« Pour le théoricien, à la limite, ce sont l'élégance et l'esthétique de la chose qui comptent ; une « belle théorie » séduit bien plus qu'un laborieux et souvent décevant décryptage de la réalité. » Omar Aktouf1 «Même lorsqu'il est question des hommes, des travailleurs et des relations qu'ils entretiennent, que ce soit entre eux ou avec le «milieu», il s'agit de faire produire le plus, s'en assurer constamment et... payer le moins. Quelle théorie de l'organisation aurait la moindre chance de succès si elle l'omettait ?» Omar Aktouf2 C'est ici le second texte que je consacre à ce que je dénomme «la grande et multidirectionnelle œuvre» du professeur Omar Aktouf. Après avoir parlé précédemment, dans ces mêmes colonnes, de l'aspect «appel à un nouveau paradigme» que cette œuvre recèle, je voudrais dans le présent article, revenir sur certaines «perceptions» qu'elle suscite mais, surtout, insister sur son caractère de réelle «métathéorie polymorphe», mettant en «multiples-radicales-nouvelles-perspectives» l'univers de ce qu'il dénomme «l'économie-gestion». Perceptions biaisées et anecdotes significatives3 Après la publication de nombreux articles sur la pensée aktoufienne ; la parution chez une maison d'édition algérienne de trois de ses principaux ouvrages ; les multiples réactions exprimées autant par ses détracteurs que ses partisans en Algérie, force est de constater que d'aucuns le considèrent comme un visionnaire en avance sur son temps, tandis que d'autres estiment au contraire qu'il veut nous enfermer dans un monde passé et révolu. Ce qui est certain, c'est que cette division entre nos intellectuels à ce propos trouve écho à presque tous les niveaux de la société : professeurs, étudiants, journalistes, entrepreneurs, citoyens prennent le relais et se positionnent dans l'un ou l'autre camp. Ainsi ce professeur à l'Institut National de Planification et Statistique qui ne s'est pas gêné un jour pour dire à ses étudiants : «Omar Aktouf est fou il est la risée des experts au Canada Il croit qu'il va changer le management». Alors même qu'il lui est décerné, entre autres, le Prix de la recherche en gestion en 1987, celui du «meilleur livre de business» en 2003, du meilleur article sur la formation en gestion présenté à la Canadian Administrative Sciences Association en 2005, etc. Ou cette Dame qui, en marge d'une soutenance au CESI Algérie qui affirmait avec un sourire : « Omar Aktouf c'est bien quand on veut passer du bon temps, on peut aller à ses conférences pour se changer les idées, mais pour ce qui est du concret, je préfère Taieb Hafsi. Parce que lui me donnera la méthode, si j'ai besoin de faire une stratégie». Ceci sans prêter de considération au fait que «faire une stratégie, pour faire une stratégie» sans se poser les questions que pose Aktouf sur le «pour qui ?», «pourquoi ?», «avec quelles conséquences sociétales, environnementales ?», «selon quelle conception des rôles et place de l'entreprise hors faire de l'argent' ? Ou être compétitif' ?»4, enlève, ou du moins néglige, tout sens donné à l'acte d'entreprendre, si ce n'est de s'imposer sur un marché au détriment des questionnements qui précèdent. Toutes questions fondamentales et «métathéoriques» qui parcourent l'œuvre aktoufienne, et que(au vu de ce qui arrive dans le monde après environ deux siècles de domination d'économie-gestion occidentale néoclassique), tout gestionnaire a désormais le devoir de se poser. Cela me remémore aussi, à contrario, ce qui se passa un de ces jeudis, avant de passer sur le plateau de « Bonjour d'Algérie » sur la chaine publique Canal Algérie, où j'animais la « Rubrique Emploi ». Je discutais avec un Monsieur du CNEPD qui était là pour débattre d'une formation de chauffeurs de taxis. Parlant de ses années d'université, il n'a rien trouvé comme souvenir «marquant» à évoquer sinon : « nous avions un professeur formidable qui s'appelait Omar Aktouf ! », ajoutant « lui, il nous parlait théorie mais aussi vraie vie' !»,«Il avait beaucoup de savoirs et il savait comment les transmettre ».J'étais surpris qu'il résume ainsi ses «belles années de fac», pratiquement en la seule personne et qualités de ce professeur. Divers échanges, avec diverses catégories de gens, me donnent la forte