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Oran et le casse-tête du bâti
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 19 - 06 - 2011

Il ne se passe pas un jour sans que l'on apprenne qu'un immeuble s'est effondré quelque part à Oran.
Le problème du vieux bâti est récurrent. Tous les quartiers de la ville sont touchés: Sidi El Houari1, El Hamri, St Pierre, Derb qui est presque en ruine, M'din J'dida, etc... Bien heureux quand il n'y a pas de victimes. Ce qui n'est pas souvent le cas. Mais, même quand les familles sont sauves, elles se retrouvent à la rue et ne sont pas assurées d'être relogées du jour au lendemain, à cause de la crise du logement. Quant à ceux qui ne peuvent quitter leur logements, ils vivent avec une épée de Damoclès au dessus de leur tête, dans la crainte d'être ensevelis sous les décombres d'un effondrement de leur vieille bâtisse. Mal étrange, en vérité, que ces écroulements qui rongent la ville comme un cancer qui la gangrène chaque jour un peu plus.
Les autorités malgré leurs efforts, paraissent dépassées par l'ampleur des dégâts Comment on-est on arrivés à cette situation? Comment une ville fringante, au patrimoine architectural unique, l'une des plus belles villes d'Algérie, en est réduite à s'étioler de la sorte en partant en lambeaux?
Une réponse simple, voire simpliste, consisterait en un réquisitoire sans appel: le manque d'entretien. C'est vrai que nous n'avons pas une culture de l'entretien. Nous avons tendance à considérer que toutes les parties de l'espace qui sont communes, comme elles n'appartiennent à personne en particulier et à tous en général, ne méritent de notre part aucune attention. Mais pourquoi n'avons aucun souci de l'entretien? Sans doute parce que cela n'est pas dans nos habitudes.
Si, l'entretien n'est pas notre fort c'est, peut-être aussi que l'endroit dans lequel nous vivons nous est indifférent, qu'il n'a aucun attrait pour nous. Finalement, on pourrait presque dire que cette ville ne nous touche pas. Il y aurait un désamour entre cette ville et ses habitants. Si nous aimions véritablement Oran, nous aurions à coeur de la préserver. A ce stade là, les lamentations et les critiques ne servent à rien car sans effets. Inutiles, aussi, les sempiternels apitoiements sur soi, sur notre incapacité à nous organiser et à nous discipliner. C'est tout juste bon pour se dédouaner, à moindres frais, de toute recherche de solutions à cette lancinante crise urbaine.
On pourrait nous objecter, qu'il y a plus urgent à faire et que ces questions sont oiseuses.
Effectivement, cette préoccupation n'aurait aucune importance si cette anarchie environnementale n'avait aucun impact sur nous. Ce serait négliger, gravement, que le lieu dans lequel nous vivons, et qui constitue notre environnement, agit sur nous, à notre insu, et a des effets sur nos esprits et nos comportements. Les dernières études à ce sujet montrent, par exemple, l'importance et l'incidence de la couleur des habitations, ou des plantations, sur la psychologie des individus2. Or cet environnement délabré d'Oran incite à l'incivisme quotidien. L'une des manifestations les plus criantes de cet impact négatif de l'environnement est le rapport que les habitants entretiennent avec les déchets, d'une manière générale. Oran est, peut-être, l'une des villes les plus sales d'Algérie et ce serait faire preuve d'un orgueil déplacé que de ne pas le reconnaître. Au-delà de la crise du logement, le patrimoine immobilier qui date de la colonisation se trouve dans un piteux état. Les constructions d'après indépendance ne semblent pas mieux résister au temps. Quant aux constructions nouvelles elles ne prennent pas en compte l'idée d'une quelconque cohérence architecturale et urbanistique. Souvent, quand construction rime avec urgence, afin d'avoir un toit à tout prix, on bâtit à la va-vite et on obtient des quartiers entiers surgis de nulle part qui abritent des milliers de familles. C'est alors soit des bidonvilles comme à Raz El Aïn où un Oran se présente sous un visage peu reluisant, soit les fameux « ebni wa skout » que l'on trouve un peu partout. Toute cette laideur, ce laisser aller ne peut résonner que négativement sur nos représentations collectives et nos comportements à tous les niveaux. Que penser de tout cela? Y a-t-il des explications rationnelles qui nous permettraient de saisir cette impuissance à maîtriser, un tant soit peu, notre environnement?
