Ceci est le récit de deux jeunes harraga natifs de la ville de Ténès, dans la wilaya de Chlef, que nous avons rencontrés, après avoir été expulsés par les autorités espagnoles. Ne dépassant guère la trentaine, ils décidèrent en cette nuit du 14 octobre, de franchir le pas en tentant la traversée pour rejoindre l'Espagne. Tout d'abord, les préparatifs de cet odyssée. Il fallait trouver d'autres candidats afin de former une équipe cohérente et susceptible de cotiser et de prendre en charge les frais induits par une telle opération. Il faut dire que l'équipement coûte très cher, particulièrement pour de jeunes chômeurs : l'embarcation le moteur, les moyens de navigation (GPS et boussole) l'essentiel et enfin de la nourriture reviennent au bas mot à plus de 60 millions de centimes. Sur ce point, le problème apparemment ne s'est pas posé et le groupe fut rapidement constitué. Il sera formé de 8 personnes. S'en suivit l'achat des moyens de la traversée. Là, contrairement à la première phase, la tâche était délicate, car on ne devait pas éveiller les soupçons aussi bien de la famille que des services de sécurité. L'embarcation coûtera 16 millions de centimes, le moteur 30 millions de cts., le GPS 2,5 millions de cts, la boussole 1, 6 million de cts, et environ 7.500 DA d'essence. Quant à la nourriture, les jeunes harraga optèrent pour des dattes, du jus, de l'eau et quelques sachets de lait. Enfin, il ne restait qu'à prendre la décision finale pour le jour, qui devrait être prise en fonction des conditions météorologiques. On fit le serment de ne rien dévoiler qui risquerait de faire capoter le projet. « Chaque jour on consultait la météo sur Internet, et il faut dire qu'en ce début de mois de décembre les conditions n'étaient guère favorables pour une traversée. Jusqu'au jour où, l'un de nous nous fit part de l'amélioration du temps synonyme du grand départ ». Immédiatement, la date de l'acheminement de l'embarcation et des vivres fut fixée au 14 octobre 2008. Vers 3h du matin, la bande de copains prend la mer. Ils s'éloignent silencieusement des côtes et laissent derrière eux les lumières d'El-Marsa. Bien que ce soit le mois de décembre, la mer est calme et la nuit douce. «C'était un signe encourageant après plusieurs jours d'appréhension, et l'ambiance était plutôt à la détente et à la plaisanterie. Nous étions enfin partis sans encombres, la suite, mourir et survivre était à la grâce de Dieu. La mort ensemble ne nous effrayait plus et la provoquer nous rendait plus forts, plus dignes». A 80 miles de nos côtes, et après 30 heures de navigation, la mer changea subitement. Les étoiles disparaissent derrière de gros nuages visibles malgré l'obscurité de la nuit, le vent se leva et la houle creusa des vagues de plus en plus hautes. Les ennuis commencèrent. « C'était la limite de la météo algérienne et nous aurions du consulter celle de l'Espagne. Cette nuit-là, nous avons failli chavirer plusieurs fois, malgré toute notre expérience. Qu'à cela ne tienne ! Pas question de faire demi-tour. Le point de non retour fixé à 70 miles (130 km) par la réserve de carburant était encore loin. C'était arriver ou mourir». Le jour qui se lève dévoile de gros nuages sombres et bas. La journée sera sans lumière et la visibilité très mauvaise. La mer est toujours très agitée et le vent changeant. L'embarcation progresse difficilement et ses occupants commencent à craindre une surconsommation de carburant ou une panne de moteur. Dans les deux cas, c'est la dérive, le mauvais coup du destin. Quand soudain, un supertanker pointe à l'horizon et se dirige droit, dans notre direction. Ce pétrolier battant pavillon iranien nous a repérés et tente de s'approcher de nous pour nous porter assistance, car réellement nous étions en difficulté. Il s'approcha lentement de notre embarcation de peur que le remous des vagues ne nous fasse chavirer. Du haut de la passerelle, les marins nous jetèrent des vivres et des vêtements mais refusèrent de nous faire monter à bord. On saura plus tard que les gardes-côtes espagnoles ont été avisés de notre présence dans les eaux territoriales hispaniques, par le commandant du bateau iranien. Un hélicoptère militaire espagnol fut le premier à nous survoler puis, une heure plus tard, un bateau de la Croix-Rouge espagnole nous rejoignit. On était pris. Chacun de nous vit ses rêves s'envoler. On avait presque atteint notre but, nous étions à une heure du bonheur. Notre première destination sous bonne escorte, faut-il le souligner, fut le port d'Almeria. Puis direction le centre de transit. Là des vêtements et des repas chauds nous ont été servis. Il y avait même un médecin qui nous a examinés. Ce qui nous a le plus marqué là-bas, ce sont les égards dont nous étions l'objet de la part du personnel. Beaucoup de respect. Pas un mot de travers, la politesse dans chaque phrase et nos droits qu'on nous rappelle à tout moment. Et à aucun moment, notre dignité n'a été bafouée. Un interprète a été sollicité pour nous assister. Après deux jours passés dans ce centre. On décida de nous transférer à Algesiras distante environ de 700 km. Là le séjour sera plus long, on nous gardera 35 jours en compagnie d'environ 500 harraga de différentes nationalités. Enfin, la dernière destination avant le retour au bercail sera Alicante. Le Consul général d'Algérie nous rendra visite dans les locaux de la police pour les procédures d'usage. On nous informe que nous allons être expatriés. On nous embarqua à bord d'un bateau algérien. Nous accostons au port d'Alger aux environs de 22 heures. Au niveau de nos services sécurité c'est interrogatoires, P.V., empreintes puis remise en liberté à une heure tardive de la nuit ». L'un des deux jeunes harraga que nous avons rencontré ne se déclara pas vaincu. Un mois plus tard, il récidive mais, cette fois-ci, avec un autre groupe de 13 personnes. Là également « la chance » n'a pas été au rendez-vous. En effet, 3 heures après avoir pris la mer, un vent d'Est assez fort contraint le groupe à regagner la terre ferme. Détenteur d'un diplôme d'électromécanicien, cet ancien marin s'insurge contre les responsables qui ont octroyé, dans le cadre de l'emploi, des embarcations de pêche à des personnes n'ayant aucun rapport avec le métier, alors que son dossier « a été rejeté ». «Sans aucune perspective d'avenir la seule chose qui nous reste à faire c'est fuir notre pays au péril de notre vie», nous dira-t-il. Et de conclure enfin, «ce n'est que partie remise, je partirais coûte que coûte».