impression que beaucoup, spécialistes ou non, ont pris leurs positions respectives sans se pencher sérieusement sur la pensée d'Omar Aktouf. Ou se sont laissés mener par une réflexion «par procuration», en citant et récitant les opinions de ses détracteurs les plus acharnés. Une œuvre proprement «tentaculaire», à la croisée de multiples disciplines Ce qui apparaît à la lecture de n'importe quel ouvrage du professeur Aktouf, c'est, de façon flagrante, sa grande culture scientifique. Basée sur des recherches approfondies dans les plus divers domaines. De la psychologie à la biologie, en passant par la linguistique et l'anthropologie, la sociologie, la thermodynamique et l'histoire Une œuvre qui force l'admiration et qui témoigne de son désir de réinterroger toute une multitude de pratiques et de pensées. Lesquelles sont admises par la majorité des économistes et experts en management, qui se sont contentés d'appliquer et de reproduire tout un système : « l'économie management à l'occidentale » présenté comme le seul valable dans le monde d'aujourd'hui. Il existe en effet un savoir clos « re-productionniste » basé sur des pseudo-vérités toutes faites. «Savoir» repris et perpétué de manière quasi irrationnelle-automatique par les interminables manuels de management. La lecture de l'œuvre d'Aktouf procure un sentiment étrange mais délicieux, complexe parfois mais exaltant, accessible mais intimidant. Un«sentiment de prestige» qui envahi le lecteur, du fait de se sentir privilégié de côtoyer tant de grands noms convoqués et tant de grandes disciplines sollicitées. Cette pensée est là afin de montrer le chemin à suivre pour se démarquer définitivement des contradictions de l'économie-management, lorsque ceux-là veulent la chose et son contraire. Continuer à s'enrichir indéfiniment et penser que la terre donnerait indéfiniment de ressources ; continuer à démotiver les employés en espérant les meilleurs résultats C'est avec une grande cohérence qu'Omar Aktouf nous offre l'occasion enfin de tirer profit de différentes vérités scientifiques, au service de l'homme et de la nature, jusqu'au sein même de l'entreprise et du dit «marché». La pratique contre la théorie ? Il est curieux de voir des partisans de « l'antithèse » aktoufienne affirmer que ce qui prouve qu'Aktouf a tort c'est bien le fait que des entreprises algériennes sont en train de «réussir». Comme si les positions de celui-ci étaient contre «la réussite» de l'entreprise ! Et comme si le terme «réussir» était univoque, non-questionnable, sans «contreparties», englobant à lui seul «meilleure Algérie pour tous», «développement», «bien être général», «progrès universel» Dans un échange avec le Dr Taieb Hafsi5 (par e-mail) celui-ci a pertinemment émit l'idée suivante :« ... il y a cependant trois aspects importants que je voudrais distinguer : (1) le rôle que jouent les entrepreneurs-managers dans le développement économique et social ; (2) les faiblesses du management des entreprises ; (3) les déviances du capitalisme (sauvage). Si on les mélange, on a du mal à voir clair. »Une distinction fort utile6 si l'on veut comprendre la position d'Omar Aktouf vis-à-vis de l'entreprenariat. A condition que la réussite de celui-ci ne soit pas mesurée uniquement à l'aune des indicateurs financiers, à condition également d'une forte présence de l'Etat comme régulateur des affaires et garant de la justice sociale. Où est le mal à cela ? Ainsi, la «réussite» d'entreprises algériennes ne constitue en aucun cas un prétexte d'invalidation de la position aktoufienne, comme le pensent certains. Dieu sait que nous pouvons même parler d'un « capitalisme aktoufien » garantissant la libre entreprise, le développement économique et social, la prise en compte des plus démunis et de la santé de la nature. Y a-t-il meilleure option pour l'Algérie ? Le Dr Abdelhak Lamiri dans son ouvrage « La décennie de la dernière chance »7 Déplore la dichotomie exagérée que nous opérons, dans la majorité des pays sous-développés, entre théorie et pratique. A notre sens cette séparation provient surtout du fait que la plus grande majorité des connaissances utiles et actuelles proviennent d'outre-mer, ce qui les rendrait indigestes pour nos entreprises et notre économie. A