Jusqu'où peut aller la lutte anticorruption ? On soutiendra dans ce texte qu'elle ne pourra pas aller plus loin qu'à un lissage, qu'à un toilettage temporaire si elle ne va pas jusqu'aux racines de cette corruption : les indisciplines sociales et légales. D'où tenons-nous ce que nous possédons ? Ce que nous possédons aujourd'hui, nous le tenons de notre héritage précolonial et des Etats colonial et postcolonial. Et de l'Etat postcolonial essentiellement, car notre héritage familial s'il est conséquent, a procédé de lui. Le colonialisme a dépossédé les tribus de leur propriété, il a opéré une différenciation dans notre société que nous n'avons pas acceptée globalement. On peut donc dire que c'est à partir de la propriété d'Etat expropriatrice de la propriété collective, coloniale puis postcoloniale qui en a hérité, que la différenciation sociale a procédé. Dans la société précoloniale, les communautés n'étaient pas organisées autour d'un Etat. Il y avait une justice des hommes et une justice divine. Une justice humaine sans monopole de la violence, les individus et les communautés se faisant justice elles-mêmes. Mais se faire justice soi-même ne signifiait pas injustice, comme on a l'air de le penser souvent à propos des individus. La justice collective avait ses règles. La justice sociale n'était pas du ressort d'une puissance transcendante pour qui tout le monde était égal en dignité ou en sujétion. Dieu n'avait pas de lieutenant sur nos terres. Pas de monarque de droit divin auquel Dieu aurait remis le glaive et la balance. Les humains n'avaient pas d'autre maître que Dieu, un Dieu qui réservait son jugement, leur laissant la possibilité de pardonner, de se repentir et d'être pardonnés. La justice humaine avait ses règles et était inspirée par la crainte d'un Dieu juste qui jugerait en dernier ressort de la justice et des actions des humains. Croire en Dieu et faire preuve de bonnes œuvres signifiait être juste avec la création de Dieu, ne pas faire œuvre de corruption sur terre. Croire en la justice divine, signifiait se battre pour une justice entre ses créatures et non pas s'en remettre à la seule justice divine, comme peut-on le laisser entendre souvent (fatalisme). Les bonnes actions devaient chasser les mauvaises. S'en remettre à Dieu signifiait compter sur les bonnes actions, se défendre des mauvaises. Cela signifiait adorer Dieu, aimer ce qu'Il aime et s'appuyer sur Lui voulait dire s'appuyer sur les bonnes actions, repousser les mauvaises, bien agir et non pas s'extraire du monde et attendre le jugement dernier. Le Dieu transcendant ici ne s'incarne pas dans une personne même lointaine, Il s'incarne dans chacune de ses créatures sans qu'il puisse être personnifié. Il est là et ailleurs, de sorte qu'Il ne peut être tenu dans quelque forme que ce soit, Il est comme dans une ligne de fuite. Plus loin vont nos bonnes actions plus nous nous rapprochons de Lui sans que l'on puisse Le rencontrer dans une personnification. Il nous faut donc dissocier la justice du monopole de la violence, d'une instance transcendante. La justice humaine est ce que s'accordent les humains comme droits et devoirs relativement à leurs croyances. C'était alors au sein de la tribu et entre les tribus. La justice précoloniale peut être considérée comme une justice de médiation et non comme une justice transcendante (ou une action à défaut de médiation) qui vise à rétablir l'équilibre (la balance), entre les parties. Quand il y avait médiation, c'était au nom de Dieu, par un noble, un marabout ou un sage. Les parties ne pouvaient être soumises par la force ni ne devaient y consentir. Il y a les humains et Dieu au-dessus, mais non personnalisé. Un Dieu qui observe, peut intervenir, mais certainement pas par un « lieutenant » qui juge à Sa place, peut-être à la suite d'une prière et l'on ne sait pas comment. Un Dieu qui réserve Son jugement pour le jour de la Résurrection ou intervient à la demande on ne sait comment. Il n'enfermera pas un assassin qui fuira la justice humaine le restant de sa vie pour l'empêcher de mal agir ou de se repentir. La justice humaine le poursuivra, mais il pourra trouver