Toutes les formes de capital doivent être converties en capital financier. Les hiérarchies militaires établies dans et par les guerres étouffent les autres hiérarchies sociales qui la desservent. La dichotomie importée entre civil et militaire par les sociétés postcoloniales bloque leur complémentarité et leur substituabilité. Les civils et les militaires n'y comprennent pas que c'est dans leur identité complémentaire, leur substituabilité que peut avoir lieu leur épanouissement. Dans la compétition guerrière se produit la hiérarchie militaire et se décide son sort. La domination de la compétition guerrière dans la compétition sociale ou mondiale produit la place dominante de la hiérarchie militaire dans la « hiérarchie des hiérarchies ». Quand la propriété foncière ou d'autres formes de capital naturel dominent les autres formes de capital, la hiérarchie militaire est prééminente. Quand le capital naturel ne domine plus, la hiérarchie militaire doit composer avec la hiérarchie financière qu'elle ne domine plus. Dans toutes les sociétés, même modernes, aucune hiérarchie sociale ne peut cependant être indépendante de la hiérarchie militaire. Dans les sociétés de classe, la hiérarchie militaire est produite par la division sociale de classes et secondairement par la compétition sociale (si l'on n'oublie pas que la division sociale de classes est elle-même produite en dernier ressort par la compétition sociale), la division de classes segmentant finalement la compétition. La hiérarchie militaire appartient alors à la classe sociale dominante. La « hiérarchie des hiérarchies » peut être réduite à sa plus simple expression, comme plate dans les sociétés segmentaires, ou complexe comme dans les sociétés modernes. La division sociale du travail et l'accumulation de formes diverses de capital sont à la base de son existence. Une hiérarchie suppose une société qui accumule un capital spécifique. La division sociale de classes opère un certain cloisonnement et une certaine hiérarchisation des hiérarchies. La mobilité sociale n'y est pas trans-classes, ni trans-hiérarchique. Dans les sociétés de classes, on assiste à une grande proximité de la hiérarchie financière et de la hiérarchie militaire et une subordination de la hiérarchie du savoir et du travail. On ne veut pas encore reconnaître la possibilité de société sans classes dont la compétition serait conduite par un complexe de différentes hiérarchies autrement hiérarchisé que par l'argent, mais ce que l'on pourrait soutenir, c'est qu'elle serait caractérisée par une mobilité sociale entre les différentes sociétés et leur hiérarchie. La formation d'une telle société, c'est ce que j'appellerai le défi africain : reconstruire les hiérarchies et leur rapport. L'échec des partis uniques dans les sociétés postcoloniales a soustrait à la différenciation sociale un milieu représentatif de l'ensemble de la société où une coopétition équilibrée des différentes sociétés (de l'argent, du travail et du savoir et des armes) aurait pu être entretenue. Le multipartisme y a rompu le processus de démonopolisation. La compétition superficielle des partis ne conduit pas la monopolisation militaire sur les autres hiérarchies à entrer en latence, la monopolisation subsiste dans l'informalité et continue d'étouffer la formation des autres hiérarchies. La compétition est mondiale par les entreprises, internationale par les Etats. L'une ne va pas sans l'autre cependant. La compétition des USA et de la Chine mêle la compétition militaire et celle d'entreprises dites multinationales. Dans l'économie mondialisée, la compétition sociale ne peut être isolée de la compétition mondiale au risque de se scléroser. Une hiérarchie ne peut socialement s'imposer que si elle peut exister dans la compétition mondiale, que si elle peut s'insérer dans la chaîne des hiérarchies mondiales, que si étant commandée, elle peut commander. Elle s'impose à la société par sa capacité d'intégrer la société dans le monde. Le type d'insertion de la société dans le monde dépend du type de hiérarchie qui s'impose dans la société et le monde. Il y a donc des hiérarchies mondiales et des « hiérarchies de hiérarchies » mondiales. Il y a une hiérarchie ou des hiérarchies mondiales du savoir, de l'argent et de la guerre qui forment des hiérarchies opposées et complémentaires. Dans le monde, avec la « réémergence nationale d'anciennes civilisations », me permettrais-je de dire, se pointe la compétition de deux types de « hiérarchies de hiérarchies », entre lesquelles apparaissent des formes intermédiaires. Une hiérarchie des