C'est l'histoire d'une campagne où se sont confondus pouvoir, Etat et population pour faire élire un président, qui a décidé de le demeurer le temps qu'il voudra. «Le commandant de bord, Mr. Maâmar Ghanassi, et son équipage vous souhaitent la bienvenue à bord de ce boeing 737... ». Chaque matin, pendant 18 jours, les nombreux journalistes et photographes accrédités par la permanence du candidat Abdelaziz Bouteflika avaient droit à ce rituel que leur consacraient les hôtesses de la compagnie aérienne nationale, chacune à son tour. Certains confrères en sont arrivés même à les imiter à la perfection, surtout quand il s'agit de faire l'annonce des mesures de sécurité. Malgré la « manie » des représentants de la presse à rechigner sur n'importe quoi, l'équipage n'avait jamais dérogé à la règle de la bienveillance et de la disponibilité. Avec le sourire en plus. Visage souriant, le commandant de bord se mettait toujours en haut de la passerelle pour saluer ses passagers. Il était, durant toute cette période, disponible à recevoir en cabine qui le voulait. Mohamed Benaïssa, le chef de cabine, à la silhouette agile, n'a jamais manqué à ses obligations du bon accueil. Les hôtesses étaient d'une amabilité exemplaire, malgré la fatigue et la longue durée de la mission. « Mon Dieu, qu'est-ce que j'aimerais lui serrer la main », disait l'une d'elle quand, du haut de la passerelle, elle regardait le président-candidat près de son Glam (avion personnel), s'entretenir avec son directeur de campagne, Abdelmalek Sellal, pour certainement apporter des correctifs à son programme. Il en a d'ailleurs introduit beaucoup, pour visiter bien plus de wilayas que ce qu'il a été convenu initialement. De 6 prévues, Bouteflika en fera 34 sans souffler. Ce jour-là, il aurait, selon nos sources, demandé à Sellal de lui préparer la visite de Laghouat, Tamanrasset et illizi, des régions non prévues au début. Les responsables du staff de campagne, qui accompagnaient la presse, avaient exhaussé le vœu de l'hôtesse en organisant à la fin de l'une des escales, une séance photo avec le président-candidat. Dès le début de ce périple électoral, Abdesselem Bouchouareb, le directeur de la communication de Bouteflika, avait le premier donné le ton à une campagne dont les animateurs s'étaient interdits l'insulte et le reproche à l'égard des autres candidats. « Nous voulons une campagne sereine et forte, nous la commençons par nos rapports », avait-il dit à la presse à la première halte du candidat. Il en sera ainsi jusqu'au dernier jour, Bouteflika n'ayant à aucun moment prononcé un mot de travers à l'égard de ce qu'il a voulu être ses concurrents, le temps d'une campagne. Sellal, lui, saluait les journalistes à bord pratiquement à chaque vol, toujours avec le mot pour rire. Ce qui apportait une sacrée détente aux esprits déjà bien chargés dès les premières heures du matin. « Il est le président de la République ! » Ce sont les journalistes qui tâtaient le pouls de l'intéressement ou pas au candidat, d'une région par rapport à une autre. Ce sont eux qui arrivaient les premiers, en général deux bonnes heures avant le président-candidat. Dès la descente sur le tarmac, l'on relevait la présence soutenue des représentants des corps constitués qui battaient le pavé. L'autre uniforme, celui des walis, était bien visible de par son originalité par rapport à celui des policiers, gendarmes, douaniers et gardes communaux qui étaient ramenés en force pour garantir la sécurité. Les autorités locales étaient toutes là à attendre celui qu'elles recevaient comme président et non pas comme candidat. La nuance n'avait pas lieu d'être apportée, les choses étant ce qu'elles sont, l'Etat dans tous ses démembrements était au garde à vous. « Il est le président de la République ! », nous répondaient les walis qu'on a interrogés à cet effet. Plus besoin, depuis longtemps, d'envelopper le parti pris avec une note d'éthique ou de pudeur que la morale aurait éxigée. Bouteflika avait choisi de visiter, chaque jour de sa campagne, deux wilayas en même temps. Il lui est arrivé de se déplacer entre l'une et l'autre, en voiture. C'est quand l'une ou l'autre n'avait pas d'aéroport ou était en général à moins de 100 kilomètres de la première. Mis en bus, les journalistes devaient arriver les premiers sur les lieux du meeting ou du bain de foule. La population se devait, ce jour-là, d'être matinale. Dès les premières heures de la journée, elle se devait de se placer sur les abords des rues. Les troupes folkloriques, toujours les mêmes, étaient déplacées de wilaya en wilaya pour animer le passage du président-candidat. « Nous sommes à chaque fois contactés par la direction de la Culture de wilaya pour nous donner le programme », nous avaient dit leurs chefs. Le trajet entre une ville et