une ligne de fuite où effectuer le rachat de ses mauvaises actions si Dieu le veut. Justice humaine et justice divine ne sont pas en discontinuité théorique, elles sont sur le même plan d'immanence, juste en discontinuité pratique. La transcendance s'introduit dans le plan d'immanence par la discontinuité. Dieu intervient en mettant deux séries indépendantes en contact : contingence, hasard, chance. Dieu appelle, incite les humains à plus de justice sur terre, à plus de bonnes actions pour chasser, contenir les mauvaises, autrement dit combattre la corruption sur terre. Avec l'universalisation de l'Etat-nation européen par les entreprises colonialistes, l'Etat moderne, ce dieu mortel comme dit Thomas Hobbes auteur du Léviathan[1], fait son apparition avec ses attributs : monopole de la violence, justice transcendante. Par universalisation, j'entends que toutes les populations du monde sont désormais sous l'administration d'un Etat, avec ses appareils militaire et judiciaire. Des attributs seconds caractérisent cet Etat moderne : la protection armée d'un territoire ainsi que la formation d'un marché national. Comment peut-il s'accommoder avec une société dont les croyances n'associaient pas la justice à de tels attributs ? On ne se posera pas la question à l'indépendance et l'on posera la société comme archaïque et condamnée à disparaître. Le socialisme intéressait la société par son égalitarisme, les fondateurs d'Etat par cette conception de la société qui impliquait la politique de la table rase. Tout à refaire. Le caractère transcendant de la loi est manifeste dans les sociétés postcoloniales d'une manière particulière : dictature politique d'un côté et comportements sociaux déviants d'un autre. Il l'est moins dans les démocraties de souche européenne où la transcendance passe par le détour d'un parlement et d'une classe, avec ses positions sociales dominantes et ses experts. La Science transcende le sens commun, comme l'Eglise était sans solution de continuité au-dessus de son troupeau. La Science a hérité de la position de l'Eglise. Les uns interprétaient la Loi de Dieu et en informaient les fidèles, les autres les lois de la Nature pour en informer les gens communs. Les ingénieurs ont remplacé le Créateur. La société, l'économie, la nature tout cela marche selon des lois objectives indépendantes de la volonté humaine, qu'ils déchiffrent. Où s'installe donc l'Etat dans une société aux croyances où la transcendance de la Loi s'exprimait par certains commandements adressés aux humains, mais ne s'incarnait pas dans une personne ou dans des institutions ? Avec le monopole de la violence, il est fait interdiction de se faire justice. Ce commandement ne faisait pas partie des croyances locales, l'Etat quand il existait était étrange et très lointain. Son autorité dépend largement aujourd'hui de sa capacité d'intervention, d'intégration et de répression. Beaucoup d'Etats africains par exemple, manquent des ressources nécessaires. Les humains continuent de se faire justice sur une large échelle, cette fois sans l'aide d'une justice collective. Je disais que la justice traditionnelle, la victime ou le groupe victime pourchassaient le criminel aussi loin qu'elle le pouvait, aussi longtemps qu'elle n'avait pas été satisfaite. L'équilibre devait être rétabli, un jour ou l'autre, ici ou ailleurs. La justice humaine devait être rendue dans la crainte de Dieu l'Omniscient et le Tout-Puissant qui lui rappelle ses limites. C'est ce que peut offrir l'Etat moderne à la justice traditionnelle segmentaire : son bras long et sa mémoire non oublieuse. Il peut rendre l'impunité plus difficile. Le criminel devra fuir plus loin, se tenir lui-même à une grande distance de la société, dans un Etat qui ne le rendra pas à la société qui le réclame. C'est ce que l'on peut dire, l'Etat exosomatisation de la société est son prolongement, professionnalisation de ses services publics. Des professionnels s'occuperont de combattre l'impunité. Dans les sociétés qui n'ont connu pas de Léviathan, l'Etat ne peut être qu'un prolongement, une exosomatisation non transcendante de la société. Que dire des sociétés de