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Droits acquis (habitudes), droits juridiques et droits attendus
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 23 - 09 - 2021

Les droits ne s'accordent pas toujours avec les habitudes et pourtant c'est ce qu'ils visent à instaurer, ils sont comme des normes pour normaliser la conduite, rendre la coopération/compétition aisée. Ils peuvent donc aller ensemble discordants ou concordants. Dans une société en voie de modernisation, d'occidentalisation, ils sont censés allés concordants, mais vont souvent discordants. En fait, il faut distinguer les expectations ou droits attendus, les droits juridiques et les droits acquis ou habitudes. Dans une telle société, les droits attendus peuvent être en discordance avec les droits juridiques, parce que les derniers peuvent être en deçà des premiers, les expectations plus grandes que les possibilités, les demandes plus grandes que les offres ou en contradiction avec eux. Mais aussi parce que les droits acquis des uns peuvent s'opposer aux droits attendus des autres. En fait il n'y a pas de société du point de vue de ces trois distinctions, mais des groupes qui forment société. La dictature résulte d'une incapacité des groupes à s'accorder sans le recours à la force armée. On distinguera donc des groupes selon les rapports que forment les droits attendus, les droits acquis et les droits juridiques. Le groupe dominant est celui pour lequel les droits attendus améliorent les droits acquis, les habitudes, les droits juridiques servant d'appui. Le groupe dissident est celui pour lequel les droits juridiques sont dissonants avec les droits attendus et menaçants pour les droits acquis. Le premier groupe se trouvant sur une trajectoire des droits ascendante, le second sur une trajectoire descendante.
Dans le couple de deux salariés, les droits acquis par les hommes sur les femmes (les habitudes tenues de l'économie domestique, des rapports avec leur mère) entrent en contradiction avec les droits attendus par ces dernières, celles-ci n'étant plus contenue par l'économie domestique. Elles portent mal les anciennes habitudes de l'économie domestique et aspirent à s'en décharger, à leur substituer de nouvelles habitudes. Les droits juridiques peuvent leur servir d'appui pour la réalisation de leurs droits attendus. La femme devient la semblable de l'homme et lui dispute la fonction qu'il tenait de l'économie domestique. Dans certains cas, jusqu'à un certain point, elle peut devenir son semblable supérieur. Elle peut être à la fois chef d'équipe, mère nourricière et mère affective. Ou femme sans enfants, disputant à l'homme, presque à armes égales, les postes de responsabilité sociale. À armes presque égales, les habitudes de l'ancienne économie domestique pouvant migrer dans l'économie marchande ou publique avec une forte tendance à se réserver leur sommet. Avec la marchandisation, le domaine de la compétition s'élargit sans se débarrasser pour autant de sa tendance à la monopolisation qui s'impose plus aisément au fur à mesure que l'on s'approche du sommet de la hiérarchie sociale. Il est intéressant de relever que l'extension du domaine de la compétition, la sortie des femmes de la subordination du travail domestique, s'effectue avec force lors des guerres mondiales. Les femmes vont participer de manière nouvelle à l'effort de guerre.
La machine de guerre industrielle les extirpe de la division sexuelle du travail. Les guerres, les compétitions entre nations industrielles européennes qui ont inscrit les femmes dans une nouvelle division du travail ont rendu possibles les luttes des femmes pour l'égalité et leur succès. Les droits des femmes progressent avec la place qui leur est faite dans la lutte sociale, pas seulement celle qui les oppose à leurs frères desquels elles obtiennent les droits, mais d'abord de celle qui les oppose, elles et leurs frères, à d'autres sociétés, aux étrangers auxquels sont disputées les ressources mondiales. Dans l'économie capitaliste extractrice, les droits que les femmes obtiennent de leur société dépendent de ceux que celle-ci obtient de la compétition avec le monde et de la place qu'elles y occupent. En fait la société européenne «égalitaire» engage les femmes plutôt que les autres dans la compétition militaro-industrielle internationale[1].