En fait l'explication serait assez simple. Tellement simple, que l'on n'y songe pas à première vue. Si Oran est dans cet état c'est, peut-être, parce qu'elle ne convient pas à ses habitants. Qu'est-ce à dire?
Que c'est une ville, peut être, un peu trop européenne, ou plus précisément trop française, pour des habitants qui ne sont plus français. Cela ne veut pas dire que les Oranais ne sont pas dignes d'occuper cette ville. Bien au contraire, c'est plutôt que cette ville n'a pas été, en grande partie, conçue pour eux. D'ailleurs, les Oranais en sont plus ou moins conscients. Par une espèce d'intuition, les Oranais quand ils évoquent les malheurs de leur ville en rejettent souvent la responsabilité sur l'exode rural. C'est une manière de désigner le coupable de la dégradation de la ville de sa « douarisation ». Il y a dans ce discours de l'implicite qu'il faut décrypter. A savoir que celui qui est justement un rural, un « aäraïbi » ne peut s'adapter aux exigences d'une ville moderne comme Oran. Or, comme cette adaptation est difficile pour le « rural », celui-ci va essayer de transformer son environnement pour l'adapter à sa propre mode de vie. La doxa populaire ne fait qu'évoquer ici, mais de façon superficielle, la fameuse problématique développée par Ibn Khaldoun dans «la Muqaddima» de l'opposition entre urbanité et ruralité. Sauf que le prétendu citadin est, peut-être, un rural qui s'ignore. En effet, on pourrait se poser la question de savoir si nous sommes, en tant qu'Algériens, dotés d'une véritable culture citadine.
Peut-être, avons-nous gardés, au fond de nous-mêmes, dans nos comportements, des attitudes de bédouins qui ne s'adaptent pas à l'urbanité et ses exigences? D'où, nos difficultés à nous adapter à la ville moderne et cela n'a rien à voir avec un quelconque mépris pour la culture bédouine ou rurale. Bien au contraire.
Il ne s'agit pas ici de refaire tout l'historique d'Oran. Même si cette ville garde des vestiges des occupations espagnole et ottomane, tout le monde sait que c'est la colonisation française qui a façonné depuis la moitié du XIX ème siècle sa toponymie. Ce n'est pas un hasard si la vieille ville était située à Sidi-El-Houari, la « Scalera ». Le vieux port a représenté dès le départ un endroit naturel pour mettre les bateaux à l'abri et comme le Murdjajo constitue lui aussi, une donnée topographique indépassable, la ville ne pouvait que longer ce dernier en s'étalant vers l'est. Logique aussi, vu la configuration du terrain, que la ville, sous la pression démographique liée à la colonisation française au XIXème, se soit déployée sur le plateau qui constitue les hauteurs d'Oran.
La ville moderne, que nous connaissons aujourd'hui, a été bâtie pour une population majoritairement européenne. Il n'y a qu'à regarder l'architecture des bâtiments. Son organisation - sa structure- est celle d'une ville française et non berbero-arabe. C'est peut être là que gît l'explication concernant son délabrement. Si Oran a été en grande partie destinée à des Européens, elle répond donc à un certain agencement de l'espace. Or, qu'est-ce qu'une ville sinon une maîtrise artificielle de l'espace afin qu'il réponde aux besoins des hommes? Une ville est un endroit arraché à la nature où des hommes vivent ensemble et y accomplissent leur humanité à travers des institutions culturelles, spirituelles, religieuses, administratives, etc.... Dans une ville on ne fait pas qu'habiter, on y vit au sens plein du terme et son architecture met en relief une certaine conception de l'espace. Or, l'espace est affaire de culture et les hommes n'ont pas la même conception de l'espace en fonction de la culture à laquelle ils appartiennent. Oran, appelée fièrement le petit New York grâce aux buildings modernes qui bordent son front de mer, n'est pas à proprement parler une ville arabo-berbère.
L'organisation de son espace répond aux attentes d'hommes de culture européenne et non de culture «algérienne».