religion musulmane ? On peut parler d'Etat transcendant avec le prophète Mohamed, prière et salut de Dieu sur lui. On parle alors de lieutenant de Dieu (khalife). Après sa mort, il ne subsiste pas de testament politique. La thèse selon laquelle il en aurait laissé un est difficilement soutenable. Sa trace ne se trouvant nulle part ailleurs. Ses compagnons et leur délibération décident d'instaurer un substitut pour assurer leur autorité, s'ensuivent les guerres de succession et les divisions entre les musulmans. Après sa mort, l'immanence reprend le dessus, des croyances diverses et des réalités sociales et politiques refont surface. Il faut recomposer l'unité des musulmans qui sont d'une diversité incroyable, on y réussira de moins en moins, au fur à mesure que l'autorité des substituts du prophète se perdra. Du reste, on ne peut abstraire le khalifat des conditions desquelles il a émergé : il s'est construit pour la guerre sainte en se mettant à la hauteur des empires préexistants. À l'image des sociétés postcoloniales qui se sont construites en dupliquant le modèle de l'Etat westphalien. L'imitation précède la pratique réflexive qui n'a pas suivi. On croit pouvoir composer l'unité des musulmans au nom de la Loi transcendante, d'une loi au-dessus de tous. Et pourtant, l'histoire raconte qu'on ne peut pas le faire sans l'adhésion des sociétés, au mépris des croyances sociales. La loi transcendante ne peut pas s'incarner dans une autorité politico-militaire dans une société qui a combattu le monopole de la violence, ne s'est pas placée sous sa protection. Elle est une référence, des valeurs, des commandements, mais pas une autorité incarnée. Le khalifat en voulant s'imposer aux sociétés les a autrement divisées. Les empires musulmans se sont effondrés sans donner naissance à des formes supérieures d'organisation ou en semer les germes. Les sociétés musulmanes devaient apprendre à composer leur unité sous la crainte (ou l'ignorance) de Dieu. Craindre Dieu dans ses créatures, c'est faire de l'omniscience et de l'omnipotence Ses attributs exclusifs. Ce qui aurait dû les prémunir de la dictature : «pas de dieu autre que Dieu», principe sur lequel elles s'appuient quand elles se soulèvent. La justice humaine avait toujours une portée limitée, mais les efforts humains devaient toujours être récompensés. Chez elles, l'Etat ne remplacera pas Dieu, il ne sera ni omniscient ni omnipotent bien que les humains des sociétés européennes dans le passé aient eu à se soumettre totalement, la soumission totale à un dieu ou à un Etat n'a pas été une réalité des sociétés précoloniales. Dans les sociétés musulmanes, parmi les dernières à être entrées dans une organisation étatique, on peut soutenir qu'au plan dogmatique le prophète (PSL) n'a pas laissé de substitut et que sur le plan des croyances sociales les sociétés n'ont pas reconnu de lieutenant de Dieu sur terre. Certaines sociétés ont voulu attacher le pouvoir d'ordonner sur tous les musulmans à une tribu particulière, d'autres à une famille et d'autres à l'élection des musulmans. Mais cela était déjà quelque part dans leurs traditions préislamiques. Beaucoup ne se sont pas accommodées de cette idée de lieutenant de Dieu sur terre, et se sont accommodé des accords passés entre eux avec la médiation des plus avisés d'entre eux. La violence cessera probablement aujourd'hui dans ces sociétés quand les groupes sociaux auront renoncé à la lutte pour le monopole de la violence. Quand les individus ne renonceront pas à se faire justice, non pas d'eux-mêmes, mais en composant et en appliquant une loi commune. En construisant un Etat qui combatte l'impunité. La justice s'étend avec la loi commune. Son bras s'allonge et sa mémoire ne faillit pas. Cela sous-entend bien sûr qu'ils puissent composer une loi commune, s'y soumettre et la défendre. Le travail des services professionnels pourra alors dans un milieu complice se dérouler avec célérité et efficacité, il pourra être bien rétribué et n'aura pas besoin de se demander avant d'agir qui paie ? Ceux qui paient étant bien là aux côtés de ces professionnels et non pas les abandonnant à la tâche face à des