« Deux solutions s'offraient au groupe des 22 : organiser d'abord et déclencher ensuite ou déclencher d'abord et organiser ensuite... Nous étions obligés de choisir la deuxième solution », témoignage de Lakhdar Bentobbal. Cette profession de l'un des piliers de la révolution algérienne prouve, si besoin est, que les jalons de la révolution ne sont pas jetés. En effet, les grandes décisions sont à prendre une fois la guerre déclenchée. En toute état de cause, le groupe allumeur de la mèche veut précipiter les événements afin que prenne de vitesse les autres organisations, notamment les deux autres tendances, centraliste et messaliste, du PPA-MTLD (Parti du peuple algérien – Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Car, au zénith de la crise au sein du parti de Messali, les fondateurs du FLN (Front de libération nationale) ne sont pas prépondérants sur l'échiquier politique. En effet, le nouveau parti est issu de la scission du parti nationaliste, le PPA-MTLD. Créant, dans le premier temps, un comité révolutionnaire pour l'unité et l'action afin de recoller les morceaux, et dont la durée n'a pas dépassé les trois mois, les activistes, après moult tergiversations, créent leur propre mouvement. Cela dit, pris de cours par les événements, les initiateurs de la lutte armée optent d'abord pour le passage à l'action armée et à l'organisation du mouvement ensuite. Pour ce faire, ils prévoient une réunion nationale dans les trois mois suivant le déclenchement de la lutte armée.De toute évidence, bien que la déclaration de novembre 1954 définisse clairement le but à atteindre, à savoir l'indépendance nationale, dans le fond, ce document n'énonce pas les principes devant régir la révolution. « La proclamation du 1er novembre, maigre viatique politique des « premiers hommes », n'énonce rien de plus que le principe de mettre fin au colonialisme. Sur le contenu de cette révolution qui prend forme, ses principes, ses objectifs, sa direction, rien », note à juste titre Belaid Abane dans une contribution à El Watan, le 19 aout 2009. D'une façon générale, la mission que s'assigne le groupe piloté par Abane Ramdane est indubitablement de définir les orientations de la révolution algérienne et, par la même occasion, mettre en place des organismes dirigeants capables de mener à bien la mission libératrice. De la même façon, en réaffirmant les principes d'indépendance, il s'agit d'émettre un signal de fermeté à l'adversaire. En plus, aux responsables français qui claironnent que « les événements d'Algérie » sont le fait de quelques égarés, l'adoption d'un programme précis serait de nature de dédire ces idées reçues. En tout cas, depuis la libération d'Abane Ramdane, en janvier 1955, coïncidant avec la programmation de la réunion nationale de bilan et d'évaluation des premiers mois de la lutte, le « Jean Moulin » algérien s'attèle à organiser la révolution pour qu'elle ait une envergure nationale. Dans son premier tract d'avril 1955, Abane Ramdane exhorte les Algériens à rejoindre massivement le FLN. En voulant dépasser les querelles désuètes sur les maquisards de la première heure et les autres, il pense que le FLN doit être la propriété de tous les Algériens. Par conséquent, chaque militant est appelé à jouer un rôle donné. Mais, ce qui gêne les adversaires de cette ligne, c'est de voir tous les Algériens, pour peu qu'ils soient compétents, prétendre à des hautes responsabilités. Cependant, bien que le rassemblement doive se faire autour du FLN, les formations politiques existantes acceptent, après avoir été certes bousculées, cette union. Néanmoins, celle-ci ne s'est pas produite –et c'est le moins que l'on puisse dire –en claquant des doigts. Et pour cause ! De 1954 jusqu'au début 1956, les formations politiques modérées, à l'instar de l'UDMA (Union démocratique pour le manifeste algérien) de Ferhat Abbas, de l'association des Oulémas, du PCA (Parti communiste algérien) et les centralistes, ont eu des attitudes parfois hostiles au FLN. Pour étayer cette thèse, on peut citer le cas de l'association des Oulémas Selon Mohamed Harbi, « La position des Oulémas a été la plus lente à se dessiner. Le 1er novembre, Cheikh Bachir El Ibrahimi, sollicité par Ben Bella, au Caire, pour appeler les Algériens à se lancer dans la lutte armée refuse catégoriquement. » Cela dit, bien que les Oulémas et l'UDMA finissent par dissoudre leurs organisations et adhérer ensuite individuellement au FLN, force est de reconnaitre que d'autres mouvements, à l'instar du PCA et du MNA (Mouvement national algérien) de Messali Lhadj, ont refusé uniment de le rejoindre. Quoi qu'il en soit, malgré les difficultés inhérentes au quadrillage du territoire par l'armée française, les responsables du FLN parviennent à tenir leur congrès. Ses travaux commencent le 20 août 1956 pour se terminer le 5 septembre 1956. Toutefois, bien que les états-majors des zones [le terme wilaya n'est apparu qu'après l'adoption de la plateforme de la Soummam], plusieurs chefs n'ont pas pu assister au