Comme partout, la situation en Tunisie est très compliquée et rien n'est clair. Nos deux candidats du 2ème tour sont différents, assez simplets, incomplets, sans profondeur. Le débat télévisé de vendredi soir n'a pas vraiment influencé mon choix. Chaque profil pose de vrais problèmes de conscience et de perception aux pauvres votants (es) que nous sommes. Aucun n'a de charisme et ils ne rassurent ni sur l'avenir du pays ni sur la fonction. Les deux finalistes disent peut-être /surtout la pauvreté du choix que nous avons réussi à construire en 9 ans. C'est tout ce que l'on a devant nous, dans l'isoloir. J'irai voter demain parce qu'aller aux urnes est un acquis à ne pas gâcher. J'ai commencé trop tard à voter dans la vie pour bouder ce geste que je fais pour la sixième fois depuis 2011. Tellement de gens sont morts pour cette liberté que je ne me permets pas de faire la fine bouche devant un choix effectivement limité, pauvre, sans jus. Côté candidats L'image du premier candidat (Kaïs Saïed) est rattachée aux islamistes par de multiples fils développés en motifs d'appartenance. Son frère, entre autres, est un islamiste notoire. Si le parti Ennahdha n'appelle pas à voter pour lui (les bases suivraient-elles une consigne ?), il a exprimé sous plusieurs formes son «soutien». De toutes les représentations qui émanent de KS, la plus persistante est qu'il est loin des magouilles d'argent (ni train de vie ni campagne électorale à l'américaine). Il répond à une image d'intégrité qui manque dans la société tunisienne où les exemples d'enrichissement se sont multipliés. L'arrivisme est devenu tellement prégnant dans les familles, les quartiers, les institutions, les partis que ce personnage apparaît comme sorti d'un conte moral, d'un temps révolu. Cette réputation est sûrement exagérée, gonflée par le besoin de pureté qu'elle représente. Même si c'est une légende, le personnage fournit un symbole auquel on peut croire, un espoir qu'on peut brandir face à un réel sauvagement compétitif. De plus, un futur président de la République ne pourra pas grand' chose si on s'en tient aux textes, à part nommer des conseillers, obtenir des privilèges ou représenter l'Etat à l'intérieur et à l'extérieur. Sécurité et diplomatie sont ses prérogatives mais on sait la résilience des corps de l'Etat et de l'administration et vivons les habitudes de rétention de l'information. KS n'a aucun parti derrière lui donc pas d'outil politique à manipuler ni de poids au Parlement. Il est tenu par la Constitution plus qu'il ne peut agir dessus. Il défend des idées vagues sur la décentralisation et le pouvoir local avec des références juridico-politiques qui parlent aux jeunes d'aujourd'hui. Symboliquement, il fait écho à des couches de la population (des jeunes diplômés) qui pensent avoir été broyés par le processus transitoire depuis 2011, se morfondent dans des situations subalternes et expriment une hostilité au pouvoir et à ses représentants («intellectuels» compris) qui confine à la haine sociale parfois. Le second (Nabil Karoui) est porté par un parti (Qalb Tounès). Affairiste des médias et de la publicité, il est galvanisé par la volonté de puissance et aux défis. Il fait carrière avec une chaîne de télévision Nessma Tv qui mise sur le marché maghrébin. Depuis 3 ans, il fait sa «rédemption» en donnant aux pauvres qu'il a découverts en sillonnant le pays. Après avoir fondé une association de bienfaisance, NK quitte et recycle le parti Nida Tounès porté par Béji Caïd Essebsi, d'où son inimitié avec le chef de gouvernement actuel (Youssef Chahed) qui, une fois nommé en 2016, se cabre contre son mentor et son fils, héritier. De son côté, NK pense qu'il peut passer aux manettes du pouvoir politique après avoir «fabriqué» BCE et travaillé au fameux «consensus» entre lui et Rached Ghannouchi qui gère le pays depuis 2013. BCE est mort le 25 juillet après avoir laissé son fils (aujourd'hui en France) décomposer la coalition électorale qui avait permis de rééquilibrer l'exercice du pouvoir en Tunisie (on dit aussi «éviter la guerre civile») après 2013. NK fait cavalier seul dans cette aventure d'un autre type pour parvenir à la primature, après son passage par le parti présidentiel. Avec son sens commercial, il récupère un parti en juin 2019 et entraîne des forces constructrices de l'économie entrepreneuriale qui, comme lui, crèvent de relancer des affaires empêchées par l'instabilité politique. Tous pensent que la «Révolution» est terminée ou, tout au moins, à stopper car le chaos ne permet pas d'établir des contrats ni d'attirer des capitaux. Emprisonné juste avant le déclenchement de