hiérarchies, l'américaine, où domine celle de l'argent, une autre, celle de la Chine, où domine celle du « politique ». Ce qui oppose vraiment ces deux complexes de hiérarchies c'est la place de la hiérarchie de l'argent. Le capitalisme financier en a fait une hiérarchie dominante, le socialisme soviétique une hiérarchie abolie (et l'on connait son retour brutal), le socialisme chinois, une hiérarchie complémentaire des deux autres, dont la propension à la domination est contenue. On pourrait dire que le capitalisme occidental hiérarchise les hiérarchies et place la hiérarchie financière à leur tête[6], autrement dit dispose d'une hiérarchie de hiérarchies dominée par le capital financier, le socialisme chinois ne les hiérarchise pas une fois pour toutes, mais en alternance, selon les priorités du moment, autrement dit, dispose d'un complexe de hiérarchies non hiérarchisé qui se polarise autour d'une hiérarchie selon les circonstances. Une structure ici, une polarisation variable là. Une telle opposition entre une hiérarchie de hiérarchies et un complexe de hiérarchies polarisé est manifeste dans la priorité accordée aux flux financiers ou aux flux physiques, matériels et immatériels. Par ailleurs, avec la nouvelle croissance mondiale, nous sommes en voie de sortir d'une civilisation matérielle dominée par les flux financiers vers une civilisation matérielle dominée par les flux physiques. Les flux physiques n'obéissent plus aux flux financiers, se multiplient les bulles financières. Résonnances mondiales Le monde va se diviser sous deux « leaderships », sa compétition va être influencée par deux complexes de hiérarchies, l'un hiérarchisé, l'autre polarisé. Le leadership américain et le leadership chinois. Cela ne veut pas dire que ces deux leaderships vont se partager le monde, que leurs hiérarchies vont tenir le monde, mais seulement que la compétition mondiale sera dominée par leur compétition, que hors de leur sillage, soumis à de fortes turbulences, il sera difficile de naviguer. On peut déjà affirmer que l'attractivité du premier complexe diminue, que des ruptures affectent sa chaîne mondiale. Les ruptures militaires en sont le signe. On peut aller plus loin et affirmer que la définition du complexe de hiérarchies, comme le suggère l'historien Fernand Braudel, n'est pas étranger à ce que l'on pourrait appeler une formule civilisationnelle. On peut ajouter ensuite, que les temps ont changé et que la formule qui a privilégié l'argent touche à sa fin. Un nouveau monde entre en résonnance. Parmi les sociétés, on distinguera celles qui définissent leur indépendance dans l'interdépendance, de celles qui la définissent comme dans l'absolu et qui en vérité se placent comme au-dessus des hiérarchies dominantes et s'enferment comme dans des mondes utopiques. Pour les premières, il s'agit de progresser dans la chaîne d'interdépendance, dans un complexe de hiérarchies ou une hiérarchie de hiérarchies mondiales. Pour les secondes, il s'agit de s'en détacher, pour subsister ou progresser. En fait, les premières progressent, les secondes régressent. C'est sous le leadership américain que certaines sociétés ont progressé. La Chine est le dernier exemple, l'Europe et les dragons asiatiques l'ayant précédé. Et voici que la Chine voulant s'en détacher, les USA font la guerre en Ukraine. Ils veulent casser les interdépendances entre les puissances montantes : la Chine, l'Allemagne et la Russie. L'Allemagne est brutalement remise dans le rang et rétrogradée, il lui est interdit de prétendre au leadership européen. Elle n'importera plus d'énergie bon marché de la Russie pour exporter vers la Chine au moment où les USA se plaignent de leur déficit commercial avec elle. En réponse, le couple franco-allemand s'entendra-t-il pour établir une « hiérarchie de hiérarchies » européenne face à la visée américaine de maintenir l'Europe sous son leadership ? C'est sous le leadership chinois, ou plus exactement en résonnance avec lui, que les sociétés émergentes voient leur progression et leur détachement du leadership occidental. On pourrait croire que l'Inde s'efforce de creuser une troisième voie, entre la montée en puissance de la Chine et la stagnation des USA, et se demander comment pourrait-elle progresser si elle ne s'inscrit pas dans le nouveau cours, si elle ne profite pas de la progression de la première ? N'est-ce pas que c'est en se plaçant dans le sillage de la Chine et en étant renforcée par les USA qu'elle peut espérer réduire le différentiel avec la Chine et les USA ? Son multi-alignement vise un alignement sur le cours des choses. C'est dans