intérêts puissants en mesure de les débaucher et de les acheter. En plaquant strictement une division du travail sur la société, on l'a désorganisée et déresponsabilisée. On l'a aplatie et on lui a coupé le souffle. L'Etat prolongeant la société par ses services professionnels sans la transcender, jusqu'où peut aller la lutte contre la corruption, commandement de Dieu et d'une humanité juste ? J'ai parlé de milieu complice, de bras long et de mémoire non oublieuse. Il faut cependant éviter de séparer le milieu social du réseau de professionnels. Il faut entendre par complicité une interpénétration des êtres du milieu et du réseau. Professionnalisation peut ne pas être séparation. La professionnalisation peut-être temporaire, réalité rare de certaines cités anciennes, mais réalité actuelle très étendue. Les éléments du réseau professionnel peuvent retourner à leur milieu pour être reversés dans un autre réseau professionnel. Ils enrichissent ainsi le milieu social. Exemple extrême, le temps de paix n'a pas besoin des mêmes éléments professionnels que le temps de guerre. Cette capacité d'échange entre les milieux sociaux et les réseaux professionnels caractérise la résilience combien précieuse en temps de crise. Le milieu donne au réseau un élément qui ne lui est pas surimposé, qu'il peut reprendre et reverser dans une nouvelle profession. Les milieux peuvent aussi s'échanger des médiateurs qui obéissent à l'esprit commun et rendent compte de l'application de la loi commune, pour coordonner les réseaux et les milieux. Les réseaux parcourent les milieux sociaux et forment un «bras long » qui plonge ses racines en eux. Un autre point crucial, c'est la mémoire. L'impunité vit de la mémoire sélective des services publics professionnels que l'on prétendait détacher des milieux sociaux. Il faut donner à la société une mémoire collective. Il faut lui rendre les archives accumulées par les services professionnels sur son compte. Il faut qu'elle puisse s'agréger les savoirs privés fragmentés et les savoirs professionnels, et qu'elle puisse enfin se soigner. Car certains savoirs sont toxiques. Les comptes de chacun pourront alors être clairs et l'accumulation pourra alors prendre son essor. Tout cela dépend des dispositions de la société et des services professionnels à livrer leurs comptes, à se désintoxiquer. Là réside une difficulté, car c'est passer de la guerre de tous contre tous instaurée par les dictatures coloniale et postcoloniale, où chacun affute ses armes et ses dossiers contre ses concurrents, à la coopération pour la lutte contre la corruption, à la coopétition pour une vie saine. Cela est souvent dit et répété, la lutte contre la corruption ne consiste pas seulement à couper des têtes, ne consiste pas seulement à lutter contre la grande corruption. Il n'y a pas un pouvoir corrompu et corrupteur d'un côté et des purs d'un autre. La grande corruption vit et profite de la petite corruption. Elle peut l'inspirer, mais seulement dans un milieu disponible. Elle dépend des rapports de pouvoir et d'autorité. Le gendarme qui laisse passer les conteneurs, et les convoie probablement, pour aller au marché de gros et fait payer son service aux commerçants qui en sortent, est représentatif de cette petite corruption qui affecte tous les fonctionnaires. La lutte contre la corruption doit s'attaquer à l'indiscipline légale comme dirait Mouloud Hamrouche, elle doit viser à l'établissement d'un état de droit réel. Il y a des citoyens dont on protège l'enrichissement et d'autres que l'on soumet à l'impôt. Du côté de la société, il y a trop de citoyens qui consentent à leur propre enrichissement, mais pas à celui des autres parce qu'ils ont choisi un jeu à somme nulle. C'est l'esprit de la débrouillardise négative. Comment il s'est enrichi ? C'est un débrouillard ! En quoi a-t-il contribué ? On ne sait pas ! Ou si, mais on le saura plus tard, quand les effets de ses malversations viendront à ciel ouvert. On a rencontré ici la question du consentement à l'impôt. Tout le monde ne consent pas à l'impôt, certains y sont contraints, d'autres en sont dispensés. Et l'on s'étonne de l'existence de