Avec «l'extension du domaine de la lutte»[2] s'élargissait, progressait le mouvement pour l'égalité sociale. Depuis la fin du XVIIIe siècle, un mouvement de long terme vers l'égalité a pu explicitement se développer[3].
Ce mouvement a été soutenu par celui d'une croissance de la vie matérielle et marchande inhabituelle. De sociétés inégalitaires, les sociétés européennes, non plus de statuts mais de classes, sont devenues des sociétés égalitaires parce que prônant à la base la généralisation de la compétition. Avec le mythe du progrès, le mouvement de long terme de l'égalité est destiné à ne pas s'achever. Pourtant, il nous faut bien constater que l'occidentalisation du monde s'essouffle, que le monde de demain ne pourra pas subsister à l'image du monde d'hier. Les Chinois, les Asiatiques et Africains ne pourront pas vivre demain, comme les Occidentaux ont vécu hier[4]. Ce qu'il faut bien appeler occidentalisation du monde est en crise, le nombre des esclaves mécaniques au service de l'humanité ne pourra pas être multiplié indéfiniment (J.-M. Jancovici), la substitution du capital au travail ne pourra pas rester indéfinie. Une polarisation du marché du travail s'intensifie.
Une nouvelle domesticité, marchande autrement nommée (services à la personne), fait son apparition. L'Europe vieillissante voudra chercher dans la migration pour ces travaux inconfortables ce que sa démographie ne lui a pas donné. Mais pourra-t-elle contrôler une telle migration, faire des migrants ses «esclaves»[5] ou domestiques en substitution aux autochtones, qui auront fui certains emplois, ou aux esclaves mécaniques, devenus trop coûteux pour beaucoup de productions et de services ? Si l'égalité doit progresser, elle ne progressera pas sur le modèle de l'homme blanc néocolonial qui visait à substituer des choses aux humains, des esclaves mécaniques au rapport de subordination salarié. Les inégalités se creusent au sein des sociétés au lieu de se résorber, la croissance ne se poursuit plus aux rythmes antérieurs. Le domaine de la lutte se contracte, il se fragmente, les populations inutiles se multiplient (J.-L. Giraud). L'homme blanc devra accorder, à la différence de ses esclaves mécaniques qu'il ne pourra plus substituer systématiquement au travail humain, des droits à ses employés, à ses subalternes qui lui doivent obéissance. Il ne pourra pas redevenir l'homme colonial qu'il a été. Oui, l'esclave sans droits n'a jamais existé, il a seulement manqué des droits de son maître dont il rêve de prendre la place. C'est pour cette raison que le socialisme a échoué : il se définissait par négation du capitalisme, négation de la propriété privée, du marché et de la monnaie et restait pris dedans. Tout compte fait, il a servi à améliorer le capitalisme. Ainsi que le capitalisme qui a étendu le domaine de la lutte mais a abouti à en réduire le champ. Quels droits imposer au migrant et comment lui imposer la migration ? En fomentant des guerres chez lui et en lui faisant payer cher le droit à la migration. Intervenir militairement à l'étranger n'a plus pour objectif de gagner la guerre, mais celui de défaire des projets, des plans qui contrarient.
Concorde et discorde des droits
Les droits accordés par l'Etat algérien, dans le prolongement de ceux accordés par le monde, doivent être distingués de ceux accordés par la société. Il y a discorde au départ, même quand ceux que prétend accorder l'Etat (postcolonial) sont ceux que refusait le monde (colonial). Nous avons tendance à utiliser le terme Etat à la place d'autres termes plus précis. On confond souvent, pouvoir et Etat, gouvernement et Etat, société dirigeante et Etat. En matière de droits on distinguera quatre niveaux : le monde, l'Etat, le gouvernement et la société. Nous aurons les droits accordés/imposés par le monde (l'Etat-nation, les droits humains), par l'Etat (la Constitution), par la société dirigeante (l'exemplarité), par le gouvernement (la politique et la loi) et par la société (les échanges de droits entre individus).
