La lettre signée par Taleb El Ibrahimi, Rachid Benyelles et Ali Yahia Abdenour pourrait être un condensé de pourparlers qu'ils auraient menés pendant plusieurs jours avec de solides relais du Haut commandement de l'armée. Il est important de noter que les signataires sont trois personnalités aux parcours respectifs notables en matière d'expériences dans les pouvoirs, près des pouvoirs et contre les pouvoirs qui se sont succédé dans l'Algérie indépendante. Intellectuel, excellent bilingue, ancien ministre et ancien ambassadeur, Ahmed Taleb El Ibrahimi est un islamiste convaincu connu pour ses positions aux côtés du FIS avant même qu'il n'apparaisse sur la scène politique. Ceux qui l'ont connu rappellent sans hésiter «les mauvais effets de sa politique d'arabisation forcée sur une école qui n'avait pas encore les moyens d'inculquer le savoir». Ils lui retiennent d'ailleurs qu' «il s'est mis au service des destructeurs de l'école algérienne». Nos interlocuteurs avancent convaincus que «Taleb représente cette majorité silencieuse des têtes pensantes islamistes qui attendent de voir... » Ils disent de lui que «c'est un grand démagogue qui sait convaincre les plus hésitants». C'est peut-être ce trait de caractère qui a fait que le général Rachid Benyelles s'est allié à lui pour adresser un essai de solution de crise au chef d'état-major de l'ANP dans un contexte où la vie politique est à un stade végétatif aigu. Le général Benyelles est comme son grade l'indique «un enfant» des casernes. Ancien moudjahid, Benyelles a été membre du Conseil de la révolution sous Houari Boumediene. Il a occupé la fonction de secrétaire général du ministère de la Défense et plus tard ministre des Transports. Ce qui marque sa carrière de haut gradé, c'est incontestablement sa démission au lendemain des événements du 5 octobre 1988. «Rachid est allé voir le président Chadli Bendjedi et son chef de cabinet Larbi Belkheir pour leur dire on doit partir, on doit quitter le pouvoir, le peuple ne veut plus de nous, on doit démissionner », rappelle un de ses amis. Notre interlocuteur nous renseigne en outre sur un autre épisode important du parcours de Benyelles. «Un laïc convaincu» «Il a été contre le coup d'Etat de 1992, parce qu'il soutenait que si les islamistes ont gagné les élections, il faut respecter le verdict des urnes, arrêter le processus électoral était pour lui un détournement du processus démocratique», expliquent nos sources. L'on pense que son rejet des généraux janviéristes l'a quelque peu rapproché des islamistes, «donc de Taleb El Ibrahimi». Ce qui n'empêche pas nos sources de qualifier Benyelles de « profondément démocrate, il a été le premier responsable militaire à penser très tôt qu'il fallait œuvrer pour la mise en place d'un système démocratique, il faut noter aussi que c'est un laïc convaincu ». Autre fait marquant de son parcours, «c'est Rachid Benyelles qui a été voir Abdelaziz Bouteflika en 1994 pour le convaincre de prendre les commandes du pays», affirment nos sources. L'on nous rappelle que le général était accompagné de Aboubakr Belkaïd présenté comme étant à l'époque «le rassembleur des forces politico-militaires nationales parce qu'il recevait tout le monde chez lui». En cette année, le terrorisme faisait rage et le HCE (Haut Comité d'Etat) institué par les généraux janviéristes au lendemain de l'arrêt du processus électoral tenait à se faire remplacer par un civil à la tête de la présidence de la République. L'on dit que le nom de Bouteflika avait été avancé par Benyelles et Belkaïd pour qu'il le devienne à la faveur d'un plébiscite de la conférence nationale du dialogue qui s'était tenue à l'époque. Bouteflika a, comme rapporté depuis, refusé catégoriquement qu'il soit intronisé président par une conférence où avaient été ramenés les partis politiques, l'UGTA, les organisations de masses et les associations socioprofessionnelles. Il voulait être désigné par le Haut Conseil de sécurité, «parce qu'il voulait que l'armée lui cède les pouvoirs qui lui étaient dévolus en tant que tel, ce qui aurait été pour lui un gage pour ne pas être un trois quart de président», disent ceux qui l'ont connu. D'autres sources précisent que « Bouteflika avait refusé parce qu'il avait peur d'être liquidé comme Boudiaf». Le refus de Bouteflika net et sans appel avait, selon nos sources, plongé Benyelles dans une grande colère et est devenu depuis son plus grand ennemi, il ne le lui a jamais pardonné. Il l'a bien démontré par ses contributions dans la presse durant les années 2000. L'on dit que Benyelles a toujours dit de Bouteflika que « c'est un grand peureux, il ne décide jamais ! » «Un mélange idéologique explosif» Ali Yahia Abdenour, ancien président de la Ligue des droits de l'homme, est cet avocat qui a arpenté pendant de longues années les couloirs et les salles des palais de justice. Il a participé aussi à la conférence de Sant'Egidio (1994) qui avait réuni islamistes, conservateurs et réconciliateurs (partisans de la solution politique par des négociations pouvoir-Fis). Une conférence qui a été fortement décriée et rejetée en bloc par le pouvoir en place de l'époque et le clan des éradicateurs (ceux qui ont rejeté tout rapprochement avec le Fis et soutenu le sécuritaire sur le politique). Adversaire pur et dur du pouvoir Bouteflika, Maître Abdenour a fermement pris la défense des revendications de la Kabylie des débuts des années 2000, d'avant, et passées, celles des berbérophones les plus durs, et de leurs revendications dans toute leur ampleur, leur densité et leur poids sur le positionnement et le recentrage des pouvoirs en confrontation. Réunis aujourd'hui pour proposer une solution à la crise politique du pays, Taleb El Ibrahimi, le général Rachid Benyelles et Maître Ali Yahia Abdenour forment «un mélange idéologique explosif», pensent des responsables. Il semble cependant que cette «assemblage» d'idéologies différentes voire opposées, antinomiques a été bien réfléchi pour que l'opinion publique en perçoive «un signe rassembleur» de toutes les forces, tous les protagonistes et tous les mouvements. L'on ne manque pas d'attirer l'attention à cet effet sur « la région de chacun des signataires, leurs accointances, leurs convergences que ce soit avec le clan de l'ex-DRS ou avec le chef d'état-major de l'ANP, rien n'est laissé et ne se fait au hasard», pensent nos sources. Mieux, les relais «militaires» du général Benyelles sont certainement restés «en veille» depuis toujours. De nombreux responsables s'accordent à ce que cette missive de trois personnalités qui ont pratiqué et côtoyé le pouvoir mais ont été tous les trois rejetés par le pouvoir Bouteflika constitue sans nul doute «l'ébauche d'un avant-projet d'une sortie de crise négociée et concertée avec le pouvoir militaire actuel». C'est, indiquent-ils, « un ballon-sonde pour tâter le terrain et saisir l'ensemble des réactions de toute la scène nationale». En déplacement depuis hier à Ouargla, le général de corps d'armée, Gaïd Salah, est attendu par tous pour qu'il dise ce qu'il en pense. «Il doit au moins se prononcer sur le report de l'élection du 4 juillet prochain», nous dit-on. L'on s'attend même «à des changements importants d'ici la fin de la semaine ou dans les quelques prochains jours à venir».