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Monologue du boulanger qui rêve de l'Atacama
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 07 - 04 - 2011

La Tunisie, l'Egypte, toutes ces révoltes et ces révolutions, je regarde ça avec sympathie mais je n'y comprends pas grand-chose. Bien sûr, ça fait du bien de voir un peuple chasser un salopard au pouvoir ou, au moins, le faire paniquer et l'obliger à filer un peu plus droit. Je vois des images à la télévision, j'entends les flashs sur France-info mais, pour sûr, ça reste vraiment compliqué. Ce n'est pas une partie du monde où je suis souvent allé. Djerba, Agadir et un coin dont je ne me souviens plus le nom. A chaque fois, c'était à Pâques et je n'ai vu que l'aéroport et l'hôtel. Un souk ou deux aussi. C'est ma femme qui a insisté. Elle trouve qu'on ne voyage pas assez. Moi, ça me fatigue à l'avance. Je préfère rester en France. C'est un pays qui suffit aux vacances de toute une vie…
Le monde arabe, je ne peux pas dire que ça me parle vraiment. Ça vous étonne ? C'est bien le problème. Et pourquoi ça devrait être forcément familier ? Pour certains, je ne dis pas. Ils sont nés là-bas ou alors ils y ont encore de la famille. Les Arabes, les pieds-noirs, les juifs, tout ça… C'est normal qu'ils tendent l'oreille quand ça bouge. Mais moi… Je suis Picard et c'est pas parce qu'on connaît deux ou trois Maghrébins et qu'on mange un couscous de temps à autre chez le Marocain du coin qu'on a le droit de dire des choses sur ces pays-là. Ce n'est pas que je ne veux pas en savoir plus. C'est juste que j'ai pas le temps. Moi, mon métier c'est de faire du pain pas des discours.
Tenez, les vendeuses du matin, elles sont toutes les deux d'origine algérienne. Au début, elles me parlaient un peu de leur pays mais ça a fini par me donner mal au crâne. Trop de problèmes alors que j'ai déjà beaucoup à faire avec les miens. Des histoires de visas, de certificat de nationalité ou de je ne sais quoi encore. Moi, je leur dis, maintenant vous êtes Françaises, vous devez surtout vous occuper de vos affaires ici. Ça ne veut pas dire qu'il faut qu'elles scient la branche mais qu'elles se rendent compte que leur avenir est ici, vous comprenez ? Bien sûr, avec les révolutions, je sens bien qu'elles se demandent ce qui va se passer pour l'Algérie mais je leur répète qu'elles ne peuvent rien y faire et que ce n'est pas en France que ça se passe !
Non ! Vous êtes injuste. Je ne manque pas de curiosité. C'est juste que le monde arabe, ça ne me passionne pas. C'est du bruit, des histoires compliquées, des guerres, des gens qui défilent dans la rue et qui brûlent des drapeaux. Je comprends que ça intéresse la presse et la télévision. Ça fait de belles images et des articles qui affolent ma belle-mère... Mais, moi qui bosse jusqu'à seize heures par jour, ça me gâcherait juste une partie de mon temps libre. Bien sûr que j'ai des loisirs ! J'aime la musique de chambre et l'opérette aussi. Ça vous fait sourire... Rassurez-vous, je ne vais pas me vexer : j'ai l'habitude. C'est moins savant que la géopolitique mais c'est bien moins prise de tête.
Tenez, je rêve quand même de marcher dans le désert. Je vous dis ça et je sais que vous allez tout de suite penser au Sahara. Et bien, non ! Je ne dis pas que ça ne me plairait pas mais c'est un autre désert auquel je pense. C'est celui d'Atacama, au Chili. C'est l'endroit le plus aride au monde, celui où la vie est quasiment impossible. Le désert des déserts. J'ai vu un documentaire sur lui à la fin des années 1990. Depuis, j'y pense régulièrement. Je me dis, tu devrais mettre un peu d'argent de côté pour y aller. J'aimerais y marcher, écouter le silence. Me rendre compte que je suis seul au monde. J'aime le silence. Quand je lance ma première fournée et que tout le quartier dort, j'ai l'impression d'être le roi du monde. Le grand guetteur. Dormez bonnes gens, je prépare votre pain et vos croissants…
Mon fils n'a pas voulu faire ce métier. Il est consultant dans l'informatique. Dommage pour lui. Dommage pour la famille. J'envie ceux qui ont une devanture avec marqué dessus maison fondée en 1909. Même si c'est modeste, ça en jette. Mes petits-enfants sont encore jeunes mais je parie qu'ils ne prendront pas le chemin du fournil. L'année dernière, j'ai invité la classe de l'un d'entre eux. Tout ce petit monde était heureux de voir comment on prépare le pain mais je ne suis pas sûr que ça déclenche des vocations. Moi, je n'ai pas eu le choix. Apprenti à douze ans, après le certificat d'études. Hé oui, je suis un autodidacte mais le pain, c'est la meilleure des écoles. Je n'ai jamais eu la sensation de perdre mon temps comme tous ces gens qui sont dans des bureaux le nez collé à leurs ordinateurs.
Tiens, vous qui savez tout, est-ce que vous pouvez m'expliquer pourquoi j'ai autant de mal à trouver ou à garder un apprenti ? Au lieu de vous compliquer la vie avec les révolutions arabes, pourquoi vous ne cherchez pas à savoir pourquoi aucun gamin de la cité d'en face ne veut travailler chez moi ? Leurs sœurs sont bien vendeuses, pourquoi ils ne seraient pas mitrons ? Remarquez, je me lève à l'heure où ils ne sont pas encore couchés. Des fois, j'en vois qui traînent dans le coin, avec des canettes à la main. Ça me fait mal au cœur. Je me dis que le monde ne tourne pas rond. Pour me donner du courage, je m'imagine en train de marcher dans l'Atacama. Je suis seul, il fait aussi chaud que dans le fournil et je n'entends que le bruit de mes pas sur la rocaille. Avouez que c'est bien mieux que de gamberger sur tout le bazar du monde arabe !


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