En effet, la représentation fondamentale et traditionnelle que nous avons de l'espace est celle d'une séparation nette du privé et du public. Ce qui n'est pas le cas dans la culture française. Par exemple, le balcon comme me le rapportait un ami architecte algérien, n'a aucune pertinence fonctionnelle dans notre culture. Les Français utilisent cet espace pour profiter du soleil en famille ou en couple voire pour y recevoir des amis et partager un moment de convivialité. Le balcon, dans notre culture, représente l'oeil du dehors dans il faut se protéger. On lui préfèrera la terrasse pour être à l'abri des regards. D'où, ces balcons encombrés, bâchés, clôturés, voire parfois murés. Le balcon représente le type même d'espace détourné de sa fonction originelle car non adapté à notre culture. Même si nos moeurs ont évolué, nous continuons d'appréhender l'espace à travers les catégories du dedans et du dehors, du familial et de l'étranger. Si cette thématique de la perception culturelle de l'espace est avérée, on peut rajouter que l'espace public, le dehors est celui de la lutte, du conflit, de l'hostilité, de l'agressivité. C'est là où le danger rôde en permanence. C'est le monde des hommes par opposition à celui des femmes. Le privé, est l'espace du cocon protecteur, le lieu où l'on se régénère, bien à l'abri des regards et sous la protection de ces reines domestiques que sont les mères, les soeurs, les filles ou les épouses. Or, si les intérieurs sont , en général, d'une propreté remarquable, c'est que culturellement l'entretien en est dévolu aux femmes. Si l'espace public est un monde d'hommes, et que l'entretien, la propreté est une affaire de femmes, on peut avoir un élément d'explication supplémentaire quant au mépris de notre environnement. L'espace public, qui appartenant à tous et à personne en particulier, est un espace où l'on n'est pas vraiment chez soi mais que l'on peut s'approprier, éventuellement, par la force et l'intimidation. Cela peut commencer par la cage d'escalier, le portail de l'immeuble, les ascenseurs, les terrasses communes, etc... Les places publiques, les squares, les trottoirs n'échappent pas à la règle. Par exemple, certains commerçants ont bien du mal à comprendre que les trottoirs ne leur appartiennent pas. On peut le constater de visu. Pas plus le vieux bâti que le nouveau ne correspond à notre culture et à notre perception de l'espace. Pire que cela. Notre culture est plus complexe qu'il n'y paraît car il ne faut pas en exclure l'influence de la culture française. Celle-ci à notre insu détermine une partie de notre culture. Par exemple, l'adoption de la chambre à coucher meublée à la française. Il faudrait être complètement inconscient pour croire que plus d'un siècle d'occupation française n'a laissé aucune trace en nous de la culture du colonisateur. Ce qui complique singulièrement notre perception culturelle de l'espace car notre culture est le reflet d'une histoire riche et complexe.
Toutefois, les villes ne surgissent pas de nulle part. Elles ont une origine plus ou moins déterminée dans le temps. Elles ont une histoire. Elles sont corruptibles, tout comme ce que bâtit l'homme car aucun artifice humain n'est éternel. Les vestiges de tant de villes, à jamais disparues, sont là pour nous le rappeler. Elles se transforment alors en objets sémiotiques, témoignage d'un passé à jamais révolu. Les villes peuvent mourir ou vieillir. Quand elles vieillissent, elles peuvent le faire plus ou moins bien. Oran n'échappe pas à la règle. Le constat est sans appel. Cette ville vieillit mal et affronte difficilement son devenir urbanistique. Or, ce vieillissement prématuré de la ville semble lié à une rupture qui date de l'indépendance. Nous n'avons pas réussi, depuis, à accompagner le développement de cette ville à travers une espèce de synthèse culturelle. Nous n'avons pas assumé ce patrimoine architectural car il ne convenait pas totalement à nos représentations culturelles. Il n'est, alors, pas étonnant que la ville présente cet état de délabrement. Bien sûr, c'est toujours plus facile de dénoncer le mal, que de trouver le remède. En tous les cas, une chose est sûre, cette ville vit encore et on ne peut lui trouver un endroit de substitution. Le vieux bâti doit être préservé le plus possible mais parfois il serait plus judicieux de détruire ce qui ne peut être rénové et de le remplacer par du neuf. Là aussi, facile à dire, car cela pose d'énorme problèmes dont le plus criant est celui du relogement.
Il faut construire des logements. Bien sûr, c'est une évidence. Le retard accumulé depuis des décennies face à l'explosion démographique ne laisse pas trop de choix. Une ville entière nouvelle a surgit à l'est d'Oran. De grandes tours se succèdent les unes aux autres à un rythme impressionnant.
C'est bien, car la situation est pressante. Ces tours présentent un avantage certain: loger le plus grand nombre sur une surface réduite.
