, de cinq hommes et un sous-officier, en «colonne par un», parcouraient la ville dans tout les sens, contrôlant les identités, surveillant les bâtiments civils, administratifs et militaires. Ce n'était pas encore la bataille d'Alger avec les chevaux de frise barrant les rues, ni le couvre-feu mais l'aspect de la ville commençait à se modifier. L'armée complétait ou suppléait les forces de polices notoirement insuffisantes en nombre. Un journaliste observa : «Les patrouilles vont faire partie du décor. Elles deviendront même le baromètre de la tension algéroise, les variations se mesurant à la façon dont les soldats porteront leur armes : à la bretelle, quant tout sera calme, à la main, prête à servir lorsque le fièvre montera.» L'Echo d'Alger titrait «Frapper vite et fort ! », la Dépêche quotidienne, quant à elle, demande de «Frapper à la tête». De leur côté les hommes du directeur de la sûreté, Vaujours, allaient s'y employer et accomplir en un temps record une mission qui sort de l'ordinaire. En dix jours, ils démantelèrent toute l'organisation FLN de l'Algérois ! Le chef des commandos d'Alger entreprit alors de grossir les rangs du FLN, en s'adressant d'abord aux ex-centralistes du MTLD, dont il espérait que le déclenchement de la Lutte de libération nationale aurait modifié l'attitude craintive et attentiste. Il déchanta : ceux qu'il contacta l'éconduisirent en toute hâte…. La campagne du fameux Lahouel qui disait partout aux militants : «On vous mène à l'abattoir», avait impressionné beaucoup de ceux qu'il voulait recruter. Il fallait une forte dose d'inconscience ou de détermination pour ne pas désespérer. Et Bouadjadj eut le savoir-faire nécessaire à l'envergure du moment. Il savait que les actions des villes et des campagnes de l'intérieur n'étaient pas à négliger, mais il était aussi convaincu que pour frapper l'opinion internationale, il était indispensable que la capitale bougeât. Et alors la question qui se pose et vient immédiatement à l'esprit est : «Comment faire bouger Alger sans chef, avec seulement, une poignée de militants et quelques pétards devant l'armée et la police devenu depuis, très vigilantes ? » Il résolut d'assister à une réunion du groupe de réserve de Yacef Saâdi qui se tenait au boulevard Saint-Saëns, chez Berrazouane. Mais les abords de ce domicile, étaient totalement bouclés par des militaires venus de Blida. Bouadjadj rebroussa chemin, pensant qu'il valait mieux attendre que la situation s'améliore. Il se trompait, car quelques jours après, une vaste opération la police saisit la quasi-totalité du stock d'armes du FLN. Pour Bouadjadj, il était urgent d'attendre, c'est ce qu'il fit, sans plus chercher à prendre contact avec ses commandos disséminés. Et enfermé chez lui comme beaucoup d'autres patriotes, il n'eut d'autre consolation que de se mettre à l'écoute des bulletins d'information de toutes les radios qu'il pouvait capter. Le samedi matin, à 5 heures, on cogna à sa porte : «C'est peut-être Bitat ou un de ses émissaires», pensa-t-il, en ouvrant la porte. Non ce n'était ni l'un ni l'autre. Ce sont les agents de la DST, et ce fut la fin de l'action armée de Zoubir Bouadjadj, à qui il ne restait que la résistance passive, dans un premier et long interrogatoire musclé auquel il résista du mieux qu'il put chez la DS. La PRG prit le relais, le confrontant à ses compagnons, Abdesselam Habbachi, Tafiroud Foudil, Naît Merzoug, Mostefa Zergaoui, Kechida Aïssa et Boukechoura Mourad. Bouadjadj nia toute participation à «l'affaire du 1er novembre» et affirma ne pas les connaître. Zergaoui avoua lui avoir donné des armes. Qu'importe, Bouadjadj continuera farouchement de nier : «Je ne sais, de tout cela, que ce que j'ai appris par les journaux ! » Il faudra les arrestations de Kaci Belouizdad et Merzougui pour que Zoubir Bouadjadj fasse des aveux. Les succès de la police dans la capitale étaient abondamment répercutés dans la presse et remplissaient d'aise la population européenne. Les ultras tiraient à leur façon les enseignements de la «Toussaint rouge». Ils tenaient les principaux responsables… les Français libéraux d'Algérie et de métropole ! Ils ne voulaient pas admettre «que les indigènes que l'on connaît bien aient pu par eux-mêmes mettre au point l'organisation insurrectionnelle du 1er novembre». On peut aujourd'hui rester confondu devant cette interprétation, mais en 1954, elle avait des adeptes. A l'époque, le maire de Koléa, Gabet, déclarait par exemple : «Pour l'indigène qui ne peut nourrir ses cinq ou six gosses, est-ce voter qui est sa préoccupation dominante ? Permettez-moi de vous dire qu'il s'en fout ! Qui se préoccupe de cela ? Les agités, ceux à qui la France a donné l'instruction, ceux à qui cette instruction est encore journellement donnée. ` Et là, je dis à l'Assemblée algérienne que son programme de scolarisation horizontale, qui amène des maîtres jusqu'à l'intérieur des forêts pour apprendre aux gosses qui gardent leurs chèvres en jouant de la flûte en réciter à eux-mêmes des vers de La Fontaine, ce programme est une folie ! » Bitat parvint, enfin, à regagner Alger. Les familles des militants arrêtés l'informèrent de la situation et lui conseillèrent de s'en aller au plus tôt… Mais partir où ? Plus d'argent, plus de contacts et l'arrestation possible à chaque coin de rue. Un instant, Bitat eut le même réflexe que Bouadjadj : tenter une dernière fois d'amener Lahouel et les hommes du comité central du parti à résipiscence. Mais pour réussir cela, il eut fallu, au moins, que les explosions d'Alger eussent été plus spectaculaires et la répression de moindre dimension. Rabah Bitat renonça. L'arrestation des membres des commandos et la saisie des armes par la police, finirent de l'accabler. «Que faire sans armes ? Faire la révolution avec des couteaux ! », songea-t-il. Alors, il se souvint d'un certain Yacef Saâdi que Bouadjadj avait mis en réserve. Bitat apprécia cette prudence de Bouadjadj et évalua combien était salutaire cette prévention ! Car, si Yacef et son équipe étaient, comme tous les autres, entrés en lice le 1er novembre, il est fort probable qu'ils eussent été mis hors de combat eux aussi, et la suite des événements eut été à tout le moins modifiée. Bitat découvrit Yacef dans la Casbah : un jeune homme souriant au physique de play-boy de banlieue, plein de fougue et de détermination, qui affirmait avoir une petite équipe de douze bons hommes sûrs et prêts à passer à l'action. Il fit une très bonne impression à Bitat, mais pour l'heure, il ne lui demanda que de l'héberger chez lui, et pour l'action on verrait plus tard. (Suivra)