Relevons que ceux accordés par le monde ont changé avec la fin du colonialisme. Ce que la société française s'accordait à elle-même, elle le refusait à ses colonies. Avec la fin du colonialisme, l'ancienne puissance impériale reproche en théorie à l'Etat postcolonial de ne pas accorder ce qu'elle refusait d'accorder à ses colonies, de ne pas pouvoir accorder à ses citoyens ce qu'elle accorde aux siens. Elle continue de disputer, de nouvelle manière, à l'Etat postcolonial la souveraineté sur la société. Elle oppose au pouvoir de ce dernier son autorité. Avec les indépendances, tout se passe comme si on assistait à une inversion dans la distribution du pouvoir et de l'autorité entre l'ancienne puissance coloniale et la nouvelle nation indépendante. La dictature résulte aussi d'une telle inversion, du fait qu'à cette autorité extérieure, l'Etat et la société postcoloniaux ne peuvent plus opposer d'autorités au monde à l'image de celles que le mouvement de libération opposait au pouvoir du colonialisme.
De l'ère coloniale à l'ère postcoloniale, ce qui commence à changer, ce qu'il importait de préserver, c'est la séparation de la société et de l'Etat ; ce qu'il faut toujours empêcher c'est que celui-ci devienne un prolongement, une institutionnalisation démocratique de celle-là. Pour ce faire, l'autorité (politique, culturelle et économique) de l'ancienne puissance sape la confiance des élites postcoloniales dans la société (immaturité), en même temps qu'elle sape la confiance des populations dans les élites postcoloniales (incompétence). Elle désunit le monde civil et militaire et récupère leurs capitaux. Le monde civil n'est plus derrière le monde militaire (il ne lui donne pas de complexe industriel) dans la compétition internationale.
Les droits accordés en principe par le gouvernement et qui se voudraient comme ceux de l'Etat ne peuvent échapper en vérité à ceux qu'impose le monde, s'ils ne correspondent pas à ceux que peut s'accorder la société. Pour sa reconnaissance internationale, l'Etat «accorde» au monde le droit de définir les droits, qu'il se doit d'accorder ensuite à la société. L'Etat national fait partie d'un système interétatique. Ce point, pour changer il faut pouvoir changer le monde, en attendant il faut lui ressembler, est méconnu par les non démocrates et la majorité des démocrates[6]. Les premiers l'ignorent ou le rejettent, les seconds l'intériorisent ou le prennent pour appui. Mais cette reconnaissance de droits par l'Etat au monde et à la société est théorique, car en pratique ce ne sont pas le monde et l'Etat comme abstraction qui accordent des droits ; ils ne correspondent pas à ceux que les individus, les groupes nationaux et internationaux, les gouvernants et les gouvernés se reconnaissent les uns aux autres. L'Etat accorde des droits en théorie, ils ne sont pas droits concrets mis en œuvre par des interactions sociales, mais des droits abstraits indépendants de situations concrètes que les agents pourront investir ensuite dans leur pratique s'ils en ont le loisir et la possibilité en prenant appui sur la violence légitime. En fait les droits que le monde accorde à la société au travers de l'Etat, lui permettent de coopter un groupe social pour l'instituer en groupe dominant. On ne dira pas une classe dominante, d'où l'instabilité politique. Ces droits abstraits, devenus droits juridiques et qui deviendront des droits attendus ne seront réalisés que par un tel groupe, mais non pas par l'ensemble de la société. Nonobstant ceux qui ne les attendaient pas. En théorie, dans le monde actuel, la dichotomie théorie et pratique est opérationnelle. En pratique, elle doit retrouver son unité au-delà de la division entre le travail de conception et celui d'exécution.
