C'est ce qu'aurait dit hier un seigneur à son vassal, ce que diraient aujourd'hui un individu en indivision avec son frère et l'Etat algérien à un entrepreneur qui prétendrait s'être enrichi de son travail. Le seigneur pouvait reprendre le fief qu'il avait donné à son vassal. Un individu peut dénier le droit à son frère d'user « librement » de ce qui lui revient, s'il n'y consent pas et si la collectivité ne l'y contraint pas. Un collectif de propriétaires Melk peut empêcher l'un de ses membres d'user de sa propriété d'une autre manière qu'habituelle, d'y accéder autrement qu'à pied ou avec sa mule, s'il n'y a pas été autorisé. Un fonctionnaire ou un responsable politique peut jalouser et contester s'il en a l'occasion, la fortune d'une connaissance que le sort a favorisée, mais qu'il juge ne pas en avoir le mérite, si celle-ci est mal étayée. Alors que la richesse principale de la société algérienne était le pétrole, nul ne songeait à contester le monopole de l'Etat qui était une condition de son exploitation. Avec un tel monopole sur la richesse, sa relative abondance, la société dirigeante et son monopole sur la violence pouvaient entretenir une compétition de tous contre tous et le monde extérieur pouvait trouver un partenaire par lequel accéder à une telle ressource[1]. Tout le monde trouve une place autour de la table et l'assiette commune s'avère suffisamment grande pour satisfaire l'appétit de chacun. Mais maintenant qu'une telle richesse va perdre sa place, que sa répartition va devenir plus difficile de par sa raréfaction et l'accroissement du nombre de convives, maintenant que le bien de chacun va prendre de plus en plus d'importance, mais ne pourra pas suffire pour contenter chacun, comment sera-t-il possible de consommer, de produire, de coopérer, d'échanger et de prêter si chacun peut contester le bien de chacun et si chacun pouvait accorder aujourd'hui ce qu'il refuserait demain ? Quels comptes pourrions-nous tenir face à tant de menaces et d'incertitudes ? Quel monopole pourrait ne pas être contesté ? Quel ordre pourrait empêcher la compétition de déborder de ses cadres antérieurs ? Qui pourrait dire que tel autre ne peut pas faire ce qu'il fait lui-même ? Qui pourrait empêcher quelqu'un de gagner sa vie de son travail, comme il le peut ? Assisterons-nous à la fin de « ce qui t'appartient m'appartient » et de quelle manière ? Aujourd'hui que la société dominante[2] doit moins compter sur des ressources autonomes, et davantage sur des biens privés et des ressources locales contrairement à ses habitudes, ce moment critique pourrait la pousser à se raidir sur ses habitudes ou à prendre un tournant et s'élargir, coopter de nouvelles forces afin de lui permettre de conserver le pouvoir et sa légitimité. Rappelons qu'outre la légitimité historique dont elle a usé et abusé, elle bénéficie d'une légitimité d'exercice que lui confèrent les services publics qu'elle rend. Pour ne pas perdre cette légitimité d'exercice qui aujourd'hui recouvre celle historique, la société dominante a besoin de nouvelles ressources et de nouveaux partenaires. On peut aisément reconnaître aujourd'hui que beaucoup de patrimoines ont été constitués de façon peu régulière. Comment pouvait-il en être autrement pour une société qui a dû se « rendre » à la propriété privée après l'avoir longtemps niée et combattue ? Comment pouvait-il en être autrement pour une société qui est passée du socialisme au libéralisme comme par erreur et mégarde ? Puisque nous ne pouvions pas nous rendre tout simplement, nous avons alors « privatisé » les monopoles, de publics ils sont devenus privés, mais pas complètement. La société dominante conservait son esprit de corps, l'emprise sur ses membres et sur les marchés, cette autre bête libérale. Notons que c'est cet esprit de corps qui a animé jusqu'ici le processus de centralisation et non une coalition d'intérêts. Combien faudra-t-il de temps pour que l'on accepte l'idée que « peu importe que le chat soit noir ou blanc : s'il attrape des souris, c'est un bon chat. » Beaucoup de personnes fortunées ne sont pas glorieuses, beaucoup d'argent n'est pas propre. Beaucoup de personnes douées et talentueuses sont usées et amères d'avoir été vouées aux impasses, quand elles ne se sont pas expatriées. On peut se demander aujourd'hui si la société dominante saura reconnaître et coopter ces « bons chats » qui savent chasser les souris. La solution est pourtant simple, il suffit de ne pas accorder à la propriété privée les vertus qu'elle n'a pas et de ne lui concéder que ses mérites. Oui la propriété algérienne à une histoire qui n'est pas celle marocaine, française, américaine ou finlandaise. Il faut rendre la propriété et ses usages à leur histoire coloniale et précoloniale. Il ne sert à rien de la brouiller, il faut la clarifier, pour que les droits de chacun ne puissent être contestés, qu'ils soient privés, collectifs ou publics. Une propriété privée qui émergerait d'un passé obscur et dont on pourrait abuser de surcroît, ne pourrait qu'accroître la confusion des droits et ne pourrait empêcher, avec l'appauvrissement de l'Etat, la dégradation, en guerre, de la compétition de tous contre tous qui caractérise l'état social actuel. L'appropriation