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Hadj Brahim Halimi. cela se passait le 1er Novembre 1954 50e Anniversaire de la guerre de libération
« J'étais le conducteur de l'autocar de Tighanimine »
Hadj Brahim Halimi était âgé de 18 ans quand son destin a basculé en ce matin du 1er Novembre 1954 dans le massif des Aurès, dans le décor somptueux des gorges de Tighanimine, sur la route qui relie Biskra à Arris. Son père, El Hachemi, militant nationaliste, compagnon de Mostepha Ben Boulaïd, exploitant d'une ligne de transport de voyageurs qui relie la reine des Ziban à Arris, lui a confié la mission de confiance qui allait s'avérer comme la plus délicate de sa vie : conduire l'autocar qui allait faire l'objet des plus gros titres de la presse de l'époque. D'une voix calme et mesurée, il rassemble ses souvenirs, se soucie du détail. Il désire plus que tout rétablir la vérité sur des scènes qui ont été galvaudées et travesties au point de ressembler à une attaque de diligence tirée d'une production hollywoodienne en noir et blanc. Après plusieurs mois passés d'un commissariat à un poste de gendarmerie, d'un tribunal civil à un autre militaire, son père, son frère et lui décident de rejoindre les rangs de l'ALN. « En trois jours, nous nous sommes engagés dans les rangs de l'armée de libération. Le premier jour ce fut mon père, le deuxième c'était mon tour et le troisième celui de mon frère aîné. La famille a été disloquée. L'aîné a pris le maquis dans la région de Biskra, il est mort comme officier. Moi-même je suis venu à Alger, j'ai accompagné mon père, et quelque temps après comme nous étions recherchés, il prit la direction du Maroc où il a travaillé. » Après quelque temps, Si Nacer, (Mokhtar Bouhizem), qui vient de disparaître, qui était capitaine de la Zone 7 Wilaya V, m'a dit : « Toi, t'es un dégourdi, tu viens avec nous. » Ainsi je suis allé à Bouaârfa. Puis, je suis parti avec Si El Ghaouti et me suis retrouvé à l'état-major à Oujda. J'étais dans le Service des liaisons militaires (SLM). J'en étais un des responsables. Après le cessez-le-feu, je m'occupais de tout le matériel militaire considérable qui était stocké de l'autre côté de la frontière avant de l'acheminer à l'intérieur juste après l'indépendance. omment tout cela a-t-il commencé ? Aviez-vous une formation politique ? Vers la fin septembre 1954, en voyage avec mon père, nous retournions de Tlemcen vers Biskra. Nous n'en étions pas loin lorsque nous sommes arrivés à l'entrée du pont dit de la « Fontaine des gazelles », j'ai vu une voiture de marque Simca Amilcar avec quatre personnes à bord. J'ai immédiatement reconnu oncle Mostepha Ben Boulaïd, ainsi que je l'appelais, il était accompagné de Bachir Chihani, Larbi Ben M'hidi, que je connaissais tous deux, ainsi que d'une quatrième personne que je voyais pour la première fois de ma vie et qui se trouvait être Mohamed Boudiaf. A l'arrêt, ils étaient en panne avec leur petite voiture. Mon père et moi sommes descendus de l'autocar. Nous les avons salué et leur avons donné l'accolade. Promptement, mon frère aîné Rachid, qui plus tard mourra au maquis comme officier de l'armée de libération, est venu les dépanner. Après un bref échange d'amabilités, nous avons repris la route en direction de Biskra. Avant que la Simca Amilcar, conduite par oncle Mostepha, ne rentre en ville, Larbi Ben M'hidi est descendu et s'est séparé d'eux. Il s'est rendu chez sa sœur aînée, Mme Azouzi Nafissa. Comme cela arrivait souvent, Mostepha Ben Boulaïd et Chihani Bachir accompagnés de Mohamed Boudiaf ont été nos hôtes à dîner à la maison, puis après de longs moments à converser, mon père les a accompagnés à l'hôtel Victoria où ils ont passé la nuit. Bien entendu, je n'avais pas assisté à leurs discussions, c'était des « sujets d'adultes », comme les qualifiaient mon père qui, lui-même, était un ancien militant de la cause nationale, et était comme on dit « dans le coup ». Pourquoi je vous disais vers la fin septembre ? C'est parce que mes jeunes