quoi il ajoute à point nommé « La science se venge. » Une vengeance qui s'exprime à travers les réalités du terrain construites sur la base de l'ignorance, sans théorie et au grès de l'intuition. Doit-on avec cela rappeler qu'aucune observation d'un contexte donné n'est possible, sans disposer d'une théorie ? Laquelle, si elle n'est pas fondée sur des recherches sera, comme le fait remarquer « Chris Argyris », de l'ordre des théories personnelles. Et c'est là où l'ont rejoint encore une fois l'idée exprimée par Lamiri qu'en absence de connaissances les décisions sont prises de façon intuitives, soulignant au passage l'inefficacité de ce genre de comportement de la part des dirigeants et décideurs8. La machine cognitive aktoufienne : non pas exclusivement une théorie, mais aussi une métathéorie ! Le penseur français Edgar Morin9 nous fait remarquer qu'un système sémantique- c'est-à-dire un langage comportant un ensemble de sens et de significations- ne peut s'expliquer par lui-même. Pour simplifier nous dirions par exemple qu'une musique ne peut être expliquée par une musique, mais plutôt par le solfège. Ainsi l'encodage de ce qu'Omar Aktouf appelle « l'économie-management » ne peut être analysé véritablement qu'en sortant totalement du système dominant10. Morin ajoute qu'aucun système -formalisé complexe- ne peut trouver la preuve de sa validité à partir des instruments qui l'ont produit. Les développeurs d'applications informatiques connaissent bien le phénomène, à travers les procédures de test construites et opérées pour valider les fonctionnalités d'un nouveau logiciel. Pourquoi ? Parce qu'un système ne peut être véritablement appréhendé que par un autre système qui le considère comme objet d'étude. Cela nous fait toucher du doigt l'importance d'une « métathéorie », proposée par Omar Aktouf et exprimée par Edgar Morin comme une possibilité de remédier à cette insuffisance auto-cognitive c'est-à-dire une insuffisance de compréhension de soi- , cela consiste donc en un questionnement total et renouvelé des pratiques, méthodes et sens donnés à l'économie-management. Certains pourront dire que c'est le terrain qui valide ou invalide une théorie, cela peut être juste si l'on voulait vérifier : « cela est-il pratiqué sur terrain ? » Mais le terrain ne se projette pas, il ne s'inquiète pas, il n'imagine pas et il n'anticipe pas, il ne se soucie pas de ce qui est juste ou non. De plus, faire confiance au terrain pour valider ou invalider des théories, c'est comme inventer une nouvelle « main invisible », cette fois-ci non pas dans le marché mais pour la connaissance de l'économie-management, sommes-nous consciemment prêts à lui confier cette noble tâche ? Non ce n'est pas le terrain (dans les sens très «management à la US», de prétendre construire du savoir managérial à partir de l'observation de ce que font les managers en action) qui peut faire cela. C'est plutôt le questionnement théorique en prenant en compte les connaissances produites. Sur un plan épistémologique, en réfléchissant sur les conditions de production d'un savoir véritable et «réel» et méthodologique, en questionnant les méthodes sollicitées pour la construction de ce savoir. Ainsi pouvons-nous prétendre11 que « la machine cognitive aktoufienne » est pour l'économie-management ce que la raison dialectique et penseuse est pour la philosophie : rebelle, étonnée, chercheuse et éclairante. Tandis que ce qui caractérise les «sciences» de gestions telles que pratiquées et enseignées «traditionnellement» c'est bien leur caractère «certain» et «statique» : pseudo-certitudes souvent maquillées en mathématiques couplées à un immobilisme répétitif-tautologique. Donc une raison muette ! Une raison interdite de raisonner, sinon en «système verrouillé», se contentant de ressasser-appliquer de façon mécanique et machinale des conceptions jamais réinterrogées dans leurs fondements ; refusant la voie aux questionnements et aux plumes critiques et novatrices.Ce à quoi nous invite et ce en quoi dérange l'œuvre aktoufienne ! On est ici avec Edgar Morin, dans ce qu'il dénomme la dialogique culturelle12, là où les doctrines vérités toutes faites doivent renoncer à contraindre la pensée et accepter d'être contrariées, là