Ammar Koroghli Chadli Bendjedid fut désigné à la succession de Boumediène, son intronisation est due à la direction de l'armée et du FLN comme candidat unique à la présidence de la République. Une résolution organique du FLN du 14 mai 1980 conféra à Chadli les pleins pouvoirs afin de restructurer celui-ci. De plus, la nomination du gouvernement dépendait exclusivement de lui. Enfin, il renforça son autorité sur l'armée - dont il a été le ministre - par la reconstitution de l'état-major, ainsi que sur le FLN par la réduction du BP à sept membres au lieu de dix-sept. Les changements opérés au niveau du gouvernement et du BP du FLN ont préfiguré la mainmise de Chadli sur le pouvoir qui a écarté peu à peu ses adversaires réels (Yahiaoui et Bouteflika) ou potentiels (Abdelghani et Abdesselam). De même, peu à peu, les membres du Conseil de la révolution (MM. Draïa, Bencherif, Tayebi Larbi) vont cesser d'occuper des postes ministériels et ne plus siéger au sein du BP du FLN. La confusion des pouvoirs était alors à son comble, Chadli ayant été président de la République, secrétaire général du FLN et ministre de la Défense nationale où il plaça ses hommes aux postes de directeurs centraux. Ce dispositif fut complété par l'affectation de ses partisans aux postes importants de l'ANP (notamment à la tête des régions militaires) et la mise à la retraite de certains officiers jugés sans doute gênants, le rattachement de la sécurité militaire à la présidence et le remplacement au gouvernement des «politiques» par des technocrates lors de différents remaniements ministériels. Un véritable Etat d'exception. Pour «Jeune Afrique», il apparaissait comme un apparatchik, «méditerranéen conservateur et ouvert à la fois, non dénué de tendresse pour les jouissances terrestres» (1). Pour «Algérie actualité», Chadli se caractérise par «sa célèbre irrésolution» («c'est la faute à...»). En outre, pour le même journal, «Chef de l'Etat, Bendjedid ne fit jamais l'effort d'apprendre les vrais dossiers du pays, de solliciter l'avis des grands spécialistes qui pouvaient l'éclairer. L'exemple tragiquement illustrateur de son incompétence est son approche superficielle du phénomène intégriste». Le même journal ajoute que «Les drames que connaîtra l'Algérie pendant les trois années qui suivront octobre 88 naîtront du refus obstiné de Chadli Bendjedid de partir» (2). Il finit par partir dans les conditions que l'on connaît. En tout état de cause, le régime de celui-ci va graduellement procéder à une certaine critique des réalisations de son prédécesseur, tout en proclamant dans ses discours la continuité et «le changement dans la continuité». Ainsi, d'abord, il va promouvoir quelques mesures qui vont frapper l'imagination des Algériens, à savoir : la suppression de l'autorisation de sortie du territoire national, la libération du président Ben Bella et l'invitation aux exilés politiques de rentrer. Parallèlement, il n'aura de cesse d'évacuer de la scène ses adversaires politiques en leur fabriquant au besoin un procès et de modeler le personnel civil et militaire de l'Etat afin d'accéder à une clientèle à sa dévotion lui permettant de mettre en pratique son projet de libéralisme «spécifique». Aussi, après avoir caractérisé la situation comme présentant de «grandes réalisations», mais de «profonds déséquilibres» également, il va procéder au démantèlement de la politique antérieure, aidée en cela par son équipe dont la langue de bois ne fut pas le dernier des défauts. Ammar Koroghli Algereinetwork Il n'empêche que la langue de bois continua d'être à l'ordre du jour au sein de l'élite; ainsi, M. Brahimi, alors ministre de la Planification et de l'Aménagement du territoire, eut à déclarer à propos du premier plan quinquennal, qu' « Il constitue un élément stratégique dans le processus engagé pour le renforcement de l'indépendance nationale et la lutte du peuple algérien pour la construction du socialisme» (3). En réalité, la stratégie de