Pendant très longtemps, en Occident, les historiens des idées ou de la culture ont, au pire, gommé, au mieux, fortement relativisé l'apport philosophique et scientifique des Arabes, afin de mieux accréditer le mythe du «miracle grec» et imposer l'idée que les Arabes d'Espagne n'ont joué aucun rôle dans la Renaissance européenne des XIVe et XVe siècles. 1ère partie La Renaissance, tout à sa fascination de la Grèce ancienne, a oblitéré ce passé, les époques suivantes ont tenté d'ignorer ce que l'Occident devait aux Arabes. C'est à une véritable entreprise d'enfouissement du legs civilisationnel arabe et à la négation de son influence que l'on a assisté. Au milieu des années 1960, on pouvait encore se dire philosophe, en Occident, et tout ignorer ou presque de la philosophie de l'Islam, de l'avicennisme et de l'averroïsme, des doctrines pourtant emblématiques de la pensée musulmane. S'il est exagéré de prétendre que la philosophie du XXIe siècle est redevable en quoi que ce soit à la philosophie du Moyen âge, qui pourrait sérieusement soutenir que le spinozisme et le cartésianisme même, à travers les œuvres de Maïmonide et de saint-Thomas, ne doivent rien ne doit rien aux penseurs arabes ? Harry AustrynWolfson a montré dans son ouvrage « La philosophie de Spinoza » (éditions Gallimard) que le philosophe juif hollandais était familier des thèmes et des thèses des philosophes arabes et qu'il pose les problèmes philosophiques de l'existence de Dieu, de ses attributs dans des termes semblables. Si les philosophes de l'islam n'avaient pas pas été traduits en latin, le visage de la philosophie moderne eût été très différent. Il n'est donc pas douteux que l'avicennisme et l'averroïsme ont fécondé les philosophies occidentales médiévales et modernes. Au XVIIIe siècle, sous la plume de Condorcet retentissent les échos des débats et des questions théologico-philosophiques de l'époque médiévale. On est surpris de trouver dans l' « Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain » un éloge appuyé de la science et de la philosophie des Arabes. Il y a loin des appréciations laudatives de Condorcet au jugement, fort peu sympathique, lancé par Jean-Jacques Rousseau : « Ce fut le stupide Musulman, ce fut l'éternel fléau des lettres qui les fit renaître parmi nous » écrit-il dans son « Discours sur les sciences et les arts ». S'inscrivant dans une tradition théologique chrétienne, Rousseau ne pouvait reconnaître le mérite des Musulmans sans l'ensevelir dans l'injure. Quoi qu'il en soit, il suffit d'ouvrir le traité de métaphysique de Voltaire pour y trouver examinées les mêmes questions philosophiques qu'au Moyen âge, de consulter les écrits des philosophes des Lumières pour y trouver reconduites les problématiques de la « philosophiaperennis ». Il n'en reste pas moins que la notion de philosophie islamique ne va pas de soi. L'expression de philosophie islamique est couramment employée pour désigner les travaux de ces musulmans du Moyen âge qui entreprirent de philosopher et d'interpréter les textes des penseurs de la Grèce antique. Aucun des historiens éminents des philosophes de l'islam ne met en question, encore moins en doute, l'existence de la philosophie islamique. Tout le monde connaît les noms de philosophes de confession musulmane, Al-Farâbî (872-950), Ali Ibn Sinâ (980-1038) etIbn Roschd (1126-1198) pour ne citer que les plus illustres. Il semblerait bien improbable que la tradition érudite les eût affublés du titre de philosophe s'ils n'avaient pas conduit une réflexion qui défère aux réquisits de ladite discipline. Il serait encore plus improbable qu'ils eussent laissé une telle influence et un tel renom dans l'histoire des idées, et singulièrement du Moyen-âge et même au-delà, s'ils n'avaient pas pensé les choses avec la rigueur philosophique requise. Si doncdes doctrines philosophiques nous ont été transmises, voire une vision des choses s'écartant de la tradition grecque, ne serait-ce que parce qu'elle prend en compte le donné révélé et s'efforce de le conceptualiser, il y a donc une philosophie islamique et la question semble tranchée. Pourtant, rien ne paraît à la réflexion plus problématique. Cette formule est nimbée d'obscurité et il importe de tenter de mieux la cerner et de dissiper les équivoques qui en compromettent la pleine intelligence. Il ne s'agit pas tant de savoir si Ibn Sinâ ou Ibn Roschd ont été d'authentiques philosophes, (sur ce point, le doute n'est point permis), mais de s'interroger sur le concept même de philosophie islamique, de se demander s'il ne ressemble pas, peu ou prou, à celui de « cercle carré ». Et secondement, de se demander si une authentique idée de la philosophie a pu s'incarner dans les travaux de ces Musulmans du Moyen âge. Aux yeux de l'historien des idées, l'expression de « philosophie islamique » est inconsistante. Quand on part à la recherche de cette philosophie, que trouve-t-on ? On rencontre les fameux « Mutakallimûn », qui ont bâti une « théologie spéculative ou rationnelle » dont la finalité est de défendre les dogmes de la religion musulmane contre toute pensée hétérodoxe. Mais même ceux qu'AbdurrahmânBadawi appelle les « philosophes purs » ont cherché à accorder leur pensée aux dogmes de l'islam. N'est-ce pas pour sauver l'idée de création qu'Avicenne divise l'être en être nécessaire et en être possible ?L'Etre nécessaire (Wâjib al-Wûjûd), c'est le Dieu du Coran et l'Etre possible (Mumkin al-Wûjûd), ce sont les hommes et tout ce qui tire son existence d'une cause extrinsèque ; en clair, tout ce qui est créé. Si l'on suit cette pente,jamais on ne voit pas une pensée philosophique authentique émerger des textes mêmes du Coran par exemple. Au dire de certains, les philosophes n'ont pas tiré du fonds propre arabe une pensée philosophique foncièrement originale. Il a fallu pour que l'on parlât d'une philosophie islamique que les textes des philosophes grecs fussent traduits, qu'ils aient fait l'objet de lectures assidues, d'approches attentives et de commentaires approfondis pour que le sens philosophique s'éveille et que la pensée arabe prenne son envol. L'idée d'Ernest Renan,selon laquelle la notion de « philosophie islamique » serait une sorte de contradictiondans les termes, s'inscrit dans ce sillage. Pour lui, la philosophie n'a rien à voir avec l'islam. L'introduction de la philosophie en Islam est une entreprise de démolition de la religion musulmane. Ecrite par des auteurs non musulmans, importée en territoire musulman par des adversaires de la foi musulmane, perses, manichéens, athées, libres penseurs, chrétiens, la philosophie est une machine de guerre contre l'islam, destinée à en saper les fondements. S'il en est ainsi, c'est que les deux ordres, philosophique et religieux, sont foncièrement hétérogènes. Si donc une philosophie islamique existait, elle devrait se plier à ce réquisit : tout ce qui ne relève pas du rationnel devra en être expulsé, et notamment le surnaturel (al-ghaybiyyât). Pour savoir si quelque chose comme une «philosophie islamique» a réellement existé, faut-il interrogerl'histoire ? L'histoire révèle que d'excellents esprits n'ont pas daigné se réclamer du legs grec et se sont montrés indifférents à son influence. * Docteur en philosophie (Paris IV- Sorbonne) A suivre...