Aussi célèbre que Maradona, la tour Eiffel ou les Beatles, ce personnage iconique a traversé notre histoire récente avec constance. Le visage, les habits aux couleurs exagérées ou la démarche si particulière sont reconnus par l'humanité entière quel que soit le lieu sur cette planète. C'est l'occasion pour nous de comprendre cette énigmatique figure qui a accompagné la vie de sujets qui, pour la majorité, n'ont connu qu'elle et qui lui vouent un culte. Ainsi que des millions de personnes dans le monde qui ont fini par nourrir une certaine sympathie, voire de la tendresse. «Elle va tous nous enterrer !» Tout le monde connait cette expression que nos grands-parents disaient et que nos descendants diront lorsqu'on se rend compte d'une longévité exceptionnelle d'une personne dont on finit par ne plus penser ou croire à sa fin. Pour la reine d'Angleterre, c'est probablement ce que j'ai entendu le plus d'elle durant ces trente dernières années. Fidel Castro est parti, Mao est lointain dans notre souvenir, De Gaulle ne nous apparaît qu'en noir et blanc dans notre téléviseur, de Ghandi il ne reste que l'image du petit homme que nous regardions aux actualités du cinéma. Et la reine d'Angleterre est toujours là, parfois aux obsèques de grands de ce monde qu'elle a vu arriver et disparaitre dans un temps qui semble bien court au regard de son apparente éternité. Cette Reine a connu Churchill comme Premier ministre et nous ne comptons plus le nombre de ceux qui ont succédé à ce poste. Elle a rencontré un nombre incalculable de fois la quasi-totalité des dirigeants politiques et des célébrités de ce monde ainsi que les Papes qu'elle a vu mourir et laisser la place au suivant. Ce week-end passé, le peuple britannique a célébré le jubilé de la reine dans une ferveur générale qu'on connaissait mais qui nous a encore une fois étonné par son ampleur. Des rassemblements dans toutes les villes et villages du royaume, les Britanniques ont été unis dans une communion que seul le lendemain de la victoire lors de la seconde guerre mondiale a pu égaler. Des pique-niques géants dans les rues qui ont été fermées à la circulation sur demande des comités de quartier. Un concert gigantesque face au Palais de Buckingham, des ventes de produits dérivés par centaines de milliers à l'effigie de la reine et même des mascottes représentant ses chiens préférés qui font partie de son image. Quant aux télévisions du monde, les retransmissions ont été considérables dans le temps consacré à ce jubilé et les audiences étonnamment élevées. Cependant, la star de l'événement était fatiguée et ne pouvait participer aux festivités, à la grande déception de tous ses sujets. Dans un effort qu'elle ne pouvait refuser, son apparition fut annoncée au balcon du Palais et nous avons constaté, fallait-il cette fois-ci seulement, ce que représente cette reine dont une grande partie de la foule n'était pas née lorsqu'elle accéda au trône (j'avais 7 ans). La reine, c'est quoi dans une démocratie ? C'est le point fondamental de connaissance, celui qui éclaire tout le reste. La plupart du temps, le public associe la royauté au régime autoritaire, despotique et mystique. C'est que nous avons en tête tant d'exemples dans l'histoire et, encore aujourd'hui, à travers le monde. Le royaume d'Angleterre fut le premier à mettre en place le régime parlementaire. Alors que nous considérons les Grecs anciens comme les inventeurs de la démocratie, nous attribuons la paternité du parlementarisme aux Anglais. En fait, bien que nous pourrions opposer quelques réserves, on peut affirmer que la France et l'Angleterre, les deux grandes puissances mondiales de l'époque, n'ont pas connu la même rupture historique. Brutale, et même sanglante, la Révolution française a coupé la tête au roi et, après plusieurs aller-retours, la république s'est installée d'une manière constante en 1875, avec la IIIème république. Mais c'est trop rapidement oublier que l'objectif initial des révolutionnaires français était de se constituer en Assemblée nationale et d'imposer au roi une constitution d'inspiration libérale. Les révolutionnaires n'avaient, au départ, aucune intention de supprimer la royauté car ils savaient la dévotion sacrée du peuple à son égard. C'est son obstination dans le refus et sa fuite pour rejoindre les coalisés étrangers, soit les royautés