le sillage, la progression de la Chine que les sociétés émergentes envisagent désormais leur trajectoire, leur progression. La Chine pèse déjà plus que les USA dans le cours des choses. Les BRICS pèseront plus que le G7. Le déséquilibre démographique et économique entre l'Occident et le reste du monde peut entraîner un renversement des rapports de force. Vers un retour de la compétition militaire ? La guerre semble inévitable à l'Occident pour maintenir son hégémonie. Les USA se mettent en position de guerre un peu partout. Si la compétition entre les deux leaderships donne le sentiment aux puissances émergentes que le desserrement de l'emprise de l'une leur permettrait de jouer de la compétition des deux puissances, elles feraient un mauvais calcul. En vérité un monde se défait et un autre se fait. Jouer des compétitions entre les deux puissances, au lieu d'entrer en résonnance avec le nouveau monde qui se fait, leur ferait perdre leur chemin dans le tourbillon que crée la confrontation des sillages des deux puissances. Dans le sillage et en résonnance avec le leadership chinois est en train de naître le nouveau monde. Il est impossible de se faire un chemin qui mène à bon port en dehors du sillage de la Chine ou en résonnance avec elle. Face à l'ancien monde qui veut la guerre pour ne pas mourir, les sociétés qui peuvent en être les victimes doivent faire profil bas pour accumuler des forces, soigner leurs interdépendances. La capacité de construire des infrastructures, d'investir à long terme, de se projeter en avant, n'est pas donnée à tous. Si les sociétés en bas de l'échelle ne profitent pas de l'effort d'investissement des sociétés en haut de l'échelle, il ne leur sera pas possible de progresser. C'est un des avantages comparatifs dont elles disposent : profiter de ce qu'elles n'ont pas investi. À condition qu'elles soient en mesure de le faire, autrement dit, qu'elles puissent elles-mêmes investir dans ce qui n'a pas été encore investi. Ce qui est rarement le cas. Quant aux sociétés dites émergentes, c'est aussi l'occasion de soigner leurs interdépendances, d'améliorer la résonnance du nouveau monde émergent. La demande est du côté du monde non occidental, l'offre encore en bonne partie du côté du monde occidental, la croissance sera du côté du monde non occidental si l'offre mondiale se décentre davantage. Vers un retour des dictatures ... Les hiérarchies se composent et se décomposent dans la compétition au gré des succès et des échecs. Les échecs renouvèlent les hiérarchies. Lorsqu'ils ne le font pas, la compétition en pâtit, la progression bloque. Lorsque la compétition est bien réglée et permet le renouvèlement des hiérarchies, la société s'est inscrite convenablement dans le cours du monde. La compétition interne est bien réglée, quand dans la compétition extérieure elle est couronnée de succès. Plus généralement, quand elle se règle bien sur la compétition extérieure, comme dans l'exemple d'un monde stationnaire, telle la « société segmentaire ». Les voies qu'elles empruntent sont alors bien établies, la manière dont elle passe et s'effectue est claire. Une société ne pouvant plus se suffire, sa coopétition s'inscrit ainsi dans une coopétition plus large. Si la compétition militaire dans les sociétés postcoloniales ne conduit plus la compétition sociale, comment cette dernière peut-elle se conduire, quelle place pour la position de la hiérarchie militaire dans la compétition sociale ? Comment se transforme le rapport du civil et du militaire ? La compétition militaire cesse de conduire la compétition sociale, lorsque celle-ci peut se conduire elle-même dans une autre forme de compétition. La compétition militaire n'en aura pas moins fixé la configuration. La compétition militaire continue de conduire la compétition sociale, mais de manière latente, après l'avoir configurée. Dans les sociétés postcoloniales, on assiste à un retour de la prééminence de la compétition militaire sur la compétition civile du fait que la première n'a pas réussi à configurer la seconde. La compétition civile intérieure mal configurée a échoué à se transformer en compétition extérieure fructueuse. Elle peut réapparaitre dans le monde, quand l'ancienne configuration de la compétition mondiale issue de la Seconde Guerre mondiale ne tient plus, quand l'Occident et les USA à leur tête sont menacés de décroissance avec le déplacement des centres de gravité de l'activité mondiale. Leur puissance militaire peut alors les incliner à retrouver l'avantage en reconfigurant la compétition mondiale par l'intervention militaire. ... suite à