Dans un cas, la «théorie de la pratique», la pratique «disparaît» dans la théorie, dans un autre, la «pratique de la théorie», la théorie «disparaît» dans la pratique. La théorie dans la pensée dichotomique est ce qui met de l'ordre dans la pratique. Elle est ce qui réduit le réel au rationnel. Mais quand apparemment elle échoue, c'est du désordre, une discorde entre théorie et pratique, qui apparait. Elle combat alors l'unité d'une théorie et d'une pratique. Car une pratique, son unité, n'est pas sans théorie, que celle-ci soit formulable ou non, explicitée ou non, camouflée ou non. Car il n'y a pas de pratique livrée à elle-même qui serait pur chaos. Il n'y a pas de pure indifférenciation de la théorie et de la pratique.
Le chaos est le résultat d'une désunion entre théorie (de la pratique) et pratique (de la théorie). Ceux qui pratiquent la pratique n'étant pas ceux qui pratiquent la théorie, la différence des intentions et propensions peut conduire à la divergence de leurs pratiques. Dans la guerre et la compétition, la théorie ayant pour objectif de semer le chaos dans la pratique et la théorie de l'ennemi, ne peut pas s'avouer comme théorie d'une pratique ni son résultat être dit échec ou réussite. Celle qui est avouée pour gagner l'opinion ou faire diversion, ne sera donc pas celle qui sera mise en œuvre pour gagner la guerre. La théorie-propagande fait souvent passer une défaite pour une victoire ou inversement. Perdre une bataille, n'étant pas perdre la guerre, la guerre elle-même n'étant qu'une bataille pour imposer une paix, peut-on dire que lorsque l'intervention militaire occidentale échoue à construire un Etat en Irak, en Libye, ou en Afghanistan, mais réussit à y semer la guerre civile, que cela constitue un échec ou une réussite ? La paix que l'on veut construire en Irak, en Libye et en Afghanistan n'étant plus celle que veulent les Irakiens, les Libyens et les Afghans.
La théorie des droits fait donc appel à des niveaux différents : d'abord le monde qui inspire ces droits et joue avec, puis l'Etat qui les adopte pour la reconnaissance internationale, ensuite le gouvernement (le groupe dominant) qui les manipule et se trouve entre l'Etat qu'il est censé être, les ressources dont il dispose et les individus avec lesquelles il interagit, et enfin la société des personnes concernées qui s'échangent des droits.
Il se trouve que la concorde des droits que s'accordent la société (les individus et les groupes), le gouvernement, l'Etat et le monde ne va pas de soi. Elle est rarement réalisée, et jamais parfaitement, dans toutes les parties du monde. Une certaine concorde est le privilège des centres de gravité du monde, des «sociétés centrales». Elle est en général précédée par leur discorde.
C'est contre l'Etat-classe que les droits individuels (sacralisation de la propriété privée et séparation des pouvoirs) ont été conquis en Occident. La discorde est particulièrement criante dans les «sociétés périphériques» où les droits juridiques ne permettent la réalisation que des droits attendus d'une minorité[7].
Penser la compétition/coopération des hommes et des femmes
Les sociétés qui ne participent pas à l'élaboration des normes mondiales, peuvent être caractérisées pour leur grande part comme des sociétés qui ne pensent pas la théorie de leurs pratiques. Plus que cela, comme celles qui sont empêchées de produire la théorie de leurs pratiques, qui sont contraintes de pratiquer une théorie qu'elles n'ont pas produites et qu'elles ne peuvent pas penser. Elles ne peuvent pas soustraire leurs pratiques à une théorie qui leur échappe. Elles ne peuvent pas donner à leurs pratiques une certaine cohérence.