une autre était parcouru sans aucun effet laser. C'était fait pour, les réseaux téléphoniques suspendus et la circulation interdite aux véhicules particuliers, pendant tout le temps que durait la visite de Bouteflika. « N'oubliez pas qu'il est président de la République, il doit être impérativement et absolument protégé », nous a répondu Sellal quand nous lui avions dit s'il estimait nécessaire de bloquer des villes entières pour le déplacement du cortège officiel. Si, lors de son passage à la coupole d'Alger, le président avait eu droit à un décor et des techniques de sonorisation modernes, à l'intérieur du pays, les choses sont restées telles quelles, d'un autre âge. « Parce qu'en face de lui, il n'y a personne qui mérite » Tout au long du trajet était placée une multitude de policiers ou de gendarmes (c'est selon les limites territoriales de la circonscription visitée), debout, droits, dos à la route pour surveiller les alentours. Il y avait autant de « gardiens » que les kilomètres qui devaient être parcourus. Pas âme qui vive sur les routes. Nous pensions aux malades qui devaient se déplacer ou appeler les urgences. En ces temps d'alerte générale, ils ne pouvaient faire ni l'un ni l'autre. Au premier regard journalistique, les foules étaient de tout temps denses et euphoriques. Elles tenaient à voir de près cet homme qui fait de l'Algérie ce qu'il veut. Ce « revenant » de l'histoire qui a réussi à se placer au-dessus de tous les pouvoirs qui, 5 ans avant à peine, prétendaient être toujours faiseurs de président. Les populations ont compris qu'il est le seul à décider de sa reconduction. Elles savaient qu'en même temps qu'il était en campagne, il était déjà président pour un troisième mandat. Beaucoup de citoyens nous disaient qu'ils allaient voter pour lui « parce qu'en face, il n'y a personne qui mérite ». En plus, « on sait qu'il va rempiler sans aucune difficulté, sans ou avec nos voix », susurraient ceux qui étaient dans les salles des meetings en même temps qu'ils applaudissaient fortement le candidat. C'est dire que le président n'avait aucunement besoin d'un taux aussi effarant de voix en sa faveur, pour le demeurer le temps qu'il voudra. Selon les observateurs, il n'a aucune force en face susceptible de le lui contester. Il aurait dû se contenter du peu pour faire bien. Sûr de lui, Bouteflika savait qu'il impressionnait les petites gens, ne serait-ce que par son fameux « Riyah ! » nouveau dans le lexique politique de l'Algérie indépendante tout autant que « Arfaâ Rassek ya Ba ! ». Il sait que ça fait toujours de l'effet. A un moment, à force de crier « Ryah ! » à un jeune homme dans la salle qui l'avait interrompu, l'on a pensé qu'il allait avoir un malaise. Le président affichait une forme splendide. De temps à autre, l'on remarquait une petite pâleur sur le visage qui n'affectait en rien son punch d'orateur intrépidement audacieux. Du politique, au révolutionnaire, en passant par le familier pour retourner à l'autoritaire, il passait par tous les tons, en l'espace d'un meeting. Il traversait, d'un pas alerte, les artères des villes à travers desquelles il prenait ses bains de foule. Il a animé 34 meetings et 17 rencontres de proximité. Qui l'eut cru ? « Refus de cautionner un pouvoir mafieux » Curieusement, Bouteflika fera le même effet sur les foules qu'il y a dix ans. Bien loin des sons du galal et du saxo, les intellectuels et les jeunes désoeuvrés n'avaient pas le coeur à la fête. C'est, dit-on toujours, cette fameuse majorité silencieuse. Beaucoup d'entre eux que nous avons pu croiser, le temps d'une attente, parlaient avec amertume, gagnés par le désespoir de vivre « impuissants » une reconduction de « la continuité », incarnée par un système qui est arrivé naturellement à sa fin. Beaucoup ne voulaient pas voter par, disaient-il, « refus de cautionner un pouvoir mafieux ». Il faut reconnaître que le président-candidat n'a calculé avec personne. Il évoquera tout le monde dans ses discours. Peut-être pas les retraités, comme nous l'a signalé un confrère. Mais, Bouteflika a certainement pensé les avoir inclus dans la catégorie des travailleurs ou alors dans celle des vieux « que je salue, avait-il dit, pour être venu me voir ». Le président aime les chevaux et les cavaliers. A chaque visite, il s'obligeait à une halte devant les groupes de fantasia ou de goums, comme on les appelle dans certaines régions. Il arborait un large sourire quand le signal était donné par leur chef pour un baroud d'honneur. Au milieu d'une troupe de karkabou, on avait remarqué un enfant d'à peine quatre ans. Haut comme trois pommes, il tenait des karkabou tout petits et essayait de faire les mêmes pas de danse que les autres membres. Ramdane a des yeux noirs comme la nuit, tracés de khôl. Il portait une tenue