européennes, qui a provoqué le régicide. Sans cet épisode, la France aurait été, elle aussi, une monarchie constitutionnelle, toutefois sans certitude pour sa longévité. Ainsi le parlementarisme repose sur l'idée d'une constitution qui accorde au peuple le pouvoir légitime du vote des lois et du gouvernement. En quelque sorte, les deux piliers de la séparation des pouvoirs de Montesquieu, si on y rajoute le pouvoir judiciaire. Et le souverain ? Son rôle est d'être la représentation symbolique de l'Etat, celui qui incarne l'unicité du pays et qui jouera les maîtres de cérémonie pour la passation de pouvoir entre les différentes majorités politiques. Et c'est ainsi qu'il devient le chef de l'Etat, c'est-à-dire celui qui représentera le « pays entier » aux cérémonies intérieures et extérieures. Il n'a aucun pouvoir exécutif, donc politique. Il peut être un souverain ou un Président de la République, selon le modèle institutionnel. On dira qu'il s'agit d'une « monarchie constitutionnelle » lorsqu'il s'agit d'un monarque (ou une) et d'un « Régime parlementaire » lorsqu'il s'agit d'un Président. La reine d'Angleterre est l'incarnation de la nation et sa continuité historique car elle représente le socle qui perdure alors que les partis politiques clivent et se combattent. C'est ainsi que les souverains ou Présidents ont le titre de chef de l'Etat alors qu'ils n'ont aucun pouvoir exécutif. C'est assez surprenant car le titre a totalement un sens différent avec la constitution américaine et française. Et surtout dans le cas français, dont la plupart des anciennes colonies françaises ont hérité l'organisation institutionnelle (mais en dictatures). En France, le Président est le chef de l'exécutif avec un rôle politique prééminent, même presque exclusif comme le pouvoir d'Emmanuel Macron. Le plus étonnant est que la reine d'Angleterre est également le chef de l'Etat de nombreux pays du Commonwealth même si de grands pays ont renoncé à ce lien et que d'autres, comme l'Australie, annoncent sa fin. Elizabeth II a donc eu le meilleur, le rôle d'unification, et a évité le pire, soit l'instabilité politique qui ne la maintiendrait pas au pouvoir. Elizabeth II assume ce rôle parfaitement, je dirais même d'une manière caricaturale. La reine est donc l'image de la nation et sa famille représente toutes les familles. On ne pourrait pas comprendre ce lien fort entre elle et le peuple britannique si on ne se réfère pas au rôle unificateur qu'à joué la défunte mère de la reine au moment de la tragédie de la seconde guerre mondiale. Et voilà comment s'explique en grande partie les immenses festivités du jubilé et de l'attachement profond de la majorité des Britanniques à leur souveraine. Tout cela n'explique cependant pas tout pour justifier de la tendresse que la foule britannique lui voue. Il y a beaucoup d'autres raisons qui accompagnent et renforcent le développement initial que nous avons exposé. J'en ai choisi deux car la page d'un journal n'est pas extensible. Never complain, never explain Ce n'est pas la devise du royaume mais celle du souverain depuis près de deux siècles. On peut la traduire par «Ne jamais s'expliquer, ne jamais se plaindre». On attribue le plus souvent l'origine de la devise à la grande reine Victoria qui éduquait son fils, l'héritier de la couronne. D'autres l'attribuent au célèbre Premier ministre Disraeli et enfin, à Churchill dont on attribue presque toutes les bonnes phrases qui perdurent dans la mémoire populaire. Pui importe l'origine, la reine Elizabeth a incarné cette devise d'une manière exceptionnelle. C'est pour cela qu'elle a renforcé son image d'icône par ce comportement. Une icone ne doit pas montrer ses sentiments et encore moins, ses humeurs. Car les sentiments et les humeurs rabaissent la symbolique et remmèneraient la souveraine à un état commun, celui de n'importe quel sujet. On peut rajouter que les sentiments et humeurs sont déjà une opinion et la reine ne doit être d'aucun camp sinon elle ne serait pas la référence de tous pour unifier le pays. Bonbon acidulé et chapeaux volière L'image vestimentaire de la reine, incroyablement connue, nous surprendrait de son excentricité s'il s'agissait d'une personne quelconque. Mais nous associons cette excentricité unique à la reine au point qu'elle soit devenue une marque de l'attachement populaire à son