On peut résumer la discorde qui caractérise leurs pratiques dans celle qui oppose les droits formels et les habitudes sociales. Les droits formels n'ont pas propension à se transformer en habitudes. Les droits que s'accordent les individus et les groupes et qui relèvent comme de coutumes, d'habitudes sociales ne sont pas pensés ; ceux qu'accordent le monde et l'Etat, consistent en normes abstraites, en droits théoriques. Autrement dit, droits juridiques abstraits et automatismes non pensés s'entrechoquent dans la société. Ils ne peuvent pas s'accorder et fabriquent un milieu chaotique dans lequel le groupe dominant peut «pêcher en eaux troubles», installer discrètement ses habitudes, accorder droits juridiques, droits acquis et droits attendus.
Le fait est patent dans la compétition/coopération des hommes et des femmes qui s'effectue à l'aveugle. Hommes et femmes ne sont pas sortis ensemble de l'économie domestique. La femme ayant été traditionnellement tenue éloignée du rapport avec l'étranger. Le droit à l'éducation des femmes est supposé leur permettre de sortir d'une division sexuelle du travail en leur donnant accès à un emploi étatique ou marchand qu'elles peuvent désormais disputer aux hommes. Les femmes espèrent ainsi sortir de la domesticité et entrer dans un autre rapport d'interdépendance, de coopération et de compétition avec la société. Le domaine de la compétition entre hommes et femmes ne se réduit plus à la sphère domestique, il s'étend à la sphère marchande et publique.
Compétition qui tend de plus en plus à être administrée en apparence, mais en vérité comme bien d'autres, qui reste largement souterraine. Elle souffre de l'absence d'une vision globale et de principes directeurs. Persiste le refus de penser la compétition/coopération des hommes et des femmes. C'est cette compétition souterraine qui conduit à un vieillissement des populations là où son domaine s'est étendu à la sphère marchande depuis les deux guerres mondiales et à une explosion démographique dans les pays où la compétition/coopération reste cantonnée au domaine domestique. On préfère demeurer dans l'abstraction «sans distinction de sexe, de race ou de religion», le mâle occidental et son clone universel échappant ainsi à la reddition des comptes. Il ne faut pas prendre les femmes dans leur ensemble, ni d'ailleurs les générations ou les régions.
Dans le couple de salariés, la libération de la force de travail féminine du secteur domestique conduit à une extension du domaine de la compétition entre hommes et femmes. L'entrée dans le nouveau domaine ne déleste pas la femme des habitudes sociales auxquelles elle a été soumise. De même, les habitudes de l'enfant masculin n'ont pas préparé à celles de l'adulte qui doit partager la vie d'une femme active à l'intérieur et à l'extérieur de la famille. Les rapports acquis avec la mère ne peuvent pas être reproduits avec l'épouse qui est comprise désormais dans deux économies. Au travail domestique s'est ajouté un travail extérieur. La compétition n'exclut pas la faillite de la famille à l'image d'une autre «entreprise». Dans la dynamique de transformation sociale, de nouvelles habitudes ne sont pas opposées aux anciennes, mais d'anciennes habitudes sociales transmises par la génération précédente à des droits juridiques régissant la vie civile. Il se trouve alors que dans la compétition/coopération, habitudes anciennes et nouveaux droits juridiques s'opposent, que des hommes prennent appui sur les habitudes et des femmes sur les droits juridiques. Le conflit peut alors conduire à une victoire du droit (de nouvelles habitudes conformes au droit se substituent aux anciennes), à une victoire du droit juridique pour les uns (les anciennes habitudes subsistent mais sont cantonnées et ne s'étendent pas à l'ensemble du nouveau domaine de compétition/coopération) et une victoire des anciennes habitudes pour les autres. Cette opposition des habitudes sociales et du droit juridique dont il peut résulter une dualisation de la société, renvoie au fait que nous sommes en présence d'une société qui ne pense pas son avenir, mais d'un monde qui le pense pour elle. Pour que le droit juridique se transforme en droit réel, il faut que la société le transforme en habitudes, en le considérant comme une anticipation de ses nouvelles habitudes. Cela suppose une intériorité du droit par rapport à la société ou son intériorisation par elle et non par une de ses parties seulement.