où toute « pré-programmation » doit s'atténuer et laisser place à la contradiction. Morin professe : « Le relâchement de la norme donne chance d'expression aux esprits déjà secrètement autonomes ». C'est précisément cela la clef de l'œuvre aktoufienne, s'attaquant à une norme absurde et dogmatique, Aktouf part en éclaireur et trace un chemin traversant doctrines, dogmes et vérités toutes faites absolues. En guise de conclusion Au vu de ce qui précède, il me parait insensé de critiquer le Dr Aktouf sur son soi-disant manque de lien avec la pratique. Faire cela c'est faire manifestement un faux procès et manquer complétement la cible telle que l'œuvre nous la donne à voir. Pour être trivial, disons qu'il relève de l'élémentaire de considérer que pour écouter sa station de radio préférée il faut en connaitre la fréquence. Il en est ainsi de l'œuvre aktoufienne. Il faut être capable d'en saisir le fil des innombrables fréquences : critique, métathéorique, déconstructiviste, épistémologique, méthodologique, théorique et pratique. Le philosophe Mustapha Cherif faisait un jour cette remarque : il convient de«comparer les préceptes avec les préceptes, les concepts avec les concepts et les pratiques avec les pratiques». Cela signifie que nous faisons une grave erreur d'opposer ce qui constitue une racine d'une part (la métathéorie ou théorie) avec ce qui n'est que l'émanation d'une autre théorie (la pratique sur le terrain) d'autre part ; il serait plus juste de comparer, évidemment, théorie avec théorie et pratique avec pratique. On se rendrait alors compte de la grave fracture qui existe entre les radieuses promesses «théoriques» du capitalisme à la US et l'ampleur des dégâts «pratiques» causés. Ceci dit, pour démonter le raisonnement aktoufien, ô combien pluriel et compact, il faut d'abord identifier «la fréquence» utilisée. Se donner le mal de se munir d'outils de même nature avant de songer à tenter de «prouver» l'invalidité de tels ou tels de ses apports. Cela, vu la profondeur et l'encyclopédisme de l'œuvre, ne peut se faire «à l'emporte-pièce», sans discréditer quiconque s'y aventure. Mais, hélas, un appétit considérable s'est développé pour « Le savoir instrumental et immédiatement rentable » : savoir dit «pratique», au détriment d'un savoir constructeur de sens, axé d'abord sur le questionnement. Le choix est vite fait, on ne veut pas de «théories» qui contredisent ces «pratiques» ! Mais peut être devrions-nous songer un instant aux conséquences d'un tel parti pris : à l'échelle de l'économie et des nations, il s'agit de docilement reproduire un système capitaliste devenu plus sauvage que jamais ; à l'échelle de la pensée, il s'agit de renoncer à penser ! Nous reviendrons, dans une prochaine contribution, sur les conséquences de tout cela et sur certaines des principales ramifications des trésors de l'œuvre aktoufienne. *Formateur indépendant, a enseigné dans de nombreux établissements : INSIM, ISGP, ENA, Pigier, TrainningDevelopement a également eu une expérience de deux ans à la télé en tant qu'animateur de la rubrique emploi au « Bonjour d'Algérie » sur la chaine publique Canal Algérie entre 2012 et 2014. Fervent défenseur des idées du Dr Omar Aktouf, il ambitionne de faire œuvre de vulgarisation du travailaktoufien, dont il est le lecteur assidu. Notes : 1- Le travail industriel contre l'homme, ENAL, 1986. 2- Même source. 3- Que nos lecteurs ainsi que les acteurs concernés nous pardonnent le manque de précision dans les propos, cités de mémoire après plusieurs années. 4- Sans céder à une polarisation Hafsi-Aktouf, nous citons cet exemple car il fait partie intégrante du paysage des significations données, en Algérie, à l'œuvre que nous étudions. 5- En date du 28 février 2017. 6- Car elle permet comme le suggère le Dr Taieb Hafsi, de ne pas mettre tous les entrepreneurs dans le même sac. 7- La décennie de la dernière chance, émergence ou déchéance de l'économie algérienne ? Editions Chihab, 2012. 8- Même source. 9- La méthode : T4 Les idées, aux éditions du seuil , 1991. 10- https://www.youtube.com/watch?v= k09ucXd5tMc 11- Paraphrase du philosophe algérien Mohamed ChawkiEzzine, que nous avons, dans la forme et l'objet, détourné de son aspect initial. 12- Même source.