Ils ont bien vieilli, ces révolutionnaires qu'on appelait « Fellagha ». Ils étaient là en ce premier novembre 2009, lors du cérémonial commémoratif du 55e anniversaire du déclenchement de la révolution armée ; du moins, ceux qui ont survécu aux années de feu ou aux aléas de parcours. Le temps qui a inexorablement blanchi la chevelure, voûté le dos et altéré la voix, n'a aucune prise sur le symbole. Leur révolution est comme les vieux crus, le temps ne peut que la bonifier. Ces femmes et ces hommes, n'ont probablement plus que cette commémoration pour se revoir, et échanger des propos complices. Certains d'entre eux, n'auront assurément pas la chance de vivre jusqu'à la prochaine cérémonie. Une simple photo diffusée sur l'angle supérieur droit de l'écran de télévision, et un commentaire faussement infligé, annonceront leur départ furtif après leur longue maladie. L'histoire de chacune et de chacun d'eux, est une épopée à écrire ou à réécrire. Quelle est cette folie suicidaire qui a saisi cette poignée d'hommes et en ce mois d'octobre 1954, pour organiser dans le secret le plus total, une réunion d'individus réputés dangereux pour appartenir déjà à l'Organisation spéciale (O.S), et connus pour leur activisme politique ? Faisant un pied de nez à la machine répressive coloniale, le groupe qui allait déclencher le processus révolutionnaire, se réunissait en plein quartier européen au Clos Salembier. L'ironie de l'histoire aura voulu que sept années plus tard, le général Salan et ses sbires choisissent le Golf à une encablure de là, pour s'insurger contre leur propre ordre colonial. Derriche, l'hôte historique de la réunion ne courait-il pas un danger mortel, en abritant sous son toit ces hommes traqués par la police coloniale et fichés dans tous les commissariats et brigade de gendarmerie ? Il est même des écrits qui rappellent, pour on ne sait quels desseins, que le groupe était constitué de 21+1. Ils exemptent Derriche de la composante qui est à l'origine du déclenchement de l'une des plus grandes révolutions contemporaines, si ce n'est la plus grande. Qui d'entre les communs des mortels, aurait pu prendre le risque que Derriche a pris en mettant en péril, son intégrité physique et celle des siens ? En tout état de cause, l'histoire aura retenu que ce qui n'était que chuchotement au Clos Salembier ce jour là, est devenu un véritable boucan au palais de Manhattan, quelques années plus tard. Les frères Boukechoura prenaient le 23 octobre 1954, le même risque, en abritant dans leurs trois pièces situées au 24 rue Comte Guillot (avenue Bachir Bedidi), le groupe des « six » dans son ultime réunion. Plus que les faits d'arme eux-mêmes, le travail de sape pour la sensibilisation et la structuration en réseaux, en dépit des risques encourus, n'en sont pas moins des actes méritoires. Ces postures qui paraissent anodines ou peu glorifiantes, ont été les rus qui alimenteront l'impétueux fleuve de la révolte. Ces caciques, comme certains aiment les qualifier, semblaient se dire, en cette opportune occasion : « Tu es encore là...sacré luron ! ». La charge émotionnelle est vive et le symbole très fort. Cet aréopage de figures historiques, doit certainement se poser encore la question sur le bien fondé de la quête de liberté, et du trait de folie qui ont été les leurs, pour parvenir au déclenchement des premières hostilités. Beaucoup d'entre eux ne payaient pas cher, du succès de cette aventure ; elle pouvait se transformer, à tout moment, en humiliante mésaventure. Du Clos Salembier à la Pointe Pescade à Ighil Imoula, le temps a du certainement suspendre son vol, pour que tout un peuple fit de la fête des morts (la Toussaint) la fête des vivants. Le feu de Bengale était simultanément allumé à Mac Mahon (Ain Touta), Biskra, Boufarik, Alger, Cassaigne (Sidi Ali) et ailleurs. Peut-on s'imaginer un seul instant la solitude