Le droit à l'éducation (des femmes mais pas seulement) n'est pas un droit que la société s'est accordé à elle-même, ni un ancien, ni un nouveau. Il n'a pas fait partie, ne fera pas partie de ses habitudes, de ses investissements. C'est un droit qu'elle n'a pas désiré, auquel elle a été plutôt contrainte de consentir et dans lequel elle ne trouve pas que bénéfice. C'est un droit dont profitent aujourd'hui les catégories les plus favorisées pour prendre appui sur lui et aller au-delà. Il en résulte un rapport confus avec l'éducation. Avec la transformation de l'activité sociale contrainte par le colonialisme (déstructuration de l'activité traditionnelle et de sa division du travail), avec la prolétarisation de la société, la situation domestique des femmes s'apparentait davantage à de l'enfermement. En confiant ses enfants à l'éducation publique, la société ne libérait pas un temps de travail pour un temps de formation, elle se déchargeait de l'entretien, de la formation et de l'occupation de ses inoccupés. L'Etat se charge de l'entretien, de la formation des enfants et de leur emploi une fois devenus adultes.
On constate jusqu'à aujourd'hui les effets d'une telle politique : la déresponsabilisation de la plus grande partie de la société quant à l'éducation de ses enfants. Comme chacun peut en avoir fait l'expérience avec les associations de parents d'élèves : les familles se dérobent constamment devant toute implication. Leur comportement est exclusivement orienté vers la défense du droit de leurs enfants vis-à-vis de l'Etat (leur fournir un titre supposé leur donner un emploi) qui est comme un droit sur la propriété collective des ressources naturelles et comme un droit qui fonde la légitimité de l'Etat. L'Etat et la majorité de la société se trouvent aujourd'hui coincés dans une telle impasse qui oppose droit acquis et impossibilité de le pérenniser d'une part et conjugue impuissance sociale et impuissance publique d'autre part.
Propriété formelle et propriété réelle
On ne mesure pas suffisamment les conséquences d'une telle confusion en matière de rôles dans l'éducation : désengagement familial, mais devoir de solidarité sociale. La famille patriarcale offrait un certain ordre entre catégories, hommes-femmes, parents-enfants, gouvernants et gouvernés. Le couple salarié n'offre pas d'ordre particulier, les rapports précités varient d'une situation à une autre. L'issue est collectivement incertaine : la capacité étatique d'emploi ne permettant plus de garantir un emploi aux détenteurs de titres, le droit à l'éducation se transformant plus difficilement en droit au travail indépendant ou salarié, le pouvoir économique des femmes ne pouvant s'étendre, tout cela ne permettra pas la transformation des habitudes sociales patriarcales. Aucun ordre général sur lequel puisse reposer la famille ne semble pouvoir prévaloir, son absence menace son effacement. La société des «individus singuliers» livre la majorité des individus à eux-mêmes et le sort de la société à une minorité. Nous ne séparons pas suffisamment le rejet de la société patriarcale et l'ordre familial qu'il faut construire. Ceci n'entraîne pas cela. Sont jetés le bébé (la famille) et l'eau du bain (le patriarcat). En vérité notre société est pensée de sorte que la compétition/coopération organisée des hommes et des femmes puisse obscurcir l'établissement de la domination d'un groupe social d'une part (en jouant sur les droits attendus des femmes), de sorte que la compétition/coopération réelle puisse demeurer souterraine et miner la cohésion sociale d'autre part. La compétition/coopération réelle administrée n'est pas affichée, au contraire d'une autre théorique prétendue. Ce ne sont pas les femmes en général dont on veut prendre soin, mais le groupe dominant (on ne dira pas la classe capitaliste) en formation et ses groupes de soutien. La classe potentielle ou le groupe dominant étant en formation, l'espoir d'en faire partie, partage la société. Il s'agit d'instaurer une société dualiste, conserver les habitudes patriarcales dans la société inférieure et promouvoir les nouvelles habitudes sur les marges de la société supérieure afin de perpétuer un système interétatique en faveur des puissances mondiales. C'est pour cela qu'il faut être conscient de la division sociale du travail pour laquelle on se bat. Quelles habitudes sociales souhaitons-nous partager, lesquelles sont justes et peuvent être viables ? Car, d'une part, la formation d'une société de classes ne pourra ni prendre consistance ni être stabilisée par une dictature militaire. D'autre part, la formation d'une société qui ne penserait pas sa division sociale ne pourra pas assurer sa stabilité. Car une telle division n'est rien moins qu'évident.