privée (Melk) n'a émergé de la propriété collective dans la société précoloniale que dans la mesure où elle correspondait à la manière la plus juste de tenir des comptes. Elle ne tient pas, comme dans le cas des sociétés européennes, d'un absolutisme quelconque, d'un droit romain (l'abusus) et d'un autre féodal (propriété éminente du seigneur). Elle tient de droits collectifs qui en constituent l'infrastructure. Encore qu'une analyse plus précise révèle que si la propriété privée européenne s'origine dans un certain droit, il n'en a pas été de même pour son développement[3]. L'appropriation privée peut donc correspondre à la plus juste manière de tenir un compte, dans la mesure où il peut être individualisé sans externaliser des coûts qu'il aurait dû comprendre. On ne pouvait attribuer ou imputer à quelqu'un ce à quoi il n'avait pas contribué. La société s'efforce constamment en effet de différencier et de mettre en cohérence ses différents comptes. Depuis la guerre de libération, il ne sera pas possible de construire une élite légitime autrement que sur des rapports clairs entre les différentes formes de propriété (publique, collective et privée). La nouvelle élite ne pourra pas tout simplement considérer qu'elle peut hériter de la société qui a dominé la période postcoloniale comme celle-ci a hérité de la société coloniale. Nous ne pouvons pas avoir refusé la privatisation à l'indépendance et y aller à reculons aujourd'hui. Le bon sens ne dit-il pas que les bons comptes On ne peut pas compter sur de nouvelles institutions économiques plus inclusives sans une nouvelle répartition du pouvoir économique entre l'Etat, les collectivités et les particuliers. Pour que chacun puisse avoir son compte dans celui de la nation, il faut redonner aux collectivités locales le pouvoir que les Etats coloniaux et postcoloniaux se sont acharnés à leur retirer. Si nous nous obstinons à ne prendre en considération que les comptes privés et publics, on ne pourra pas faire une bonne histoire de la propriété qui nous concilierait. Coopter la société civile indépendamment de son ancrage dans les collectivités locales est la nouvelle erreur qui attend la société dominante au tournant qui vient et vers laquelle la pousse la « communauté internationale » qui n'aime pas les comptes collectifs. Cela ne permettra que le développement d'insoutenables inégalités sociales. Maintenant que l'Etat ne pourra plus assurer le fonctionnement des services publics à l'aide de la fiscalité pétrolière, prétendra-t-il tenir sa capacité de créer des impôts des monopoles qu'il continuerait d'accorder ou plutôt d'un enrichissement de la société ? Quel intérêt auront ces monopoles à innover, à accroître le produit de la société et la fiscalité ordinaire, eux qui tiennent leur marché ? Seraient-ils prêts à entrer dans la compétition internationale par l'innovation, à aller vers de nouveaux marchés plutôt que de vivre sur les décombres d'une telle compétition ? Seule la compétition internationale est en mesure de justifier les monopoles, car au plan mondial on ne peut parler que de compétition monopolistique, encore que pas à tous les niveaux de la chaîne de valeur, pas à tous les niveaux de profit. Mais l'innovation constitue-t-elle l'arme d'une telle compétition ? C'est là le problème, si une telle compétition monopolistique n'est pas servie par l'innovation elle appauvrit la société. Les monopoles ne peuvent autrement protéger la société, lui procurer sécurité et bien-être qu'en assurant l'innovation. Voilà où se trouve l'origine de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté : les monopoles non compétitifs au contraire de ceux compétitifs appauvrissent une société, détruisent sa puissance, ils constituent des institutions extractives qui excluent une part croissante de la société de la compétition sans être en mesure d'accroître les richesses qui pourraient être redistribuées[4]. Nos monopoles constituent certes une réponse de la société dominante face à la compétition monopolistique internationale, mais ils y ont mal répondu. Ils n'ont pas compté sur l'innovation et ses exigences : la compétition interne et les marchés extérieurs. La compétition interne n'a pas soutenu l'innovation, l'import-substitution n'a pas fonctionné et les monopoles ont cédé face aux importations qu'ils n'ont pu que gérer. Pas d'innovation, pas de production de substitution aux importations et pas d'exportations pour accroître les pouvoirs de la société, mais substitution d'importations à des productions locales et destruction de capacités sociales. Sur quel socle de savoir-faire autochtone pourrait s'appuyer l'innovation pour faire face aux importations ? Hier, comme aujourd'hui, la réponse à la question est éludée. Pour transmuer une technologie étrangère en industrie nationale, ce n'est pas le savoir-faire de la société qui est mis en avant, c'est on ne sait quelle magie. C'est sur la base d'une certaine distribution du pouvoir économique et politique que l'on peut envisager l'implication de la société dans l'entreprise de croissance. Si elle reste l'affaire d'une société civile, aussi compétente soit-elle, ne pourront se mettre en place que des institutions économiques et politiques extractives qui enrichiront