congrès. Dans son rapport au CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) d'aout 1957, Abane Ramdane justifiera sans ambages les défections des responsables intérieurs : « Trois sur cinq des responsables qui étaient à l'intérieur devaient tomber soit entre les mains de l'ennemi soit au champ d'honneur (Bitat, Ben Boulaid Mustapha et Didouche). » Mais l'absence qui posera des embuches c'est celle de la délégation extérieure. Bien que les correspondances entre Abane et les membres de la délégation extérieure corroborent la thèse selon laquelle celle-ci est au courant de « la tenue d'une réunion nationale », force est de reconnaitre que son absence empêchera l'application effective des principes de la Soummam. En tout état de cause, en dépit des craintes de voir leurs décisions désavouer par la délégation extérieure, comme le prouve notamment la confession de Zighout, citée par Yves Courrière, disant que « si l'extérieur n'est pas là, on contestera le congrès et notre réunion ne servira à rien », la nécessité impérieuse de doter la révolution des organismes dirigeants va inciter les congressistes à adopter un programme détaillé sur la conduite de la guerre, les conditions de l'arrêt des combats et les principes devant la régir. Pour être laconique, on peut citer deux de ces principes. Le premier est celui de la primauté de l'intérieur sur l'extérieur. En effet, quoiqu'on puisse épiloguer sur la valeur des représentants extérieurs, il est normal que le dernier mot revienne à ceux qui se battent sur le terrain. Quant au second principe, il concerne la primauté du politique sur le militaire. Dans une révolution de telle nature, bien que l'action armée et l'action politique doivent être menées concomitamment, selon Abane, le militaire doit céder le pas au politique. Et le moins que l'on puisse dire c'est que si ce principe avait été appliqué convenablement en Algérie, on n'aurait pas l'instabilité politique chronique. En effet, cinquante après l'indépendance, l'action politique est toujours reléguée au second plan. Cependant, pour les congressistes, la priorité est de suivre le sillon tracé par les responsables animés par l'envie de conquérir l'indépendance et non par ceux qui désirent trôner sur le pays. Pour ce faire, ils créent deux organismes, le CNRA et le CCE (Comité de coordination et d'exécution). Celui-ci joue le rôle de l'exécutif et celui-là le rôle législatif. En tout cas, jouant le rôle de parlement, le CNRA est le seul organisme habilité à donner son accord pour le cessez-le-feu. Par ailleurs, bien que les résolutions du congrès de la Soummam soient conformes aux objectifs définis en novembre 1954, certains responsables, à leur tête Ben Bella, contestent les décisions du congrès dans le fond et dans la forme. À vrai dire, leur isolement les pousse à récuser toute nouvelle décision et surtout l'émergence de nouveaux dirigeants. Parmi les membres de la délégation extérieure, Hocine Ait Ahmed, le seul qui soutienne les résolutions de la Soummam, révèle que leur rejet concerne la direction. « Ben Bella et Boudiaf contestent surtout les structures. Je me souviens même qu'au cours d'une conversation que j'aurais aimé rappeler en présence de Boudiaf, Ben Bella s'est défendu, contre le reproche d'Abane, de jouer au leader. Boudiaf lui a dit : « Il ne faut pas être modeste, le leader, c'est toi ». Moi, je donnais mon soutien aux décisions du congrès. Elles correspondaient à un besoin ressenti par tous. Je sentais que Ben Bella et Boudiaf donnaient à ma position un autre sens que celui qu'elle avait. Ben Bella ne m'a rien dit, mais Boudiaf m'a dit que je soutenais Abane parce qu'il était Kabyle », se confie-t-il à Mohamed Harbi. De toute évidence, dans l'histoire du mouvement national, le dernier mot revient toujours aux plus forts. A ce titre, le congrès de la Soummam ne déroge pas à la règle. En effet, à peine une année après l'adoption des principes de la Soummam, les colonels imposent tout bonnement leur vision, une démarche s'articulant sur la force. Discutés avant la tenue du CNRA d'août 1957, les principes soummamiens sont réécrits. Ils donnent ceci : « La non-différence entre l'intérieur et l'extérieur et la non-distinction entre militaire et politique. » En outre, depuis la disparition des promoteurs du congrès du 20 août 1956, Abane et Ben Mhidi, les colonels reprennent la totalité ou peu s'en faut du pouvoir. Comme par le passé, écrit encore Mohamed Harbi, le FLN n'a pas d'existence propre en dehors de l'ALN (Armée de libération nationale). Ainsi, en 1962, lorsque ces mêmes colonels seront assimilés à des politiques, d'autres colonels leur barreront la route du pouvoir. Et c'est de cette façon que le pouvoir a pris forme en Algérie. Malgré le lourd tribut payé par le peuple algérien pour recouvrer sa liberté, l'Algérie n'échappe pas, hélas, à ce schéma. Cinquante ans après l'indépendance, aucun président de la République n'a choisi de se présenter devant le peuple avant d'être adoubé par l'institution militaire.