Le problème ici aussi trouve son origine dans la pensée dichotomique. L'asymétrie ne va pas sans la symétrie et inversement. Tout dépend du fonctionnement de ces deux pôles dans le processus de différenciation social. L'asymétrie n'est pas seulement négative, déséquilibre, elle est aussi positive en exprimant la vie, elle porte la promesse d'un nouvel équilibre, au contraire de l'équilibre qui n'étant pas renouvelé par un déséquilibre exprime la mort. Dans la société, l'asymétrie ne place plus forcément la femme en situation inférieure au travers de ses nombreuses positions, tout dépend de leur reconnaissance, de leur équilibre. Parce que des individus veulent toujours bénéficier des avantages dont ils disposaient dans la société ancienne, ils refusent que la symétrie rééquilibre l'asymétrie. Ils ne voient pas les avantages qu'ils gagneraient en renonçant aux avantages qu'ils possédaient. Mais l'opposition en vérité n'est pas entre l'ancienne et la nouvelle société, elle est dans le fait que des individus bénéficiant de rapports d'asymétrie s'efforcent d'en faire des avantages globaux, permanents et exclusifs. Ainsi de la position du producteur quand il veut dominer le consommateur et le citoyen.
Quand un père doit décider des avantages qu'il doit accorder à l'un de ses enfants, ses autres enfants ne supporteront ce favoritisme que si cela se rééquilibre quelque part, s'il leur en revient un profit. S'il leur en revient que des pertes, ils ne pourront supporter[8]. L'asymétrie d'un rapport ne peut donc être jugée que dans la situation qui l'interprète.
Si le père et la famille décident en tenant compte du profit de tous, plutôt que du profit d'un des enfants suite à une délibération collective, l'asymétrie père-enfants, enfant élu-enfants, auront permis de renouveler la symétrie, l'égalité, entre les enfants. Le respect du père n'implique donc pas nécessairement une asymétrie structurelle selon laquelle ce serait lui qui décide à l'exclusion de tout autre. Le respect du père ou de l'aîné doit être vu comme une marge de manœuvre accordée à l'ancienneté, comme une ritualisation des rapports qui protège de l'indifférenciation, de l'anomie. Le père qui préside la délibération collective a une responsabilité propre par ce qu'il sait, peut et veut, elle ne se substitue pas à celle des enfants qui devront «coopéter» et qui elle aussi dépend de ce qu'ils savent, peuvent et veulent.
Le droit à l'éducation est un droit accordé par le gouvernement à la société, mais non pas par la société à elle-même, sinon du droit de bénéficier de la propriété collective des hydrocarbures par l'éducation. On n'étudie pas, parce que la société a dégagé de son temps de travail, un temps pour l'étude et l'amélioration de son activité. On étudie, la société utilise le droit que lui accorde le gouvernement (ou qu'elle s'est accordée sur la propriété collective), parce que le droit à étudier est une voie d'accès à une position sociale, à un emploi étatique ou une formation étrangère qui confèrent un certain pouvoir de coopérer, voire de commander (à des subordonnés) et d'acheter (à des indépendants). Dit brièvement, le droit à l'éducation est associé à un droit à l'emploi public, à un accès à un mode de vie. Les Algériens ont aspiré à devenir des fonctionnaires. Ceux versés à l'emploi privé étaient ceux qui étaient rejetés du système de l'éducation. Plus succinctement encore, si l'on se place du point de vue féminin, il donne accès à un nouveau mode de vie qui signifie une sortie de la vie domestique. Ce n'est donc pas un hasard, si un tel droit est le mieux utilisé par la gent féminine, même si un tel droit n'a plus tendance à produire les mêmes effets, n'a plus tendance à tenir ses promesses[9]. Pour la gent féminine, le droit à l'éducation donne le droit à un emploi non domestique, à une nouvelle existence sociale. Il restera qu'un tel droit opposera ses prétendants et détenteurs à ceux qu'un tel droit aura tendance à priver de droits. Il restera que l'avenir d'un tel droit risque de ne plus être porté par la même croissance de l'emploi que par le passé.