la dissociation du civil et du militaire L'effort de la hiérarchie militaire algérienne de soumettre la coopétition interne à la coopétition externe dans le prolongement et l'approfondissement de la lutte de libération nationale s'est effectué sur la base d'une rupture de l'action collective sur le modèle occidental de la séparation de l'action civile et de l'action militaire, du produit civil et du produit militaire. Le modèle hiérarchique a séparé compétition interne et compétition externe au lieu d'armer la compétitivité internationale de la société, réduisant de ce fait la compétition interne à l'informalité. La compétition politique et militaire ne s'est pas transformée en compétition économique. Les unités sociales actives n'étaient pas immergées dans la compétition mondiale, elles étaient seulement soumises à une coopération autoritaire nationale. Elles ne pouvaient produire et disposer de leur propre hiérarchie. Le modèle hiérarchique échoua dans sa diffusion dans l'ensemble des institutions, il ne put faire la preuve de son efficacité. Il fit du monde civil un monde plat. La confiance dans le modèle hiérarchique, parce que surimposé, n'ayant pas résulté d'une compétition consentie, était en réalité faible. La coopétition des hiérarchies émergentes manquait de cette confiance et les hiérarchies manquaient de prise sur la société. Faisait défaut ainsi la foi de la société dans la compétition, dans la possibilité d'une compétition fructueuse. L'issue de la coopétition des hiérarchies sociales émergentes était redoutée d'avance. Disons-le tout de suite, une société compétitive dans un monde compétitif est une société dont la coopétition est bonne, où la coopération et la compétition ne se font pas aux dépens l'une de l'autre. Une coopétition peut être bonne lorsqu'une société qui partage les valeurs/objectifs de son combat les réalise. Elle coopère et compète dans un même but. En dissociant le civil du militaire, on a empêché leur coopétition, on a engagé de multiples déboitements, celui de l'engagement collectif de celui politique et économique, celui de l'intérêt particulier et de l'intérêt général. Le rapport du civil et du militaire aurait pu évoluer autrement, s'ils avaient été considérés dans leur différenciation complémentaire. S'ils s'étaient différenciés pour se compléter et non pour s'exclure. En se séparant, on dissocie leur différenciation. On sépare les armes de guerre des capitaux du combat social, on importe des armes et des capitaux pour entretenir l'industrie étrangère. Lors du combat anticolonial, l'action militaire était dans l'action civile, l'action civile dans l'action militaire ; dans la bataille de la production, lors du combat postcolonial, le militaire et le civil n'étaient plus l'un dans l'autre, la technologie ne devint pas aussi bien civile que militaire, l'engagement politique pas aussi bien civil que militaire. La séparation du civil et du militaire et l'imposition du modèle hiérarchique à la société qui s'en est suivi ont cassé les ressorts compétitifs et coopératifs de la société. Autrement dit, cela a transformé la coopétition en coopération hiérarchique bureaucratique. Compétition et coopération ont été séparées, n'étaient plus complémentaires, ne se substituaient pas l'une à l'autre, ne se complétaient pas l'une et l'autre de manière à se développer l'une et l'autre. La coopération entravait la compétition et inversement. La capacité de gouverner Il ne suffit pas de conquérir le pouvoir, il faut pouvoir le garder. À trop vouloir le garder, on peut le perdre. Dans le même sens, on peut affirmer qu'il ne faut pas confondre la capacité de gouverner et l'établissement du monopole de la violence duquel est supposé suivre l'Etat de droit. Selon la science sociale occidentale à la suite du sociologue allemand Max Weber, la monopolisation de la violence est condition nécessaire de la capacité de gouverner, mais elle n'est pas suffisante. Un Etat de droit illustre la capacité de gouverner, mais cette dernière suppose une disposition de la société à être gouvernée (légitimité) que la monopolisation de la violence ne suffit pas à donner. Un Etat ne peut développer un ordre social qu'il ne supposerait pas contenu, ne serait-ce que de manière embryonnaire, dans la société. La monopolisation de la violence a supposé en Occident une société où la violence avait été monopolisée par une classe de guerriers. À titre d'exemple, le socialisme étatique algérien a été un choix social par défaut, recouvert par un emprunt idéologique. La thèse wébérienne n'a rien à voir avec une théorie de la pratique