traditionnelle et avait la tête enturbannée. Il était beau à croquer. Mais personne ne pouvait l'approcher parce qu'il ne le voulait pas. A un confrère, Azzedine, qui avait tenté de le faire, il l'avait mordu en lui laissant une marque bien bleutée sur la main. Saïd Bouteflika, le frère du président, avait lui aussi essayé mais le petit, avec un regard plein de fierté, l'avait fui en se cachant derrière les plus grands de la troupe. Son parent nous avait dit qu'il refuse que quiconque le touche. Le président l'avait compris. On l'a vu d'ailleurs esquisser quelques pas de danse avec le frère de Ramdane. «Mieux vaut être au côté de celui debout» A l'entrée de chaque salle, une fouille minutieuse était imposée aux journalistes y compris celle au corps, une pratique choquante et insolente. Il a fallu que Saïd Bouteflika intervienne pour qu'il soit placé en les journalistes venus tous d'Alger, un minimum de confiance. Quelques zélés continuaient cependant, de les fouiller pour prouver leur pouvoir de commander aux temps d'un président qui semble les fasciner. Ainsi, comprenaient-ils qu'ils faisaient impérativement partie de la nécessaire « hachia ». «Je vous vois, à chaque fois, vous bousculer comme pas possible, mais quand on feuillette vos journaux, on ne trouve qu'une seule photo. Et encore ! », avait fait remarquer Sellal aux photographes qui ont été accrédités en grand nombre. Dans une petite ville où le froid paralysait les pieds des journalistes qui y sont arrivés tôt le matin, un confrère nous avait orientés vers un vendeur de « Samsa », un succulent gâteau au miel. Préparé avec des cacahuètes au lieu des amandes comme le veut la tradition des grandes familles, ça nous semblait inintéressant de le manger. Le confrère qui, à l'entendre parler de mets culinaires, a du goût, avait insisté pour qu'on le fasse. On repasserait bien dans cette ville pour en manger encore et encore. Au diable les kilos ! C'était ce genre de passe-temps auquel s'adonnaient les journalistes en attendant que le cortège officiel arrive. Les jeunes scouts, appelés comme tout le monde pour soutenir, bon gré mal gré, le président, avaient des difficultés à tenir debout pendant les longues heures d'attente qui leur étaient imposées. La qualité du climat (entendre météorologique) importait peu. L'on a remarqué, un matin de froid intenable, un jeune scout évacué en urgence pour cause de malaise. Un autre affichait une douleur au visage qui en disait long sur sa capacité à souffrir autant. L'on ne saura jamais s'il était demandé aux autorités locales d'ameuter les populations dès 6h du matin, ou alors, ce sont elles qui décidaient de le faire pour marquer leur allégeance. La présence, sur les lieux des meetings, d'un nombre impressionnant de responsables, de cadres et d'employés des collectivités locales, était hallucinante. « Mieux vaut être au côté de celui debout », nous disait la plupart d'entre eux. « Ne m'oubliez pas Mr. le président ! » Dans une autre ville connue celle-là, pour la production de la pomme de terre, les citoyens ont accouru pour se plaindre auprès des journalistes. « Dites-lui que la pomme de terre est à 80 DA ! », s'exclamaient-il. Dites-le leur vous, avions-nous répondu. « Je ne suis pas venu t'écouter, aujourd'hui, je parle du sort de l'Algérie ! », avait lancé le président à une mère de famille qui se lamentait d'être mal logée. « Mr. Le président, ne m'oubliez pas ! », avait crié une jeune fille dès qu'il avait commencé son intervention dans une des wilayas. « Jless ! (Assis !) Faites-la taire ! », répétait-il à tue-tête. Deux malabars des services de sécurité sautent sur la jeune fille et l'amènent dans un coin près de la tribune. A chaque fois qu'elle essayait de crier, l'un d'eux lui plaquait sa main sur la bouche. « Si tu cries comme ça, ils ne te laisseront jamais l'approcher, tais-toi, peut-être que tu pourras monter lui parler », lui avait conseillé Abdelatif, un confrère. Rien à faire, dès qu'elle avait la bouche libre, hystérique, elle criait « ne m'oubliez pas Mr. le Président ! ». Elle n'aura pas la chance de lui parler. Elle n'a pu s'échapper des mains des agents qui la tenaient avec toutes leurs forces. Se lever aux aurores pour les journalistes était une véritable corvée. Mais on s'y était habitué par souci professionnel, par entêtement peut-être. Ou alors, par esprit de vivre une tranche de vie d'un personnage pas comme les autres, en l'accompagnant durant quelques jours parce qu'il a décidé, en forçant la loi, de demeurer président pour le temps qu'il voudra. L'on retiendra qu'on a vécu des moments où le pouvoir, l'Etat et le peuple n'en faisaient qu'un. Jusqu'à se confondre... en courtisaneries, pour servir un président qui continue de marquer, avec la manière qu'il veut, l'histoire, les hommes et le pays.