Nous ne pouvons prédire à quoi ressemblera le monde globalisé de demain. Nous ne pouvons abandonner les individus à leurs rapports de forces locaux. Aussi est-il impérieux de regarder la compétition/coopération des hommes et des femmes, comme celle des régions d'une nouvelle manière. Les intérêts collectifs des femmes et des régions devraient être pris en considération. L'asymétrie des rapports doit pouvoir être rééquilibrée par leur symétrie dans la perspective d'une amélioration de la qualité de vie. La polarisation actuelle du marché du travail mondial n'est pas soutenable. La substitution continue du capital au travail provoque crises sociales, crises de l'énergie et crises écologiques. Que le sentiment d'égalité ne puisse pas progresser, comme le manifestent aujourd'hui les crises sociales et écologiques, ne pourra engendrer que dissensions, régression et fragmentation. Il doit progresser, mais par où et comment, la réponse ne viendra probablement que d'expérimentations audacieuses et contrôlées. Je fais l'hypothèse que c'est dans le cadre des compétitions/coopérations régionales que des compétitions/coopérations sociales, dont celles entre générations, hommes et femmes, pourront être définies pour le bénéfice de tous. L'organisation de la solidarité régionale est celle qui demande le moins d'énergie sociale, elle est celle qui a le plus de chance d'être effective et source de compétitions positives.
Notes :
[1] Aux origines de la grande divergence : la domination militaire européenne. Thomas Piketty. Une brève histoire de l'égalité. Seuil, 2021.
[2] «Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.» In Extension du domaine de la lutte. Michel Houellebecq. J'ai lu, 2010
[3] Thomas Piketty. Ibid.
[4] L'on comptait en 2012, 782 voitures pour mille habitants aux Etats-Unis, 603 en France, 176 au Brésil, 69 en Chine et 22 en Inde.
[5] La surcharge négative de la notion d'esclave permet d'empêcher d'assimiler sa condition à celle subordonnée du salarié. Il est vrai que l'esclavage a conduit à des extrémités physiques qui n'ont plus cours. Mais celle du salarié peut conduire à d'autres extrémités, plus psychologiques que physiques. Et l'esclave pouvait aussi avoir des droits ou l'être devenu parce qu'il avait perdu les droits de citoyen. La convertibilité du citoyen en esclave et de l'esclave en citoyen, bien que réprouvée dans des cas ou encouragée dans d'autres par les coutumes, n'en était pas moins réelle.
[6] Sans démocratie, comment parler de démocrates ?
[7] Parmi les droits attendus, ceux de propriété. La propriété du logement fait attendre la majorité de la population et la propriété de l'Etat et des moyens de production est attendue par une minorité.
[8] Voir Exit, Voice, and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, (1970). Albert O. Hirschman (19152012).
[9] Le taux de chômage des diplômés progressant plus vite que le taux de chômage moyen. Une telle réalité renvoie à l'attente démesurée à l'égard du diplôme. La société ne voit pas de substitut à l'emploi public, elle s'accroche à un diplôme national qui ne cesse pas de se dévaluer, la dispute autour de l'emploi public n'en étant que plus grande. Pendant qu'une minorité projette des études et du travail à l'étranger.


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