la campagne électorale, le tapage médiatico-politique (et pas seulement dans sa télé) le défend comme victime de l'injustice du système. Côté électorat En face, électeurs et électrices vivent des signes de décomposition depuis 2011: notre classe politique «scissipariste» n'a entrepris aucun travail véritable face aux problèmes sociaux, aux inégalités et aux grands choix économiques. La dégradation matérielle et économique (inflation des prix, circulation, santé, enseignement, administration, environnement...) a atteint les partis politiques qui n'ont pas coalisé des réflexions ni dessiné des directions de travail, encore moins établi des programmes. L'Etat n'a pas cessé de s'affaiblir avec le tourbillon des gouvernements inefficaces et vite essoufflés : 9 formations en 9 ans et des centaines de ministres tournants. La corruption a gagné en surface, s'est «démocratisée» tout en devenant un leitmotiv honteux et menaçant la «cohésion» des nantis, intermédiaires et profiteurs (médias, douanes, hommes d'affaires, juges, avocats...). Aucune réforme de fond n'a pu naître (les députés de l'Assemblée des Représentants du Peuple y ont bien veillé) et cela se voit partout et particulièrement dans la justice et les médias où se concentrent les nœuds mortifères de la nouvelle «gouvernance». Fric et influences ont accentué et alimenté les poisons de la justice et des médias, principaux artisans du paysage électoral 2019 avec ses imbroglios, ses rebondissements et ses tensions, en plus de quelques surprises (dues en partie à la mort de BCE). Ces élections nous font vivre une période épique, un tourbillon de rapports de forces, un apprentissage de la politique violent et accéléré, pas satisfaisant en tous cas. Nous allons vers une législature difficile mais ce n'est qu'une nouvelle gageure, après celle de 2014/ 2019, responsable des blocages de loi et de réformes (l'absence de Cour constitutionnelle est un des résultats de cette tactique d'obstacles). J'irai voter car un président de la République ça ne peut rien faire, surtout dans ce désordre. Il peut cependant être une conscience, empêcher des choses, arbitrer et veiller, en principe, à la Constitution. Si KS est élu, le magnat des médias n'aura pas profité des instruments de la domination mais son parti peut faire du travail au sein de l'ARP et au gouvernement. A la lumière des débats récents, les écartés depuis 2011 peuvent se projeter en KS, alors qu'ils se sont sentis exclus par un «Ancien Régime» qui a eu le temps de faire un retour recyclé partout dans la politique et l'économie. Mais n'est-ce pas le mouvement dialectique de l'histoire ? Pour ce pari sur cinq ans, il faut accepter d'affronter les risques politiques liés à la crainte des islamistes qui sont au Parlement, affaiblis en nombre (52 sièges sur 217) mais plus incrustés dans d'autres rouages. La bagarre politique doit continuer, avec celle de la morale. Quel que soit le résultat, et à partir de lundi, nous serons dans une autre psychologie collective et, j'espère, moins d'hystérie. Plus de Tunisiens(nes) auront pensé et senti la politique de près et certains(es) travailleront à perpétuer calmement quelques leçons apprises au cours de cette transe estivale, la première étant l'indigence du choix. Nous avons à construire l'avenir du pays avec plus de règles, plus de morale et à nous habituer /obliger à appliquer la loi. Nos juges sont douteux et nos médias nous polluent la vue et la vie. Ces domaines, comme d'autres, peuvent tirer des améliorations de cette immense leçon de choses politiques que nous sommes en train de vivre, en accéléré, sans rien dominer. C'est vrai que les transitions politiques sont fatigantes, surtout par les magouilles qu'elles libèrent comme des bactéries après le dégel. Mais cela a l'avantage de faire bouger les choses, de faire émerger des gens à une allure effrénée, de détrôner quelques privilégiés. On apprend à toucher nos limites et on doit accepter de savoir qu'elles sont dures à cuire et que les limites sont aussi en chacun de nous. Il faut juste supporter le mouvement incessant, le ballottement de nos perceptions, l'incertitude de nos jugements. Le plus dur est d'accepter que rien ne soit acquis ni clair, tout en dégageant un cap pour continuer à décider sans se décourager, pour entreprendre des petites choses, le seul niveau d'action possible. Voter est une épreuve psychologique et éthique qui vient après des décennies d'inertie politique mais je vois tellement de gens supporter cet inconfort et travailler, chacun à sa manière et avec ses moyens, sans rien demander en échange. Alors je ne me sens pas trop seule.