«Citoyen sans frontières», Stéphane Hessel n'en finit pas avec les engagements (1). A bientôt 92 ans, il continue à donner de la voix chaque fois que la justice est agressée et le droit mis à rude épreuve. Résistant au nazisme, déporté dans les camps nazis, ce diplomate de carrière - il a été numéro deux à l'ambassade de France à Alger à la fin des années soixante - milite pour un monde pacifié, juste et solidaire. Artisan, aux côtés d'autres, de la Déclaration universelle des droits de l'homme, il a été de tous les combats qui ont jalonné l'histoire contemporaine. Adversaire du nazisme, anticolonialiste, tiers-mondiste exigeant, défenseur des sans-papiers, humaniste en «croisade» permanente contre la misère, l'injustice et la faim. Fidèle à une ligne de conduite vieille de plusieurs années, il oeuvre en faveur du droit des Palestiniens à avoir leur Etat. Et dénonce, sans jamais faillir, la politique d'Israël. Le Quotidien d'Oran est allé à sa rencontre à son domicile parisien. Stéphane Hessel était accompagné, pour la circonstance, de son épouse, Christiane Hessel, née Chabry. Depuis 1987, date de leur mariage, les Hessel dédient des heures de leur quotidienneté aux causes justes. Le Quotidien d'Oran: Dans une interview à un média suisse au lendemain du déclenchement de l'offensive terrestre de Tsahal contre la bande de Gaza, vous dénonciez un «crime de guerre» et un «crime contre l'humanité». Ces qualificatifs s'appliquent-ils à la situation qui prévaut, depuis fin décembre, dans ce territoire palestinien ? Stéphane hessel: Oui je le crois, absolument. N'est-ce pas la définition qui a été donnée lors de la mise en place du Tribunal pénal international, chargé précisément de juger les gens coupables de ce genre de crimes. Un «crime de guerre» consiste, dans une confrontation armée, à bafouer les conventions du droit humanitaire. Dans ce genre de situation, l'humanité exige que l'on fasse la distinction entre des militaires qui s'affrontent et des civils que l'on se doit de protéger. Elle exige qu'on fasse un véritable effort pour en prémunir les civils et éviter les bavures. Ce n'est pas le cas de l'opération de l'armée israélienne à Gaza où, au contraire, on multiplie les bombardements de mosquées et d'écoles. Cibler non pas quelques individus mais l'ensemble du peuple, le peuple palestinien en l'occurrence, c'est bien un crime contre l'humanité. Q.O.: Mme Hessel, partagez-vous les propos de monsieur l'Ambassadeur ? S.H.: Totalement et sans ambiguïté. Nous qui allons de temps en temps à Gaza, nous mettons des visages sur ces drames. Ce sont des visages de civils qui, souvent, font un travail humanitaire auprès des enfants et des femmes. Nous supportons très mal ce qui s'y passe. Q.O.: Dans les réactions qui rythment cette actualité tragique, chacun va de son commentaire. Un tel en attribue la responsabilité à Hamas, accusé de rompre la trêve. Tel autre cible l'Etat hébreu. Qui en est responsable ? S.H.: On peut avoir sur cette question des avis différents. Peu importe de savoir qui de Hamas ou d'Israël est à l'origine de la violence. L'important, c'est de savoir pourquoi les événements à l'origine de cette situation ont amené Israël à commettre un nombre incroyable d'actes contraires à toute humanité. Celui qui a commencé, c'est le gouvernement israélien, en empêchant tout contact entre la bande de Gaza et le monde extérieur, qui a privé ses habitants de toute possibilité de vie normale. Il est évident que cela devait provoquer une réaction militante de la part de ceux qui, du côté palestinien, veulent la libération de leurs territoires. Qu'ils le veuillent avec une composante islamiste forte ou avec un désir de compréhension plus grande à l'égard des préoccupations d'Israël, cela importe peu. La situation infligée à Gaza ne pouvait ne pas provoquer des réactions violentes. Que le Hamas ait accepté pendant six mois d'interrompre le lancement de roquettes prouve qu'il était disposé à négocier. Mais fallait-il que le gouvernement israélien fasse quelques pas en faveur d'une libération des territoires occupés et la création d'un Etat palestinien. Aucun de ces pas n'a été accompli. C'est donc la