algérienne, une théorisation du combat de la société algérienne. La doctrine socialiste, qui s'appuie sur la théorie wébérienne de l'Etat, n'a été adoptée par la société algérienne que parce que d'une part, la tribu qui n'avait plus d'existence ne pouvait plus récupérer ses terres, que parce que d'autre part, la propriété privée algérienne, sans consistance, était en disgrâce. Il ne restait plus à la société algérienne que le choix de l'étatisme, un transfert de la propriété privée coloniale à l'Etat. Les terres coloniales furent ainsi confiées à des travailleurs agricoles (autogestion) au lieu d'être confiées à une inexistante paysannerie moyenne en mesure d'investir. Ce n'est pas le paysan qui investira dans l'intensification de la production, mais l'Etat. Et cela bien après que cela soit nécessaire. Des décennies plus tard le problème a changé de termes, l'étatisme n'a pas produit de paysannerie moyenne, et le problème est toujours là : quelle propriété de la terre légitimer ? La propriété étatique s'est substituée à la propriété collective sans faire la preuve de sa supériorité, une propriété privée indigène pourra-t-elle se substituer à la propriété étatique ? Et sous quelles formes ? Pour l'heure, l'appropriation privée qui se développe et affecte la propriété étatique est largement informelle, elle produit bon nombre de désordres et se trouve souvent mise en question. Une doctrine économique qui pourrait définir une société économique fait toujours défaut (A. Benachenhou). On ne peut parler pour l'Algérie ni de socialisme ni de libéralisme aux caractéristiques algériennes. Pour l'heure, l'Etat algérien s'efforce de légitimer une grande propriété par ses capacités de production, il refuse de voir qu'il faut balancer production et distribution des revenus, que la concentration des revenus si elle n'est pas suivie d'un accroissement de l'investissement, ne sert pas l'intérêt général. Confier la terre à d'autres catégories que des collectivités et une paysannerie moyenne, ne protègera pas la terre d'être considérée comme un simple capital, d'être détournée de son usage agricole, d'être menacée dans son existence comme capital naturel. Elle ne sera regardée que comme une ressource parmi d'autres. ... Ce sont les choix sociaux qui décident de la trajectoire d'une société, non pas les choix idéologiques qu'on prête aux élites qui ne font que recouvrir idéologiquement des choix qui ne sont pas assumés par la société. Pour le meilleur et pour le pire. On a tort de penser à la manière occidentale que l'autoritarisme puisse faire rompre le lien de l'individu au groupe social, beaucoup d'efforts ont été commis dans ce sens, ils ne sont pas parvenus à faire émerger un ordre social. On en reste à s'efforcer de cloisonner le mouvement brownien d'atomes individuels. On ne veut pas admettre, qu'il y a encore des groupes sociaux et qu'il n'y aura pas de classes sociales. Etat et état de droit La monopolisation de la violence armée n'est monopolisation de la violence, n'est violence légitime, que lorsque la violence sociale est polarisée, réglée et orientée par un appareil judiciaire. Elle n'est violence légitime qu'avec un état de droit, violence et droit se complétant, le droit canalisant la violence et la violence se substituant au droit défaillant. L'offre occidentale de construction de l'état de droit n'a qu'une faible prise sur la demande de droit de la société. En vérité, l'Etat de droit occidental que réalise la violence légitime suppose l'emprise réelle d'une classe dominante sur une classe dominée. La violence sociale qui doit être polarisée et orientée n'est pas produite par l'appareil judiciaire, elle est configurée par la violence armée, par le système de sécurité et canalisée par le système judiciaire. Elle est d'abord de l'énergie sociale libre qui doit s'aligner sur les objectifs conflictuels, internes et externes, de la société. La pensée occidentale confond Etat de droit et état de droit, car l'état de droit y est un état de classes oublié, une construction par le haut de la société que la démocratie représentative s'efforce de gérer. L'Etat de droit suppose en Occident, ou vise à instaurer en société postcoloniale sans y penser, un ordre de classes. Il ne parviendra pas en société postcoloniale à construire un ordre de classes, une société de haut en bas, parce que la différenciation sociale qu'il produira ne s'imposera pas au monde, à cause de la faiblesse de la coopétition, de la compétitivité sociale. Les objectifs de la société sans classes ne sont pas entrés en congruence avec ceux d'un système de sécurité