marchés informels ! La passivité de la société n'est pas une réalité et les vrais acteurs ne sont pas toujours ceux que l'on croit. Tout le monde consent à l'appropriation privée, personne à l'effort collectif. C'est pour cela qu'il faut insister sur le thème de la restitution du territoire aux populations. Les collectifs ont été atomisés, il ne peut y avoir d'effort collectif. Ils ont été livrés à leur appétit individuel. Certains collectifs ont survécu dans l'exercice du pouvoir, mais pour vivre de l'indiscipline générale. Sans autorité sociale étendue, on parle alors de mafia. La solidarité collective ne peut pas exister sans la compétition collective. L'esprit de corps d'une nation n'est pas forgé par une loi abstraite, il est forgé par des compétitions concrètes qui s'emboîtent. Pour le moment, on peut dire que l'esprit de corps ne se retrouve que chez ceux dont les intérêts sont constitués, éprouvés. Au lieu de favoriser la constitution d'une classe de puissants, il faut encourager une compétition des territoires qui ne concèderaient pas le pouvoir à des puissants dispensés de la discipline collective. L'établissement de disciplines collectives et d'une discipline légale voilà ce que signifie un état de droit. On ne peut pas parvenir à une liberté positive[2] si elle n'est pas construite sur la base de disciplines collectives et légales. Nous en sommes encore à lutter pour une liberté négative, contre un pouvoir militaire qui s'est constitué comme un corps à part et qui a réservé la liberté positive à une élite. Une discipline légale aurait pu être inspirée à la société par une dictature à condition que telle fût son intention. À l'indépendance, le seul corps organisé aurait pu être à la pointe de la transformation sociale. Sa discipline inspirer la discipline sociale. Mais au lieu de fournir les nouveaux combattants de la liberté, il s'est armé d'une bureaucratie pour livrer le pouvoir à une élite seulement capable de conserver le pouvoir à la faveur de l'indiscipline sociale et légale. Aujourd'hui supposer qu'une discipline légale puisse être initiée par le corps militaire, après avoir été éduqué à l'indiscipline, paraît peu fiable. Et pourtant, il faudra repartir de la case départ. Il faudra rapporter ce corps à des territoires qui puissent juger de leurs activités et de leur discipline et non à un corps séparé. Les éléments de ce corps pourraient alors aller d'une activité temporaire à une autre en restant attachés si nécessaire à un corps permanent. Une reterritorialisation de ce corps et des mobilisations ponctuelles permettront d'établir une circulation entre le milieu social et ce corps et l'unité de corps avec la société. Nous ne pouvons plus dire qu'un individu restera attaché toute sa vie à une activité. Nous sommes au temps de la pluriactivité et de la flexisécurité. Des comptabilités régionales que nous n'apprendrons pas de la France devront pouvoir être établies. Toutes les sociétés, tous les milieux, n'ont pas les mêmes priorités. Que l'on regarde comment la période antérieure a concilié réconciliation nationale (politique sociale) et diversification de l'économie (politique économique) ! Il en est de même pour les services publics de la santé et de l'éducation, ces secteurs qui prennent de plus en plus d'importance, ne peuvent pas être abandonnées à leurs corps professionnels et à l'Etat. Avec l'organisation sociale actuelle, les efforts collectifs demandés ne seront jamais à la hauteur des exigences contemporaines. Les services publics sont soutenus par la société, par ses secteurs marchands et non marchands. Qui paiera pour des services de qualité ? Comment entretenir ces « armées » de travailleurs qu'il faut au secteur de l'éducation et de la santé ? Les « puissants » continueront-ils d'envoyer leurs enfants à l'étranger pour espérer s'y établir ou consentiront-ils à financer avec les moins nantis des écoles de qualité où leurs enfants pourront étudier avec tous les enfants ? Ces « puissants » se soucieront-ils du niveau de formation de leur société, de l'accumulation dans leur pays ou envisageront-ils de faire bande à part ? La société leur empruntera-t-elle