frères allaient à l'école, et je me souviens que la rentrée des classes se déroulait invariablement le 1er octobre. Comment vous êtes-vous retrouvé au volant de l'autocar ? A la veille du 1er novembre, c'était un dimanche, mon père m'avait appelé et m'a confié : « Demain, tu prendras la place d'Ahmed Kabache. » le chauffeur qui habituellement assurait la liaison sur Arris. J'étais assez étonné, d'autant plus que je n'avais même pas mon permis de transport en commun. Je n'avais donc pas le droit de conduire l'autocar. « Voici ce qui va se passer, a-t-il poursuivi. En cours de route, va trouver des révolutionnaires, pour reprendre ses propres termes. Le premier barrage est situé à environ 35 km de Biskra à Baniane, tu t'arrêteras. Ne crains rien, il ne se passera rien. Le deuxième barrage est à Tighanimine. Avant l'entrée du tunnel, tu rencontreras des gens, ils te demanderont de t'arrêter, arrête-toi. Fais attention, n'en parle même pas à ton frère. » Mon jeune frère, cadet de deux ans, était le receveur du car. Le matin du lundi 1er novembre 1954, il faisait très beau ce jour-là, à 5 h, je prenais le volant de l'autocar, de marque Berliet GLC qui reliait Biskra à Arris. Arrivés à M'chounèche, le caïd du douar est monté et a demandé un siège à côté de moi. Il s'est assis et nous avons redémarré. Le caïd Hadj Saddok ? Oui, peut-être faut-il préciser : le capitaine, Saddok caïd du douar M'chounèche. Car c'était un ancien capitaine de l'armée française. Nous avons donc poursuivi notre bonhomme de chemin. Arrivés à Tifelfel, plus exactement à l'embranchement de la route qui conduit vers T'kout, il y avait une école où enseignait Guy Monnerot, il était accompagné de son épouse. Ils devaient se rendre chez un de leur collègue à Arris, ils sont montés et ont pris les sièges derrière moi et nous bavardions. Je me souviens qu'il m'avait dit qu'il se rendait chez un collègue qui s'appelait M. Avril, directeur de l'école d'Arris. C'était un lundi, jour de la Toussaint, c'était férié et il m'avait dit que son épouse et lui allaient passer la journée chez leur ami. Je roulais à allure modérée en abordant les gorges de Tighanimine, quand brusquement, j'ai vu le deuxième barrage dont mon père m'avait parlé. Ils étaient une quinzaine d'hommes en uniformes militaires. L'autobus de 55 places assises était archicomble. Un des voyageurs parlant à voix audible avait dit : « Ce sont les fellaghas tunisiens qui sont arrivés jusqu'ici. » Le caïd qui était à l'avant à côté de moi s'est retourné et a dit « les fellaghas de Tunisie ne viennent pas jusqu'ici ». Il est descendu et je l'ai suivi. Devant le car se tenait le chef du commando. Les autres djounoud étaient éparpillés autour du véhicule ou en embuscade dans les taillis sur les talus. Le caïd s'est adressé à eux : « Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? Que voulez-vous ? », leur a-t-il demandé en arabe. Le chef du groupe lui a répondu : « Et toi qui es-tu ? » Le caïd a ainsi décliné son identité : « Je suis le capitaine Saddok caïd du douar M'chounèche. » C'était les termes exacts. Après quoi, le chef du commando lui a ordonné : « Retourne dans le car, apporte tes bagages, tu viens avec nous. » Le caïd est remonté dans le car. Il avait une petite sacoche qui contenait ses papiers, et je me souviens aussi qu'il y avait des bonbons à la menthe et un pistolet automatique. Il l'a ouverte et sorti son arme. Un jeune djoundi l'a vu par l'embrasure de la portière et sans hésitation aucune il a tiré deux balles sur le caïd qui lui donnait le dos pour dissimuler son geste. Les projectiles l'ont traversé et sa poitrine a littéralement éclaté. Il s'est affaissé. Il était solide avec une bonne corpulence. Il mourra deux heures après à l'hôpital d'Arris. Lorsque les voyageurs ont entendu les coups de feu, parmi eux mon petit frère, ils se sont sauvés. Quant à moi, je suis resté avec le convoyeur. Tandis que Monnerot et sa femme, je peux dire que Dieu les ait en Sa Sainte garde, étaient assis et se sont levés, toujours