dans le dilemme de ces jeunes ? Eh oui ! Des jeunes dont la moyenne d'âge tournait autour de 25-30 ans et jusque là anonymes, qui bravaient avec insolence l'ordre établi. Ils se lançaient presque à mains nues à la conquête d'une chimère appelée : Liberté. Leur probable et viscérale appréhension, ne pouvait être que la désapprobation de leurs congénères en cas d'échec de l'entreprise. L'insuccès de l'aventure, pouvait éteindre et pour longtemps les braises de la révolte. Ils jouaient dangereusement le devenir de leur propre génération. L'opprobre communautaire aurait été plus mortel, que toutes les geôles coloniales et la mise au ban de sentence irrévocable. Les remparts de la citadelle coloniale réputés inexpugnables, ont été enfin entamés par le rustique taraud des laissés pour compte. Le coup de semonce, ne semblait pas avoir été entendu et surtout compris par la force d'occupation coloniale. A moins de quelques mois à peine de la déroute du Mékong ; mauvais élève, elle ira, dans sa cécité, droit au mur. La clique de généraux défaits, ne pouvait pas mieux rêver d'une aussi prodigieuse aubaine pour laver un tant soi peu, l'affront subi en Indochine. L'un des empires coloniaux les plus dominateurs du XIX et du XXe siècles perdaient des plumes. Les damnés de la terre entonnaient à l'unisson « son » Chant du cygne. Mesure-t-on à sa juste valeur la complexité de la situation, pour que les futurs insurgés fédèrent toutes les énergies, à l'effet d' aboutir enfin à la déclaration politique que Ali Zamoum, devait tirer sur sa rustique ronéo à alcool. Cela, se passait à la nuit du 26 au 27 octobre à Ighil Imoula au cœur du Djurdjura. L'heure est grave ! Le ton du soulèvement armé est donné. De l'autre coté du front, on parle alors de hordes de hors-la-loi, puis de troubles et enfin d'événements insurrectionnels en Algérie. Le vocable « guerre » est occulté par la France coloniale, qui ne voulait pas reconnaître qu'elle faisait une guerre sans merci, à un peuple de « ventres creux». A ce titre, elle ne pouvait en tirer aucune gloriole. Il aura fallu près de quarante ans, pour que la France officielle qualifie le conflit armé de « guerre ». C.E. Chitour a, dans une récente contribution, qualifié les générations post novembristes de « nains sur les épaules de géants ». Par cette judicieuse parabole, il ne croyait pas si bien dire. Ces géants de l'Histoire, ont, à travers leur sursaut anti-colonial, soustrait des générations entières à l'asservissement, au déni racial et à l'ignorance. Ils ont fait relever le front, à une multitude de hères sans terre et sans dignité humaine. Ils ont inscrit d'un seul paraphe, tout un peuple dans le premier collège dont il a été longtemps exclu. Ils ont fait reconnaître la souveraineté de l'Algérie par le concert des nations, à leur tête l'ancienne puissance coloniale. Certains parmi eux, en dépit d'un statut privilégié, ont tout « plaqué » pour se ranger auprès des leurs, dans leur tourmente. Par leur sacrifice, ils auront été le plus grand panthéon que l'humanité entière aurait connu. Merci, une fois encore ! S'il est vrai que les révolutions sont sublimes, les révolutionnaires le sont moins, parce qu'ils sont des humains pêcheurs par instinct. Ils ne sont pas, par conséquent, exempts de travers matériels, passionnels et mêmes mystiques. Toute révolution est sujette par nature humaine, au déviationnisme et au révisionnisme, sans cela, elle serait inscrite dans l'omniscience divine. L'œuvre, est tellement immense, que les déviances individuelles ou de groupes, ne peuvent entamer son lustre. Aux contempteurs de tout bord, il ne peut leur être opposé que ceci : Ces anciens jeunes, eux, ils ont fait leur Révolution ; faites la vôtre, pendant qu'il est encore temps ! La globalisation n'épargnera aucune petite intelligence ; le vol en rase motte ne pourra aboutir qu'à la culbute.