le pas, leur fera la guerre ou composera avec eux ? Les sacrifices qui sont demandés à la société pour son progrès aujourd'hui sont considérables. On ne peut pas continuer à dévaloriser l'éducation, à laisser le secteur de la santé se dégrader. Le mouvement de grève des enseignants du primaire pose en ce moment la question : jusqu'où allons-nous descendre ? De tels sacrifices ne peuvent être consentis que s'ils concernent toute la société. Quand des catégories manifestent pour défendre leur pouvoir d'achat, il s'agit de leur pouvoir d'achat relatif. Il exprime une révolte à l'égard de la dégradation de leur condition de vie et de l'indifférence de l'Etat et de la société. Le pacifisme qu'a inauguré le HIRAK jusqu'ici doit passer de la confrontation civile et militaire à la compétition entre les régions. Une compétition pacifique à laquelle elles consentiront, car juste. Qui ne mettra pas en compétition comme cela est le cas aujourd'hui des militaires et des civils, des grandes villes et des petites, le Sud et le Nord, la campagne et la ville, etc. Il faudra équilibrer leurs rapports, de sorte que leur compétition ne soit pas jouée d'avance et qu'elle se destine à améliorer la vie de l'ensemble. Il ne faut plus nier notre segmentarité[3], il faut construire avec elle de nouveaux ensembles régionaux et un nouvel ensemble national viables. Il ne faut pas lui substituer une division de classes. Ni lui préférer des idéologies qui se disent modernistes et qui ne veulent pas voir leur idéalisme et la dictature où elles nous ont conduits jusqu'ici. Il faut choisir entre une organisation sociale qui agence des « segments » de la société et une autre qui agence des classes. Faire semblant de ne pas voir la division de classes vers laquelle conduit la dictature militaire et les crises sociales qu'une telle conduite prépare est un aveuglement. La seule façon de bien faire avec les anciennes solidarités c'est en construire de nouvelles auxquelles elles participent, dans lesquelles elles se fondent, prennent appui et se transforment. C'est la seule façon de se débarrasser des divisions politiques factices, importées et toxiques, genre de prophéties autoréalisatrices qui visent à instaurer un ordre social qui les suppose. C'est la seule façon de permettre aux divisions sociales de se transformer et à la société d'évoluer vers une formation sociale qui ne soit ni de classes, ni autoritaire. Le tissu social est riche de sa diversité, ses cellules doivent apprendre à constituer leur milieu, un corps malléable qui leur permettra d'être mieux protégées et d'être plus actives. Il faut renoncer à abstraire l'individu de ses milieux, à fabriquer un individu abstrait, des robots partout. Il faut mettre fin aux monocultures, monoculture industrielle, monoculture agricole, monoculture linguistique, etc. qui épuisent la société, le sol et le sous-sol au lieu de les entretenir et de les enrichir. Il faut entretenir la vie, la joie de vivre. La vie est compétition, bonne elle est aussi coopération, coopétition ; mauvaise, elle est pure compétition, elle détruit ce de quoi nous héritons en partage. L'hymne à la vie est un hymne aux bonnes compétitions, hymne qui produit de la joie de vivre et non du désespoir, des harragua et autres expatriés. C'est la seule façon de venir à bout de l'extraterritorialité des militaires : la professionnalisation excessive de la sécurité est une affaire coûteuse, car inefficace et improductive. Il faut imaginer une société où le militaire se transformerait en civil et le civil en militaire. Une société fidèle à une certaine image d'elle-même, une société qui a toujours combattu le monopole de la violence par une classe, une tribu ou un groupe. C'est dans ce refus que réside l'indiscipline foncière de la société algérienne, ce que l'on appelle son ingouvernabilité et qu'on traite d'anarchie. On pleure depuis longtemps une certaine ingouvernabilité des sociétés africaines, mais ne leur a-t-on jamais demandé comment elles voulaient être organisées, gouvernées ? La justice dans nos sociétés africaines ne s'est pas organisée autour du monopole de la violence. Les religions