importé par une société dirigeante qui vient à peine de se différencier de la société et prétend la transcender. Font défaut à cette société l'extériorité de la classe dominante et la prégnance de sa domination sur la société. Elle est débordée par le consumérisme social. Lorsque dans les sociétés postcoloniales les ressources naturelles ne peuvent plus soutenir l'extériorité de l'Etat et de la société dirigeante, c'est tout le système de sécurité qui ne peut plus être soutenu, c'est la monopolisation de la violence qui est disruptée. La construction par le bas de l'Afrique L'Afrique a hérité des Etats coloniaux, ses élites se sont servies du modèle westphalien de construction par le haut des sociétés ; elles se sont accommodées par réalisme puis par conviction et intérêt des frontières coloniales. Les premiers combattants des indépendances avaient rêvé de fédérations et de confédérations. Du Maghreb dans notre cas. L'immensité de la tâche qu'exigeait une reconfiguration des frontières a fait oublier le rêve et les rapports nécessaires qu'il aurait fallu construire entre les sociétés (tribus, ou autres ensembles sociaux). Aujourd'hui, nous assistons à la résurgence du passé au travers de nouvelles formes et de nombreux conflits, les rapports entre sociétés que les Etats ont du mal à comprendre prennent du relief. Le Mali est un bel exemple. L'Algérie ne peut se désolidariser des Touaregs, les abandonner à leur sort face au désir réel de revanche des autres peuples maliens. Au-delà des frontières, il y a des rapports entre sociétés, des rapports passés et présents. Les rapports futurs ne pourront pas faire table rase du passé, ils devront leur faire face. C'est dans une nouvelle Afrique que des rapports de coopétition fructueux entre les sociétés peuvent s'inscrire. Les investissements chinois en infrastructure, sans ses nouveaux rapports, endetteront les Etats. On pourrait penser remettre en cause le découpage occidental du monde, mais c'est prendre le problème par le mouvais bout. Ce sont les rapports entre les sociétés qui doivent retrouver le premier plan, les Etats ne peuvent être que les promoteurs de ces rapports. Le terrorisme et sa manipulation par les puissances étrangères mettent bien évidence le fait que seul un système africain de sécurité est en mesure d'y mettre fin. La frontière n'est qu'une façon de régler des échanges. Il s'agit désormais de régler des échanges à l'échelle du continent dans l'intérêt des différents peuples. N'est peuple que celui qui veut et peut se considérer comme tel. Aussi l'Afrique doit se considérer comme un tout, avec des rapports les plus fluides possible entre les peuples et les régions. Le rapport de l'Algérie avec le Mali sera un rapport avec l'Afrique, car le Mali lui-même est un rapport avec le Niger, le Niger avec le Nigéria, etc.. Il faut réellement se penser dans l'Afrique en pensant nation pour pouvoir se penser dans le monde. On ne pourra bouger autrement qu'en épuisant nos ressources non renouvelables. Pour résumé Avec l'offre westphalienne de construction de la société par le haut, monopolisation de la violence et construction par le haut de l'état de droit, il y a donc une séparation du militaire et du civil qui s'effectue en rupture du processus chaotique de différenciation sociale, la soumission du civil au militaire sur le mode militaire étant supposée mettre fin au chaos et s'inverser avec le développement du pouvoir économique et l'émergence d'une « société civile ». Le développement économique apportant la capacité militaire et la « société civile », la démocratie politique (représentative) ne venant qu'après le développement, une fois que la « société civile » est en mesure de renverser le rapport de forces avec la société militaire, entraînant la domination de l'économie, de la finance sur le militaire. On voit ce qu'il en est aujourd'hui de la crédibilité d'un tel renversement. C'est que la démocratie a été identifiée à la démocratie des sociétés de classes guerrières qui fut construite par l'Etat dans la compétition mondiale, dans la lutte entre les classes guerrières européennes d'abord, et avec leurs classes subordonnées ensuite. Le système représentatif n'a été obtenu par les classes sociales dominées et n'a été concédé par les classes guerrières que pour mieux engager les classes sociales dominées dans leurs conquêtes extérieures. La compétition mondiale étant au départ réservée à l'Europe. Or la démocratie n'est pas un système politique, celui des sociétés de classes occidentales qui serait universel, c'est un processus par lequel les sociétés sont en