Les tours privilégient la verticalité sur l'horizontalité. Cette préférence répond à une conception américaine de l'espace.Pendant longtemps on a considéré que les tours étaient la solution architecturale par excellence. Or la France qui a dû répondre a une forte demande de logement dans les années soixante dix en bâtissant de grands immeubles, remet en cause ce type de solution architecturale en lui préférant les petits ensembles. Pourquoi ce changement? Les tours ne sont pas adaptées à la culture française. Elles favorisent l'anonymat, la solitude, l'isolement et surtout les ghettos avec tous les problèmes que cela peut engendrer. Certes, il existe aussi une architecture de prestige où les tours s'adressent à un public fortuné. Les tours représentent , alors, une certaine image de la puissance et de la richesse comme à Dubaï. Il ne s'agit pas de cet aspect des tours bien entendu et il ne faudrait pas, encore une fois, négliger l'impact de l'architecture sur les comportements quand l'espace conçu ne correspond pas à la culture de ses habitants. Or, cette nouvelle ville moderne ressemble plus à une certaine «Chine», qu'à Oran la « berbero-arabo-hispano-ottomano-française ».
Résorber la crise du logement n'implique pas, forcément, le sacrifice de la cohérence architecturale ainsi qu'urbanistique d'une ville, au nom du pragmatisme et de l'urgence. C'est pour cela que nos urbanistes et nos architectes doivent être au premier rang dans les projets concernant la ville. A eux de faire preuve d'inventivité car le patrimoine de la ville est un bien qui ne nous appartient pas mais dont nous sommes tous responsables.
Cette ville doit être léguée à nos enfants et elle doit être un endroit où il fait bon vivre. Il faudrait, donc, introduire une esthétique architecturale spécifiquement «algérienne» dans tous les projets de rénovation ou de construction.
Mais alors quel style architectural conviendrait-il le mieux à Oran? S'il y a une esthétique architecturale qui peut aller comme un gant à une ville comme Oran et qui devrait être encouragée c'est le style Mudéjar. Oran est la plus espagnole des villes d'Algérie. Elle est marquée par la partie sud de l'Espagne, tout comme l'Andalousie reste marquée par la présence arabo-musulmane.
Les constructions particulières pourraient être encouragées dans cette esthétique au lieu des ces affreuses carcasses qui dénaturent le paysage. C'est ce que font les Tunisiens ou les Marocains. Il y a d'excellents architectes chez nous qui ne demandent pas mieux que de donner libre cours à leur imagination créatrice pour concevoir de belles constructions dans le pur style mudéjar. D'ailleurs, certains particuliers réalisent des constructions dans cet esprit mais elles ne s'intègrent pas dans un ensemble assez cohérent pour faire émerger une esthétique. Le style Mudéjar n'est qu'une idée parmi d'autres. Nous avons nos propres traditions architecturales, qui pourraient fort bien inspirer nos architectes. Pensons au M'zab qui est une référence mondiale sur le plan architectural mais aussi le style incomparable des maisons en terre du sud ( qui allient écologie, esthétique et rentabilité). Même aux Etats-Unis il n'y a pas que des gratte-ciel. Par exemple, Santa-Fe dans le Nouveau Mexique est une ville bâtie presque entièrement de maisons en terre. Ce qui n'empêche pas, non plus, de recourir au moderne, à condition de l'intégrer dans ce qui fait la spécificité de notre culture.
Mais tout cela restera lettre morte sans un projet urbanistique cohérent, sans une vue sur le long terme afin que la ville d'Oran intègre complètement la richesse de son passé. Une architecture à la fois exigeante et audacieuse pourrait lui redonner une véritable identité. Peut-être alors que cette ville redeviendra agréable à vivre et correspondra mieux à la culture de ses habitants.
L'environnement étant adéquat, il serait du même coup plus facile à entretenir. De nouvelles habitudes et comportements verraient le jour, car on préserve toujours un endroit quand il nous touche vraiment. Facile à dire? Non! Pourtant il faudra bien écouter ce que nous disent nos urbanistes et architectes comme le montrent les conclusions du séminaire sur l'Urbanisme qui s'est tenu récemment à Souk-Ahras. Espérons seulement qu'ils seront entendus.
1- Dernier effondrement en date celui survenu à Sidi El Houari le 5 juin 2011, Le Quotidien d'Oran
2- Voir article: Plaidoyer pour une culture urbanistique, Le Quotidien d'Oran du 4 juin 2011


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