la société dominante et poursuivront l'appauvrissement de la majorité. Pour accroître ses ressources, une société doit donc être innovante et compétitive. Elle doit exporter, étendre et transformer ses marchés, car l'innovation ne peut s'effectuer sans cela. C'est ce deuxième aspect que la théorie des institutions d'Acemoglu et Robinson a tendance à présupposer sans l'expliciter, parce qu'il fut un acquis des sociétés européennes et occidentales depuis les grandes découvertes. Innover sans pouvoir étendre le marché interne, et ne compter que sur lui, c'est être incapable de faire de la croissance. Mais dans notre cas, l'innovation dont il doit être d'abord question concerne celle institutionnelle, sociale et politique, si l'on veut engager une croissance inclusive. L'innovation technologique resterait autrement sans effet notable sur la croissance, mis à part quelques revenus particuliers. Il s'agit d'abord d'établir une nouvelle répartition du pouvoir économique et politique entre l'Etat, les collectivités et les particuliers de sorte que chacun puisse s'impliquer, participer à la croissance et mesurer les effets de son implication. Dans le passé, le processus de centralisation du pouvoir qui a été enclenché sur la base de l'héritage colonial a conduit à la mise en place d'une asymétrie de pouvoir entre la société dominante et le reste de la société. Cette asymétrie s'est renforcée tout au long de la construction étatique et lui a donné le caractère d'une construction par le haut. Ayant échoué à former la société salariale de laquelle le processus de centralisation du pouvoir se justifiait, ayant assimilé la propriété privée à l'exploitation de l'homme par l'homme et le marché à un désordre, son échec à industrialiser le pays et à entretenir une croissance durable a abouti, sous les incitations des institutions internationales, à une privatisation informelle des monopoles et non à une redistribution du pouvoir. L'échec d'un tel processus de centralisation par le haut à se donner des fondements durables s'est accompagné d'une contraction continue de la société dominante et d'une extinction de son esprit de corps. Du fait de la réduction de ses ressources, le processus menace aujourd'hui de s'inverser. Pour qu'une telle inversion n'ait pas lieu, il faudrait que le processus de centralisation se renforce d'un processus de construction par le bas, d'une coalition d'intérêts durable qui puisse représenter les intérêts de l'ensemble de la société au travers d'institutions politiques et économiques inclusives afin de pouvoir bénéficier des ressources locales et de leur implication. On ne trouvera pas d'équilibre aux diverses variables économiques sans leur implication, on empêchera la société de travailler ses propres propensions. Autrement, comment une société qui n'innove pas, n'accroit pas son produit et dont les monopoles ont détruit les capacités par une concurrence déloyale, pourrait-elle supporter les charges de ses services publics que la rente pétrolière ne peut plus financer ? Elle ne le pourra pas et devra renoncer à ses anciens services publics. Ce sera alors au tour de notre fameux indice de développement humain de se dégrader. L'innovation institutionnelle, sociale et politique doit donc précéder celle technologique pour que celle-ci ne participe pas d'une extraction de ressources plutôt que d'une production. [1] On ne comprend souvent pas pourquoi les puissances extérieures peuvent être autrement attachées à la centralisation politique que les sociétés autochtones. C'est qu'elles n'ont pas le même rapport quant au partage de telles ressources. Aussi la centralisation que préconise la « communauté internationale » est-elle souvent la cause des luttes intestines de par la monopolisation qu'elle exige et que tout le monde doit alors rechercher. [2] Je distingue les deux notions de société dominante et d'élite, comme deux états différents, exprimant des investissements différents de la société, forts, faibles ou neutres. La société s'identifie à son élite, ce qui n'est pas forcément le cas pour la société dominante. [3] Voir sur ce point, pour une approche plus détaillée, Joseph Comby 2013, « Les deux fondements antagonistes de la propriété » in « Sortir du système foncier colonial ». Texte disponible sur le site de l'auteur. [4] La principale critique qui peut être adressée aux auteurs du livre « la faillite des nations », est dans leur non prise en compte de la compétition monopolistique qui surdétermine les rapports au sein des sociétés dominées. Celle-ci est par définition non inclusive à l'échelle planétaire. Les élites des sociétés dominées bien qu'ayant été portées par des mouvements populaires ne peuvent offrir à cette compétition que des institutions extractives (monopoles) qu'elles essayent de monnayer. Contre des fusils qui les défaisaient, les Africains n'avaient que des morts ou des esclaves à offrir en échange, comme aujourd'hui ils offrent leurs ressources non renouvelables contre des armes de guerre pour monopoliser le pouvoir afin de pouvoir livrer esclaves ou pétrole contre des armes à feu. Et le cercle vicieux de la pauvreté est enclenché, ainsi que celui des luttes intestines pour le monopole et non le partage du pouvoir.