adéquation avec elle-même et avec le monde, ont un contrôle sur elles-mêmes dans un monde sur lequel elles n'ont qu'un contrôle plus ou moins limité. C'est toujours un processus de construction par le haut et par le bas, où l'un parfois commande à l'autre. C'est toujours le fait d'une élite, d'une « noblesse », dans lequel une société se reconnait. Toute noblesse sociale contenant son contraire. La classe guerrière s'est imposée comme noblesse, une noblesse qui se corrompra avec la bourgeoisie, une bourgeoisie qui deviendra le modèle et qui cessera de l'être peut-être. Une société produit toujours une hiérarchie principale qui se différencie, dans les hiérarchies de laquelle elle se différencie. Quand elle y échoue, elle se défait. Une seconde offre que l'on dira inspirée du monde chinois pourrait être la suivante : le civil est-il dans le militaire postcolonial pour qu'il puisse progressivement se substituer à lui et le compléter ? De telle sorte que la différenciation du civil et du militaire, ne rompant pas leur unité et ne correspondant qu'à un état primaire de la différenciation sociale, serait promue à un développement ? La différenciation sociale ne faisant que développer leur complémentarité et leur substituabilité. Que le militaire se substitue au civil étant donné l'état chaotique de la société, ou que le civil se substitue au militaire étant donné une progression de la régulation dans la compétition sociale, civil et militaire sont toujours l'un dans l'autre, sont toujours en mesure de se substituer l'un à l'autre pour se compléter et préserver l'unité et l'autonomie de la société. La vocation militaire n'est pas de soumettre la société au monopole de la violence pour la transformer selon des plans extérieurs à la société comme avec la première solution, mais de développer les capacités militaires de la société pour préserver son monopole de la violence dans le monde. Capacités militaires qui ne peuvent aller sans d'autres civiles. Quand la société militaire doit défendre son monopole de la violence au sein de la société, c'est qu'elle a déjà perdu son monopole à l'extérieur, ou veut le regagner ; c'est que son monopole n'est ou n'était plus au service de la société, mais de la stabilité du monde. La dictature instaure une rupture au sein de la société entre le civil et le militaire. Une rupture qui s'élargit lorsque le monde a plus de prise sur la société qu'elle en a sur elle-même ; qui se réduit lorsque la société améliore sa prise sur le monde et sur elle-même. Dans le processus d'inversion de substitution du civil au militaire, le militaire sera toujours présent dans le civil. Dans le cas contraire, une agression extérieure achèverait de séparer le civil du militaire, soumettrait le civil à une force militaire extérieure. Aussi même lors du processus de militarisation, de substitution du militaire au civil, le civil ne s'efface pas dans le militaire lorsque la différenciation sociale ne porte pas atteinte à l'unité du civil et du militaire. La société est soumise aux deux processus de militarisation et de civilisation, l'un n'excluant pas l'autre, chacun étant en mesure de s'inverser dans l'autre. Lorsque ce n'est pas le cas, la société dysfonctionne. Si la militarisation se définit en s'extrayant de la société en vue de la soumettre à un projet qu'elle n'aurait qu'à exécuter, il y a peu de chances que la militarisation comprenne toute la société et permette une inversion de son processus en processus de civilisation. Le militaire s'étant détaché du civil et le civil n'étant plus compris dans le militaire. La société ne pensera pas sa transformation, après qu'aura été séparée la théorie de sa pratique. La société pense sa transformation lorsque l'opposition de la théorie et de la pratique, résultat de la division sociale du travail, s'inverse, lorsque la pratique réalise la théorie et lorsque la théorie est une production de l'expérience, autrement dit, lorsque la théorie se fait théorie de la pratique et pratique de la théorie. Le projet militaire cesse alors d'être extérieur au projet civil, le développement économique qui consiste en un développement de la division du travail, complexifie l'unité du civil et du militaire. En fait, l'unité du civil et du militaire se perd au départ du processus de militarisation, lorsque le projet militaire n'est pas un projet civil. Lorsque ce n'est pas la société qui se militarise et se démilitarise selon ses besoins. Dans l'histoire occidentale, les nations se sont constituées dans la compétition de sociétés guerrières pour la monopolisation de la violence et des