responsabilité du gouvernement israélien d'avoir berné sa population, en lui faisant croire que sa sécurité dépendait d'une action violente contre le Hamas au lieu d'aller vers une négociation. C'est la responsabilité de ce gouvernement de n'avoir pas engagé un début de négociation sérieuse depuis la conférence d'Annapolis. Q.O.: Mme Hessel, comment qualifiez-vous la situation humanitaire dans ce territoire ? S.H.: Nous étions à Gaza pas plus tard qu'en octobre. Nous en sommes revenus catastrophés. La situation était déjà insupportable et les conditions de vie totalement épouvantables. Nous n'imaginons pas ce que ça peut-être aujourd'hui. Nous avons des contacts suivis via une association humanitaire, La Voix de l'enfant. Chaque jour, nous avons un correspondant au téléphone. Il a recueilli dans sa maison une quarantaine de personnes qui vivent entassées. Pas d'électricité, plus rien à manger. Les Gazaouis essayent de survivre. Les trêves quotidiennes, qui ne sont pas toujours respectées, leur permettent de sortir pour se procurer quelques vivres. La situation ne peut plus durer. Il faut d'urgence un accord de paix ou, à tout le moins, une trêve sérieuse dans la région. Q.O.: Le profil du Hamas suscite bien des commentaires aux yeux des gouvernements et des observateurs. On y voit, selon les cas, un mouvement terroriste, une organisation radicale ou un mouvement politique jouissant du soutien de la majorité des Palestiniens. S.H.: Que le Hamas soit un mouvement violent, qu'il tire sa source historique des Frères musulmans égyptiens, qu'il se sente proche de l'Iran, de la Syrie et du Hezbollah, c'est une réalité. Oui, il s'agit d'un mouvement violent. Mais dans la mesure où il est prêt à entamer des discussions, il faut le prendre au mot. Nous savons par les contacts pris, notamment par Jimmy Carter et Yves Aubin de la Messuzière (ancien directeur Afrique du Nord - Moyen-Orient au Quai d'Orsay), que le Mouvement est prêt à envisager une solution sur le moyen et long terme. Une sorte de trêve de quarante ans pendant laquelle il se satisferait de l'existence de l'Etat d'Israël à côté d'un Etat palestinien. Qu'il accepterait ce que la communauté internationale réclame depuis quarante ans à travers les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité. Le Hamas ne constitue pas un obstacle à l'adoption de ces textes. Lui faire confiance, penser qu'il va se transformer d'un mouvement islamiste violent en un mouvement pacifiste serait évidemment naïf. Mais lorsqu'on se trouve en situation de conflit comme c'est le cas d'Israël avec les Palestiniens, il faut négocier avec ceux qui paraissent crédibles dans le pays avec lequel on est en désaccord. Or, aux yeux des Palestiniens, le Hamas parait actuellement crédible, alors que Mahmoud Abbas, le chef du Fatah et de l'Autorité palestinienne, ne l'est plus. Il a fait trop de concessions sans obtenir le moindre progrès dans les négociations. Dans une situation de violence, il n'y a pas de sortie de crise sans une discussion avec celui qui peut la susciter et qui peut la faire cesser. Q.O.: Les adversaires de Hamas avancent comme pièce à conviction son programme politique. Un programme qui ne reconnaît pas Israël et les accords de paix signés par l'OLP au nom du peuple palestinien. Hamas peut-il évoluer sur cette question ? S.H.: Nous l'espérons, nous ne savons rien. Nous ne pouvons pas prévoir comment le Hamas va évoluer. En revanche, ce que nous pouvons dire, c'est que c'est Israël qui a encouragé le Hamas comme un opposant dont il pensait qu'il diminuerait la force du Fatah et de l'OLP. Israël est responsable pour avoir encouragé le Hamas. Il faut maintenant travailler avec lui et l'encourager à adopter une attitude plus constructive. On peut le faire avec l'aide des pays arabes qui, à Beyrouth, avaient proposé encore une fois à Israël une paix sur la base des résolutions du Conseil de sécurité. Si cette direction est prise par Israël, il n'est pas douteux que le Hamas soit obligé d'en accepter les données générales. Le Hamas ne pourrait pas résister à une négociation où Israël retiendrait les propositions faites par les pays arabes, les propositions