égard. Couleurs vives, chapeaux improbables avec une construction insensée de végétation et d'oiseaux, certains rétorqueraient que c'est là le kitsch, si caractéristique des Anglais. Les plus méchants diraient que c'est conforme au mauvais gout britannique en matière de mode comme l'est la réputation tout aussi indigne sur leur cuisine. Le goût vestimentaire anglais est pourtant parmi les plus raffinés au monde. L'élégance des chaussures, étoffes et costumes sont même devenus des génériques du chic. Il faut bien entendu rechercher l'explication ailleurs. Ce n'est pas faute aux commentateurs du monde de l'avoir recherchée. Personnellement, l'explication la plus convaincante est celle de la reconnaissance visuelle dans une foule que certains avancent. La reine, où qu'elle soit doit être reconnue dans une foule. Mais cela va plus loin et rejoint tout ce qui vient d'être exposé antérieurement, elle doit être le point de focalisation du regard, celui de la convergence. N'est-ce pas là, justement, la définition de la symbolique de l'unité du pays, concentré sur un point et non dispersé dans une foule, fatalement diverse et souvent divisée ? Mais, malgré tout, la royauté reste une anomalie Je suis profondément républicain même si cet article reste ambigu par rapport à ma position personnelle. Je me suis, jusque-là, limité à l'exposé et l'analyse d'une réalité sur le sentiment que provoque ce personnage hors-norme et son utilité dans la stabilité des institutions britanniques. Tout cela est parfaitement exact et le système institutionnel britannique a montré, avec le rôle unificateur de la reine, son incroyable réussite. Le régime parlementaire est, et sera toujours, une invention britannique, nous ne pouvons que nous incliner car c'est une grande démocratie. Mais par ailleurs, je n'ai exposé que le côté flamboyant et attachant de cette royauté. Notre tendresse envers cette image qui a traversé notre vie, pour les gens de ma génération, ne doit pas faire oublier tout ce qui se cache et qui ne présage pas forcément d'un avenir pérenne de la monarchie britannique. Il s'agit de toutes les turpitudes de cette famille royale, aussi agitée que choquante dans ses scandales à répétition. Il s'agit également de la fortune familiale immense, presque insolente au point que le pouvoir politique des Britanniques a mis fin récemment à une exception de la reine, elle devra désormais payer des impôts. Sans compter que le jubilé a permis un intermède qui cache les profondes ruptures britanniques, surtout avec la crise économique et l'incertitude du Brexit. Le Royaume-Uni est au bord de l'explosion avec l'Irlande du Nord et l'Ecosse ainsi qu'avec l'éloignement progressif des pays du Commonwealth. Mais l'argument le plus fort reste tout de même cette anomalie de l'hérédité, une contradiction absolue avec la démocratie. On me rétorquera que je suis alors en contradiction avec ce que j'ai exposé tout au long de l'article, le Royaume-Uni étant une grande démocratie. Mon argument inverse et que de très nombreux autres pays démocratiques reposent sur des régimes parlementaires républicains et que cela va tout aussi bien. Il m'est impossible d'accepter qu'une naissance soit la condition d'attribution d'un poste de chef d'Etat, tout aussi honorifique, symbolique et utile qu'il soit. Certes, il s'agit d'une démocratie mais les dictatures népotiques ont le même système. L'humanité a mis des siècles pour que certains pays (hélas, encore minoritaires dans la part démographique mondiale) afin d'arriver à la démocratie et d'en finir avec la noblesse de sang et le pouvoir héréditaire. C'est vrai, lorsque la reine Elizabeth disparaitra, cela ne devrait hélas pas tarder (peut-être même après la mienne auparavant), je serai touché car elle a traversé ma vie et j'ai finalement une certaine peine nostalgique à cette idée. Mais la tendresse n'est pas l'adhésion à la royauté d'un républicain convaincu à jamais. C'est seulement parce que je respecte les grandes démocraties que je me suis associé de loin à ce jubilé pour dire, tendrement et sans le proclamer à haute voix, Good save the Queen ! C'est en fait à ma vie que je dis un au-revoir anticipé car la disparition de la reine entamera le crépuscule de la mienne, débutée à Oran, heureuse, insouciante et inconsciente de ce qui allait lui tomber sur la tête. *Enseignant