autres ressources. La violence est une ressource qui permet d'accéder à d'autres ressources. Lorsqu'elle est monopolisée, son usage est réservé à certaines institutions et soustrait au reste de la population. La compétition au sein de l'Europe a cessé d'être productive de ressources quand elle s'est étendue au reste du monde. Les empires coloniaux européens se sont efforcés de monopoliser la violence mondiale pour accéder aux ressources du monde. C'est la perte de ce monopole qui a permis à des sociétés de redevenir propriétaires de leurs ressources. Ce n'est pas du développement économique et de son appendice, la création d'une « société civile », que dépend l'existence d'une société démocratique, mais de la complémentarité du civil et du militaire, de sa capacité à se transformer, à substituer du civil et du militaire selon les circonstances. La pérennité d'une société dépend du lien entre civil et militaire, de leur complémentarité permanente et de leur substitution circonstancielle. Un peuple en armes ne peut être défait par une puissance militaire, seul un « peuple » désarmé, autrement dit un « peuple » dispersé. Ce que les temps modernes ont largement expliqué et prouvé. Et l'objectif des puissances militaires n'est plus de soumettre les peuples (à un régime démocratique de surcroit), mais de les disperser, d'entretenir le chaos dans les sociétés adverses. J'entends par processus de civilisation le processus de substitution du civil au militaire, qui ne s'accomplit que dans un processus de soumission de la société aux règles d'un fonctionnement pacifique, règles de droit et autres, résultat d'une monopolisation de la violence et de la formation d'un état de droit. La question sera de savoir comment une telle monopolisation peut cesser d'être contestée et comment la loi peut-elle être définie. L'unité sociale du civil et du militaire ne peut pas s'effectuer dans toutes les conditions. Certaines conditions sont nécessaires et d'autres peuvent s'opposer à une telle unité. Une telle unité ne trouve pas son cadre dans l'Etat-nation westphalien qui construit la société sur le binôme Etat-individu. Une telle construction prend le point d'arrivée pour le point de départ. Le point de départ, ce sont les sociétés comme elles peuvent faire corps, corps simple et corps composé. La construction par le haut de la société doit être aussi une construction par le bas. Toute coopétition s'inscrit dans une coopétition plus large qu'elle, celle des groupes dans celle des sociétés, celle des sociétés dans celle du monde. C'est l'offre occidentale qui a emporté, par défaut d'offre alternative, les suffrages des élites nationalistes lors des indépendances nationales. Ces élites ont été confrontées à des sociétés hétérogènes dont l'unification a supposé une extériorité du militaire sur le civil. Elles n'ont pas pensé pouvoir réaliser l'unité du civil au travers du militaire et du militaire au travers du civil. Elles ont construit l'unité du militaire indépendamment de l'unité de la société, la première devant s'imposer à la seconde, au travers de la monopolisation de la violence, de l'imposition du droit par la force et du modèle hiérarchique, l'unité du civil n'existant pas à l'échelle de la nation. Le nationalisme a défait les régions et les groupes sociaux, au lieu d'en faire des forces, il en a fait des faiblesses qu'il a combattues. Le nationalisme est allé se loger dans l'individu, il est devenu rhétorique. L'unité du civil et du militaire n'a pas été la priorité, la priorité est allée à l'unité du militaire par-dessus la diversité du civil et pour sa résorption. Il n'a pu instaurer de dynamique nationale dotée des bonnes coopétitions sociales. Notes [1] On peut se demander du reste si la politique foncière algérienne ne vise toujours pas à conjurer la formation d'une telle classe. L'Etat reste le propriétaire. Cette politique a évidemment quelque chose à voir avec les dispositions de la société. [2] F. Braudel, la dynamique du capitalisme, Fayard, 19.. [3] Edward Chamberlin, La Théorie de la concurrence monopolistique, Paris, 1953 [4] La société est comme sortie du monde, elle ne lui répond plus, n'a plus de demandes à opposer à ses offres. [5] Cette hiérarchie ou ce complexe de différentes hiérarchies est à la fois structuré par le milieu et structurant du milieu. Un aspect l'emportant sur l'autre selon les situations. [6] On peut distinguer des sociétés occidentales selon l'autonomie plus ou moins grande du capitalisme financier vis-à-vis du capitalisme industriel. L'Allemagne se distingue de ce point de vue de la Grande-Bretagne.