à l'intérieur du bus. Un autre djoundi qui avait fait l'Indochine, et qui parlait un peu le français, les a un peu houspillés. Je lui ai dit : « doucement, doucement, calme-toi. Pourquoi es-tu si nerveux ? » Le couple est descendu par la portière arrière du car, il est allé vers l'avant du véhicule où se trouvait encore le chef de groupe. Ce dernier a parlé avec eux. J'étais présent et Dieu m'est témoin, j'étais à côté de l'instituteur et de sa femme. Soudain, alors que nul ne s'y attendait, pas même le chef du commando, des balles ont été tirées d'un mousqueton, ce n'était pas une mitraillette, c'était un mousqueton, dans le dos de l'instituteur. Il s'est écroulé. Le tireur allait également abattre la femme de l'instituteur, son chef a crié : « Non ! » Et d'un geste brutal et salvateur, il a abaissé le canon de l'arme, mais le coup était parti et elle a été atteinte à la cuisse. C'est le djoundi qui avait fait l'Indochine qui avait tiré. Le chef de groupe m'a dit « Brahim, vas-y, démarre ! » Le djoundi avait tiré, comme ça. Inconsciemment. Je peux le dire inconsciemment. Je jure devant Dieu que personne n'était au courant que le caïd était dans le car, hormis les voyageurs de M'chounèche qui le connaissait naturellement. S'il n'avait pas décliné son identité, personne ne l'aurait reconnu. Pas plus que celui qui a tiré sur le couple Monnerot ne connaissait ses victimes. Il a tiré inconsidérément. J'ai pris le caïd aidé de mon convoyeur, je l'ai installé à demi-mort dans le car et nous sommes allés directement sur Arris ainsi que nous l'a ordonné le chef du groupe. Connaissiez-vous le chef du commando ? L'opération devait en principe être conduite par Bachir Chihani. Finalement, ce n'est pas lui. Le chef de groupe a tempêté contre celui qui a tiré contre les Monnerot. Il savait que c'était politiquement contre-productif. Plus tard, des excuses ont été adressées à mon père après cette grave bavure. Mostepha Ben Boulaïd en personne a contacté mon père pour déplorer ce grave incident. Arrivés à l'hôpital d'Arris, nous avons accompagné le caïd qui mourra quelques instants après. L'embuscade a été montée à 10 h, nous étions à l'hôpital à midi. J'ai ensuite été reçu par l'administrateur. Contre toute attente, j'ai été correctement traité. Il m'a même offert un jus de citron pressé. Je lui ai raconté ce qui s'était passé. Une demi-heure après, je suis retourné. Il m'a dit de ne pas quitter Arris. J'y suis resté une semaine. Même l'autocar a été réquisitionné par l'armée, car ils n'avaient pas beaucoup de véhicules. Vers 18 h, un convoi parti de Batna est arrivé à Tighanimine et a embarqué les Monnerot. Il les a évacués sur Batna et le lendemain par hélicoptère sur Constantine. Monnerot était chétif, il avait perdu beaucoup de sang. Ce qui n'était pas le cas de son épouse qui était plutôt bien portante. Elle a survécu, et je crois qu'elle est morte l'année passée. Après la réquisition, j'ai laissé le car à Arris et j'ai pris un taxi pour rentrer sur Biskra. Pendant une année, presque tous les soirs, en tous les cas au minimum, trois ou quatre fois par semaine, j'étais entendu par les services de sécurité, la police, la gendarmerie. Je recevais convocation sur convocation. Tous voulaient savoir comment les choses se sont passées. Ils doutaient de moi. Mais ils n'avaient pas de preuves. Ils se demandaient pourquoi moi qui n'avais jamais conduit l'autocar je l'ai fait justement ce jour-là, par quel hasard ? Par trois reprises, j'ai été convoqué au tribunal civil de Batna, et en octobre 1955, je comparaissais devant le tribunal militaire. J'étais avec mon frère. Ils avaient arrêté deux maquisards qui étaient dans l'opération du commando de Tighanimine du 1er novembre 1954. Mon père m'avait dit : « Voici la convocation, tu vas passer devant le tribunal militaire avec ton frère, attention tu ne les as jamais vus. Prends garde de dire que tu les as un jour rencontrés. Dis, je ne les connais pas. » Devant le tribunal, je me souviens que le président était