n'avaient pas de bras armé. La sécurité est une affaire collective dans toutes ses dimensions. La corruption nous mène sur la route de sa privatisation, comment pourrons-nous faire face à ses besoins ? Il faut que la société puisse porter ses efforts là où ses sentiments de justice, de convivialité la guident. Comment la société pourrait-elle se fier autrement à ses gouvernants ? Le gouvernement par la Raison, fabrication d'experts et de puissants, produit de l'indifférence sociale. Ce n'est pas la place de la société que nous occupons qui compte, c'est d'abord la composition de la société dans laquelle nous prenons place. C'est la seule façon de venir à bout de la division entre les grands centres urbains et le reste du pays et de la pression qu'exercent ces premiers. La ville doit constituer un pôle du territoire et non plus un gros ventre qui profite du désordre des territoires, a les moyens avec sa concentration de population, de faire la différence avec le reste du territoire. C'est la seule façon de remettre à plat les relations entre populations rurales et populations urbaines, agricoles et industrielles, militaires et non-militaires. De permettre leur unité par la circulation entre elles. C'est la seule façon d'établir des comptes individuels et collectifs clairs. Une remise à plat des relations sociales est nécessaire, car comment autrement remettre de l'ordre dans les demandes séparées d'une multitude de corps qui sont branchés sur la rente et non sur la production sociale ? Comment réajuster les offres et les demandes sociales pour sortir de la dépendance aux monocultures victimes du marché mondial ? Cette question de fond ne préoccupe pas beaucoup les économistes qui préfèrent prodiguer leurs conseils aux puissants, aux Etats qui peuvent les entretenir. Elle ne plait pas non plus à la société qui voudrait bien être dispensée d'efforts et de sacrifices. Et pourtant la question est moins là, que de savoir quels sacrifices elle subira. Le sacrifice le moins douloureux est celui que l'on accepte de voir et auquel on a consenti. La politique de l'autruche ne protège pas de la catastrophe. Il est dommage que ceux qui la voient venir préfèrent quitter le bateau. Notes [1] Référence majeure de la philosophie politique occidentale. L'ouvrage tire son titre du monstre biblique, il traite de la formation de l'Etat et de la souveraineté. « Lorsque le Léviathan paraît à Londres en 1651, la vie politique est en plein bouleversement. Le roi Charles Ier a été destitué en 1646 et exécuté sur ordre de Cromwell en 1649. Il règne un climat de terreur et de dictature qui durera jusqu'en 1659. Hobbes explique avoir écrit Léviathan afin de mettre fin aux guerres intestines auxquelles les ministres du Culte ont contribué par leurs sermons et leurs écrits. Les guerres civiles de 1642-1646, 1648-1649 et 1649-1651 ont donc précipité la parution de Léviathan, où est exposée la doctrine politique de sa philosophie. » Source Wikipedia. [2] En philosophie, la distinction entre liberté positive et liberté négative exprime un contraste entre deux conceptions de la liberté politique. Selon cette distinction, on peut opposer liberté négative qui est l'absence d'entraves et liberté positive comme possibilité de faire quelque chose. [3] Théorie qui domine les sciences sociales quant à la formation de la société algérienne précoloniale. J'établis ici une continuité entre la société précoloniale et la société postcoloniale. « Division et complémentarité organisent la société segmentaire. Une société segmentaire est «formée d'une multiplicité de groupes qui s'emboîtent les uns dans les autres et dont le trait dominant réside dans les relations qui s'instaurent entre eux». Ainsi dans une société présentant une segmentation en familles, clans et tribus, les familles s'opposent entre elles, mais se rassemblent dans un même clan, opposé à son tour à d'autres clans, etc. Selon Edward Evan Evans-Pritchard, une société segmentaire est donc organisée par des mouvements de «fission» et de «fusion»». Source : Wikipedia. À mon sens, la segmentarité transparaît dans la politique d'équilibre régional de l'Etat algérien.