d'Annapolis et les résolutions du Conseil de sécurité. Q.O.: Est-il possible de relancer le chaotique processus de paix alors que la bande de Gaza s'embrase ? S.H.: Une négociation est indispensable et le plus vite possible. Nous les citoyens du monde, nous qui militons pour la paix et l'harmonie entre les peuples, nous qui pensons qu'Israël a droit à l'existence mais n'a pas le droit de bafouer le droit international et les conventions humanitaires, nous en sommes profondément convaincus. Q.O.: Comment, dans les circonstances actuelles, une telle négociation pourrait-elle s'engager ? S.H.: Il faut que le gouvernement israélien issu des urnes de février 2009 soit soumis à une pression forte de la part de ses alliés et de tous ceux qui l'ont soutenu dans son existence tout au long des 60 dernières années. Cette pression doit tendre vers l'ouverture d'une négociation, dont les résultats ne peuvent qu'être favorables à la sécurité d'Israël. Israël a autant besoin d'un partenaire palestinien souverain que ce dernier a besoin d'un accord de paix avec Israël. La négociation est nécessaire, on l'a affirmé à Oslo, on l'a répété à Annapolis. Elle semble, il est vrai, d'autant plus ardue qu'il est difficile pour Israël de convaincre en ce moment sa population qu'elle peut vivre avec le retour de ses colons installés en Cisjordanie. Qu'elle peut vivre avec Jérusalem capitale des deux Etats... Q.O.: ... l'exercice semble des plus difficiles. S.H.: La population israélienne est malheureusement très mal préparée à accepter cette solution. Il faut que la pression vienne du monde extérieur. C'est la raison pour laquelle nous avons la naïveté de penser que si Barack Obama se dévoile comme un président vraiment soucieux de la paix et de l'avenir positif d'Israël et de l'Etat palestinien, les choses pourraient évoluer. Les Etats-Unis ont le pouvoir d'exercer sur Israël la pression nécessaire pour que la négociation reprenne vraiment et aboutisse. Q.O.: S'exprimant en tant que Juif, Pierre Vidal-Naquet - pour ne citer que lui - avait dénoncé, à maintes reprises, cette attitude - toujours de mise - assimilant à de l'antisémitisme toute voix qui dénonce la politique répressive d'Israël. Avant de s'éteindre en 2006, il avait insisté sur la nécessité de distinguer entre judaïsme, sémitisme et sionisme belliqueux. S.H.: Pierre Vidal-Naquet avait tout à fait raison. Cette distinction est indispensable. Dénoncer le sionisme lorsqu'il se manifeste par la violence contre les Palestiniens n'est aucunement une atteinte au sémitisme, au judaïsme. Cette distinction est relativement facile à faire pour ceux qui, comme moi, ont connu l'antisémitisme violent de la Seconde Guerre mondiale. Ils ne peuvent, en aucun cas, le confondre avec une critique raisonnable et justifiée contre le gouvernement d'Israël. Ce n'est pas de l'antisémitisme que de plaider, dans l'intérêt même du peuple juif, pour un changement de politique. Nous voudrions que les Juifs aient un Etat, qu'ils puissent vivre en paix avec les Palestiniens. C'est un objectif qui va dans le sens de la sympathie et de l'estime que l'on peut avoir pour tout ce que les Juifs ont apporté au Monde. Je rappelle que parmi les grandes figures qui ont nourri la civilisation moderne, il y a des Juifs, qu'il s'agisse de Moïse, de Jésus Christ, de Spinoza, d'Einstein, de Freud ou de Karl Marx. Nous devons à des Juifs beaucoup d'avancées au profit de la civilisation internationale. Ca n'a rien a voir avec la critique qu'il faut pouvoir apporter avec rigueur contre ce que les gouvernements israéliens successifs ont fait d'inadmissibles, d'insupportables et de dérogatoires à la dignité du peuple juif. Cette politique des gouvernements israéliens est porteuse de danger, car elle est de nature à susciter une recrudescence de l'antisémitisme. Les gouvernants israéliens devraient se poser cette question. En agissant comme ils le font à Gaza, ils favorisent la résurgence latente et tout à fait injustifiée de l'antisémitisme. ------------------------------------------------------------------------ (1) Stéphane Hessel : Citoyen sans frontières. Conversations avec Jean-Michel Helvig. Fayard.