un colonel, le procureur un commandant et un interprète qui s'appelait Ben M'rabet un lieutenant, un Algérien. « Connaissez-vous ces hommes ? », m'a demandé le colonel, « Non, je ne les ai jamais vus », lui ai-je froidement répondu. Il suffoquait de rage. « Comment cela ? » « Ils portaient des passe-montagnes », lui ai-je dit. Il a suspendu l'audience pendant 20 à 25 minutes et a envoyé quérir des passe-montagnes qu'il leur a fait porter, mais j'ai feint de ne pas les reconnaître. Depuis ce jour, on m'a laissé tranquille. Nous avons continué à travailler et à militer. Vous avez dit plus haut « Allah yarhamou » en parlant de l'instituteur Monnerot. Le connaissiez-vous ? Bien sûr ! C'était sa première année à l'école de Tifelfel. Ils venaient tous les deux de France. Il remplaçait une institutrice qui s'appelait Mme Hamel. Je regrette profondément qu'il ait été tué. Il faut dire que lorsque j'ai vu les trois personnes abattues, j'ai pris peur. D'autant plus que mon père m'avait tranquillisé la veille et m'avait dit que rien ne se passerait. L'instituteur et sa femme étaient tout près de moi. Lorsque les coups de mousqueton sont partis, j'ai cru voir la balle qui a percuté M. Monnerot. Qui leur a dit de descendre du bus ? Personne. Lorsque les deux coups de feu qui ont abattu le caïd ont éclaté, ils se sont sauvés comme tous les passagers. C'est le 1er Novembre, avant de vivre ces instants, y avait-il quelque chose de particulier dont vous vous souvenez ? Dans la nuit de dimanche à lundi, il y avait eu à Biskra quatre attentats à 1 h. Militant nationaliste, mon père était au courant de ce qui se tramait. Quant à nous, même après la mort du caïd, nous n'étions pas au courant que quelque chose d'important venait de se passer à travers le pays. Deux ou trois jours après à Arris, la rumeur courait que des actions avaient été menées à Khenchela, à Blida, à Azazga, à Oran, etc. Je me doutais que quelque chose se préparait, mais quoi ? Six mois avant le 1er novembre, Si Mostepha Ben Boulaïd avait pris les bouteilles d'oxygène et d'acétylène de notre garage. Par la suite, j'ai appris qu'il les avaient emportées au djebel pour souder des corps de bombes. Je me souviens que mon frère Rachid avait dit à mon père : « Oncle Mostepha a pris les bouteilles, alors que nous aurions pu lui rendre service et faire au garage ce qu'il allait faire là-haut. » Plus tard, c'est nous qui fabriquions les corps de bombes au garage et même quelques travaux de réparation d'armes. Lorsque vous lisez tout ce qui a été écrit sur Tighanimine, quelle est votre appréciation ? Faux, c'est un travestissement de la réalité. Ainsi, certains historiens parlent de la ligne Arris-Khenchela, c'est faux. C'était Biskra-Arris. Jamais Ben Boulaïd n'a demandé cette ligne. Un historien a dit que l'embuscade du 1er novembre 1954 a été tendue à Tighanimine parce que l'Administration française a refusé de donner l'exploitation de la ligne Biskra-Arris à Ben Boulaïd. Rien de plus fantaisiste, puisque cette ligne était exploitée par mon père, El Hachemi Halimi. Quant à Si Mostepha Ben Boulaïd, il exploitait une ligne que mon père lui a achetée, Arris-Batna. Avant d'acheter cette ligne, Ben Boulaïd envisageait l'acquisition de la ligne Biskra-Bou Saâda dans les années 1950. Son frère était chauffeur. Ben Boulaïd avait, en outre, une licence d'exploitation en ville. L'administration coloniale lui a mis un concurrent quand elle a été convaincue de ses activités nationalistes. En fait, les autorités n'avaient pas le droit de le faire car les autorisations étaient achetées. Les lignes étaient des propriétés. Ainsi, Ben Boulaïd avait acheté la ligne de chez Autotraction de l'Afrique du Nord. Mais les voyageurs boudaient le concurrent de Ben Boulaïd. A ma connaissance, quand la révolution a éclaté, seule notre société et celle de Ben Boulaïd Compagnies n'ont pas circulé pendant toute la durée de la guerre jusqu'en 1962. Elles avaient été suspendues par l'armée française. C'était des lignes « fellaghas ».