développement «industrialiste» algérienne offrait déjà à l'analyse ses contradictions et partant, les difficultés futures de gestion de celles-ci par la société politique. Ainsi, en est-il de l'appel inconsidéré aux firmes étrangères qui s'est traduit par une dépendance technologique, un fort endettement allant crescendo et l'accentuation des différenciations socio-économiques, avec en prime une disparité ville campagne à l'origine sans doute de l'exode rural massif et de l'apparition (semble-t-il) de 6.000 milliardaires. Sous Chadli Bendjedid, les slogans furent : «Vers une vie meilleure» d'abord, «Le travail et la rigueur» ensuite et «Le compter sur soi» enfin, avec en prime l'opération de «dégourbisation» de l'habitat précaire. Ce qu'il a été convenu d'appeler «l'après-pétrole» a commencé alors pour voir l'Algérie se doter d'un programme où figurent les nouvelles énergies : solaire, éolienne, géothermique et pourquoi pas nucléaire; en somme, développer toutes les ressources alternatives. Par ailleurs, le pouvoir à l'ère de Chadli commença à songer à un nouveau code pétrolier en sorte que les compagnies pétrolières à réputation internationale puissent intervenir comme partenaires économiques. En effet, «réalisme» et «pragmatisme» devinrent les maître-mots depuis la baisse des recettes pétrolières, les difficultés d'écoulement du gaz et face à la croissance démographique; d'où l'idée du régime de la «fin du gigantisme industriel» et l'utilisation d'un secteur privé efficace, avec comme corollaire le langage de la production et de la productivité comme nouveau credo économique. A l'occasion de l'opération d'enrichissement de la charte nationale, Chadli Bendjedid a pu dire que : «Notre vision au plan économique, culturel et social doit aller de pair avec la nouvelle étape, ses données et ses perspectives... La révolution qui se fige au nom des principes est une révolution vouée à l'échec et à la déviation» (4), ajoutant qu'il faut éviter «le repli sur soi, le marasme, la sclérose et le dogmatisme étouffant». Mais déjà, l'austérité était désormais à l'ordre du jour et portait sur le secteur social, les infrastructures économiques, la consommation. Il suffit de rappeler la dépendance accrue de l'économie algérienne vis-à-vis de l'extérieur : 60 % des besoins en céréales, la quasi-totalité des biens d'équipement, plus de la moitié des semi-produits nécessaires à l'industrie, la construction des ¾ des logements par des entreprises étrangères. La réponse du pouvoir d'alors ? Le réaménagement du rôle du secteur privé présent surtout dans le commerce, l'agro-alimentaire, le tourisme, la confection, les chaussures… Par ailleurs, l'austérité étant alors à l'ordre du jour a touché les citoyens dans les domaines suivants : diminution de l'allocation touristique, taxation des bagages à l'entrée du territoire, coupures d'eau, pénuries en tous genres, rareté des transports en commun... D'évidence, il y avait là de quoi inquiéter le régime lorsqu'on sait qu' «en pourcentage, la baisse des revenus algériens est estimée par certains experts financiers à 45 % pour le gaz et entre 28 et 45 % pour le pétrole» (5). De surcroît, en 1986, le service de la dette (estimé alors à 20 milliards de dollars) était de 50 % des revenus pétroliers ; ce, à un moment où pointait la crise agricole. Depuis, les années 70 déjà, la consommation nationale est dépendante en céréales, produits laitiers, matières grasses et sucre. «Cercle présidentiel» et « capitalisme aveugle » La chute brutale des recettes des hydrocarbures accentua à coup sûr la situation déjà inquiétante. C'est ainsi qu'après octobre 88, le congrès extraordinaire du FLN, tenu en novembre 89, a montré les lézardes du pouvoir politique, dans la mesure où «le cercle présidentiel» technocratisé et composé de «réformateurs» n'avait trouvé l'alliance qu'avec un noyau dans la direction du FLN. D'anciens cadres dirigeants de ce même parti réclamèrent la démission de Chadli Bendjedid. L'idée