On entend souvent les uns ou les autres prononcer, en face d'un phénomène, d'une idée, d'une conduite, d'un évènement, etc., des expressions comme celles-ci : « cela n'est pas de notre culture », « on ne trouve pas cela dans notre culture », « notre culture ne le permet pas » ou, au contraire, « cela fait bien partie de notre culture », « notre culture admet cela », etc., etc. J'estime, en ce qui me concerne, que ces déclarations et les positions qu'elles reflètent, émanent en fait d'une conception très statique du concept de culture. Et considérant que la culture, conçue comme le résultat de plusieurs facteurs, à la fois idéels et matériels, est l'un des éléments fondamentaux, pour ne pas dire l'élément fondamental tout court, qui influent sur les idées, les dispositions, les pratiques et les actions des hommes, c'est peut-être là une des raisons essentielles qui nous empêchent, nous sociétés dites « arabo-musulmanes », de sortir du marasme qui caractérise, depuis longtemps, notre situation. Alors qu'est-ce que la culture ? Y en a t-il une autre conception en dehors de celle qui se la représente comme une chose figée ? Un passé qu'il faut garder intact et respecter scrupuleusement ? L'objet du présent article est de contribuer à cet important débat. Qu'est-ce que donc la culture ? Il existe bien sûr une multitude de définitions de ce concept. Certains parlent de plusieurs dizaines de définitions, voire plus. L'une des plus célèbres est celle qu'avait donnée l'anthropologue britannique Edward Tylor. La culture, dit ce dernier, est « un ensemble qui comprend les connaissances, les croyances, l'art, la morale, les lois, les usages et autres capacités et usages acquis par l'homme en tant que membre d'une société ». Cette définition et toutes celles qui lui ressemblent, au-delà de ce que voulaient dire leurs auteurs, ont tendance à faire croire, même dans les milieux lettrés, que la culture est une sorte d'héritage que nous transmet la société, et surtout les générations passées, c'est-à-dire les morts, et qu'il faut garder donc intact et respecter, comme on l'a dit. Le malheur, c'est surtout le fait que cette conception statique, celle d'un héritage sacré, semble être celle de la plupart des hommes et des femmes qui constituent nos sociétés. Tout changement, toute modification, aussi petits soient-ils, y sont par conséquent considérés comme une trahison ou un blasphème. A vrai dire, cette conception peut être considérée non seulement comme erronée, mais elle peut aussi être considérée comme dangereuse. C'est une conception dont les résultats ne peuvent être, on le constate depuis longtemps, que la sclérose, l'immobilisme, la stagnation et donc la régression. Y a-t-il donc une autre conception qui pourrait être plus « féconde », plus « efficace », plus « salvatrice » pour nos sociétés ? Une conception qui donnerait des chances d'éviter ce marasme et cette stagnation stériles ? La réponse paraît bien être largement affirmative. En réalité, beaucoup de sociétés, celles qui dirigent aujourd'hui le monde, ou mêmes celles qui commencent à bouger, avaient déjà plus ou moins appris que la culture était et est quelque chose de dynamique, de vivant. Elles ont de plus en plus compris que si la culture est, comme le dit l'anthropologue et sociologue français, Paul-Henry Chombart de Lauwe, « d'une part, « un produit de la société qui englobe l'ensemble des connaissances, de la langue codifiée, des modèles de pratiques, des systèmes de représentations et de valeurs, des symboles, des mythes qui s'imposent aux individus. » Elle est aussi, d'autre part, « un mouvement créateur dans tous les domaines de la vie sociale ». Certes, la culture est en partie un héritage, mais en partie seulement. Autrement, elle conduirait à la décadence. Car, si on considère que la civilisation est la concrétisation matérielle de la culture, la destinée de cette civilisation peut dès lors, comme le dit le philosophe Paul Ricœur, « survivre ou stagner » selon qu'elle « invente des réponses » ou qu'elle « consomme » des valeurs « périmées ». C'est ainsi que si les cultures peuvent être considérées comme des systèmes, donc plus ou moins stables, comme l'a noté le sociologue Catalan Salvador Giner, toutes « sont, cependant, des ensembles dynamiques, qui doivent s'adapter, non seulement à l'environnement physique et social, mais à de nouveaux facteurs de nature culturelle, comme les innovations techniques, l'introduction d'idées nouvelles », etc., etc. Sinon, nous l'avons dit, c'est l'immobilisme et la régression. Et le changement ne doit pas toucher uniquement, comme le pensent beaucoup, « les aspects les moins profonds », mais aussi, et parfois surtout, ceux qui sont, plus profonds, « plus structuraux » comme disent les spécialistes des sciences humaines. D'ailleurs, c'est à cette réalité importante qu'attirait déjà l'attention Franz Fanon en soulignant que « La culture nationale n'est pas le folklore où un populisme abstrait a cru découvrir la vérité du peuple » et donc « de moins en moins rattachables à la réalité présente ». Elle est plutôt, précise encore Fanon, « l'ensemble des efforts faits par un peuple sur le plan de la pensée pour décrire, justifier et chanter l'action à travers laquelle le peuple s'est constitué et s'est maintenu. » C'est ainsi que Fanon conclut que : « Misère du peuple » et « inhibition de la culture » sont « une seule et même chose. » Le célèbre poète Adonis ne dit peut-être pas autre chose, quand il affirme que la culture est « une création et non une imitation. Elle n'est plus dans ce que nous avons inventé, mais dans ce que nous inventons, dans tout ce qui est perpétuel changement. » Et que « Toute culture moderne doit s'affranchir du passé traditionnel, rejeter le fixe, l'établi et l'immobilisme. » En effet, prenons un exemple. Tout le monde sait ou doit savoir que dans une économie moderne l'essentiel de ce qu'a besoin une société, pour vivre et même pour survivre, et dans tous les domaines : agricole, médical, de transport, d'infrastructure, etc., ne peut être produit que par un travail rationnellement organisé qui ne se fait qu'au sein d'une entreprise, publique ou privée, grande, moyenne ou même petite. Avec tout que cela exige comme hiérarchie, discipline, commandement, etc. Mais, face à cette nouvelle réalité, que propose « notre culture » ? « Notre » culture, quoi qu'en disent les uns ou les autres, a tendance à privilégier le « travail » solitaire et donc à encourager les gens à s'établir « à leur propre compte ». Même si cela amène souvent, surtout chez les jeunes, à remplir des tâches parfois ridicules qui prennent souvent la forme de la revente de produits provenant d'ailleurs pour le grand bonheur des économies qui les ont fabriqués. Le malheur c'est que des exemples comme celui-là, qui illustrent le décalage entre ce qu'exige une vie moderne et « notre » culture », on peut en citer des dizaines et des dizaines. Certes, donc, la culture est, comme nous dit Fatima-Zohra Oufriha, l'ensemble complexe de solutions qu'une communauté humaine hérite et adopte, mais pas seulement. Elle est aussi ce complexe qu'elle « invente pour relever les défis de son environnement naturel et social ». Autrement, et c'est notre cas, malheureusement, il ne serait pas facile de faire face aux exigences de la vie moderne. La vie que dominent ceux qui ont cessé de voir en la culture des solutions à des problèmes passés, des recettes léguées par les générations anciennes qu'on applique machinalement à des situations inédites. Va-t-on enfin revoir les choses autrement ? Va-t-on enfin laisser tomber cette conception stérile et dangereuse ? En voilà une des missions que doit accomplir nos élites. Toutes nos élites. Celles qui dirigent nos pays ou celles qui veulent les remplacer. Celles qui conduisent ou espèrent conduire nos économies. Celles qui supervisent ou espèrent superviser nos systèmes d'éducation et d'enseignement, etc. *Université d'Annaba