de l'avènement d'un parti fort, structuré autour du FLN et rattaché à ce «cercle présidentiel», ne put s'enraciner en vue de «barrer la route» au FIS, nouveau parti dominant, eu égard à l'émiettement des autres partis qui se réclamaient de la démocratie. Par ailleurs, quelques mois après l'adoption de la loi sur la libéralisation des investissements privés nationaux ou étrangers et celle de la monnaie et du crédit, la cote de confiance de l'Algérie auprès des banques internationales ne s'est pas modifiée de façon notable. Les principales dispositions de cette dernière consacrent l'extraversion de l'économie nationale, l'organisation de l'ouverture du commerce extérieur aux firmes étrangères et la consécration juridique de l'autonomie de la Banque centrale vis-à-vis du Gouvernement; d'où le risque de bicéphalisme de la politique monétaire et financière du pays. Alors que la situation était plutôt considérée comme négative, l'Algérie continuait d'emprunter. Ainsi, on constate que la nouvelle stratégie économique du pouvoir se révèle de type monétariste : autonomie à l'entreprise publique, non fixation administrative des prix, introduction de la concurrence dans le secteur public, restauration du commerce du gros (à caractère marchand), réforme bancaire et création d'une bourse, suppression du monopole d'Etat sur le commerce extérieur, accueil des investissements étrangers, adaptation du taux de change et convertibilité de la monnaie. Or, «ce type de réforme visant à surmonter des déséquilibres réels, physiques par des politiques monétaires et financières, a partout échoué» (6). On observe cet échec à un double niveau : l'inefficacité de l'appareil de production et la persistance de déséquilibres macro-économiques. Parmi les causes de l'échec, M. Hocine Bénissad, ex-ministre de l'économie relève le postulat idéologique de la prééminence de la propriété collective des moyens de production, la tardiveté de certaines mesures; ainsi, la réintroduction de la responsabilité de la Banque centrale, de la politique du crédit et de la monnaie, l'évolution négative de comptes extérieurs, la non-maîtrise des concepts inhérents à l'économie de marché. En conséquence, il y a lieu de conclure à «la pseudo libéralisation du commerce import-export... (qui) est l'antichambre d'un capitalisme aveugle... A l'exception d'une minorité privilégiée par l'argent ou ses articulations avec le pouvoir, les masses sont vouées à une paupérisation plus forte sous l'empire de la «fausse» ouverture qui se déroule présentement», tant il est vrai que : «la réforme économique exige que soient déployées de manière cohérente, pragmatique et rapide les instruments de gestion macro-économique» (7). Même Brahimi, ex-premier ministre de Bendjedid a pu évoquer un «système anti-valeurs basé sur le favoritisme, l'esprit de clan, la corruption et l'enrichissement illicite avec la constitution de fortunes colossales et un mode de vie arrogant pour les masses populaires qui supportent le fardeau de l'austérité et de l'inflation» (8); ainsi, les citoyens éprouvaient «un sentiment d'injustice permanente». Simplement, fallait-il être hors du gouvernement pour jeter comme un pavé dans la mare l'affaire des fameux «26 milliards» que «messieurs 10 %» auraient touchés à l'étranger ? Vicissitudes du quotidien et état de siège A cette situation, par trop alarmiste, viennent s'ajouter les vicissitudes du quotidien. Les denrées alimentaires, ainsi que les produits industriels, de l'électroménager aux matériaux de construction, en passant par les cigarettes pour l'année 1991 oscillent entre 50 à 200 %. Le projet du pouvoir en place a longtemps entendu restituer à la monnaie nationale sa valeur réelle (en fait, alignement du taux de change et du marché dit parallèle) et libérer les prix à la consommation. Ainsi, la hausse des cours du pétrole durant la guerre du Golfe qui s'est traduite par un supplément de recettes d'exportation - trois milliards de dollars - en 1990, ne pouvait faire illusion alors que les recettes hors hydrocarbures n'auraient pas dépassé quatre cent millions de dollars. Le «libéralisme spécifique» (sauvage ? Aveugle ?) du règne de Bendjedid camoufle mal la volonté d'appropriation de la principale rente énergétique du pays par la haute hiérarchie du complexe militaro-bureaucratique constituée en technostructure gouvernante qui se révèle toujours être un pouvoir illégitime, issue de coups d'Etat successifs. Toujours est-il que ce pouvoir était aux abois sous les coups de boutoir d'Octobre 88, les difficultés économiques grandissantes et le manque d'imagination conjuguée aux dissensions internes des divers appareils. La suite est connue ; suite aux élections locales et législatives (premier tour), le processus électoral fut suspendu. L'état de siège fut décrété le 5 juin 1991 et s'analyse comme l'octroi aux autorités militaires des pouvoirs de police; ainsi, opérer ou faire opérer des perquisitions de jour comme de nuit, interdire des publications et des réunions, restreindre ou interdire la circulation des personnes, interdire les grèves, prononcer des réquisitions de personnels, suspendre l'activité des partis... Dans ce contexte, nonobstant l'arrêt du processus électoral, le FIS se fit fort de réclamer la levée immédiate du couvre-feu et l'abrogation de l'état de siège, la réintégration des travailleurs licenciés suite à la grève générale lancée par lui, la libération de ses militants et l'arrêt des poursuites judiciaires engagées à leur encontre. En réponse, Ghozali releva alors que les islamistes «ne craignent pas d'exploiter la misère des gens, la marginalisation et la détresse des gens», ajoutant que : «L'armée est là pour défendre la sécurité des citoyens, protéger les institutions et préserver les chances de la démocratie qui a été menacée» (9). Depuis, il évoque « l'armée politique » et « les harkis du système ». Bendjedid démissionna (destitué par la haute hiérarchie militaire ?) de son poste de président. A son corps défendant, il déclara aux envoyés spéciaux du «Financial Times» : «Nous voulions une vraie démocratie, non une démocratie de façade» (10). Il crut devoir ajouter : «Parmi les aspects positifs de cette phase, il faut relever que les droits de l'homme se sont imposés, que la liberté d'expression a fait des progrès remarquables, que la séparation des pouvoirs devient, jour après jour, une réalité concrète et que la transparence caractérise, de plus en plus, le discours et l'action» ! Sur un autre registre, il mentionna que : «L'armée nationale populaire qui s'est rapidement adaptée au nouvel ordre constitutionnel et qui a récemment prouvé son attachement à la légalité constitutionnelle et aux valeurs républicaines» (11)… Après maintes tergiversations, le pouvoir décida la création du Haut Comité d'Etat (HCE) dont Boudiaf prit la tête, après qu'il fut rappelé de son long exil marocain (pour être assassiné en direct sous nos regards impuissants et désormais définitivement désabusés). Ce ne fut là sans doute qu'un intermède dans la bataille pour le pouvoir, noeud gordien de la problématique algérienne où la question de la légitimité occupe la position centrale. (A suivre) * Avocat-auteur Algérien (notamment de : « Institutions politiques et développement en Algérie ») http://koroghli.free.fr Notes 1/«Jeune Afrique»du22/1/86; 2/«Algérie actualité» du 8/10/92; 3/«Le Monde» du 5/7/82 (Dossier consacré à l'Algérie); 4/«Le Monde diplomatique» de novembre 82 ; 5/«Bulletin de l'économie arabe» de juillet-août 86; 6/«Arabies» de juillet-août 88; 7/ Hocine Bénissad «La réforme économique en Algérie», OPU, Alger, 1991, 160 pages, page 146; 8/ Abdelhamid Brahim «L'économie algérienne», OPU, Alger, 1991, 552 pages, conclusion générale; 9/ In “Le Monde” du 29/6/91 10/ “Horizons” du 1/7/91 11/ “Horizons” du 30.31/8/91 Ammar Koroghli Algerienetwork lire le dossier de Maitre Ammar Koghli : Régimes Algériens Ammar Koroghli Algerienetwork