Abdelkader SAHRAOUI : La radicalisation de la guerre d'Algérie ne laissa aux politiciens algériens d'autre alternative sinon d'intégrer le FLN. Ferhat Abbas, président de l'UDMA et Tewfik El Madani, Secrétaire général des Oulamas, symbolisèrent par leur adhésion au FLN l'intégration de leurs deux partis. Le 7 janvier 1956, l'Association des Oulamas pulbie un Manifeste où elle constate que : « …Le racisme éhonté…, la politique de paupérisation, d'obscurantisme, consistant à priver l'Algérien musulman de tout ce qui fait la dignité d'être, la guerre menée contre la religion musulmane jusque dans ses retranchements les plus sacrés, la lutte contre l'enseignement arabe sous toutes ses formes, l'apatridie où est plongée la masse algériennes, la tentative de dépersonnalisation dont elle a été l'objet, l'anéantissement de tout ce qui eût pu manifester sa personnalité, tout ce qui a été imposé à sa volonté, c'est ainsi que cela a porté le peuple au faîte du désespoir et l'a poussé aux gestes même du désespoir. » (Texte reproduit partiellement par « Le Monde » du 17 janvier 1956, voir aussi M. Lacheraf, « Le nationalisme algérien en marche vers l'unité in les Temps modernes, tome XI). Et en conlut : « Qu'il n'est pas possible de résoudre d'une façon décisive et pacifique l'affaire algérienne autrement qu'en reconnaissant solennellement la libre existence de la nation algérienne ainsi que sa personnalité spécifique, son gouvernement national, son assemblée législative souveraine, et, ceci, dans le respect des intérêts de tous. » Jusqu'alors, les Oulamas avaient prôné une application fidèle du statut de 1947 et éventuellement une autonomie interne. Il est rapporté qu'en 1956, Tewfik El Madani, convaincu que le futur régime algérien serait un Etat laïc, se résigne à ce que cela signifie le cantonnement de son action : « Alors, nous nous contenterons de notre œuvre religieuse, heureusement déchargée d'une partie de notre lourd fardeau. » Comment expliquer ce qui revient à une abdication d'une responsabilité politique qui n'aurait probablement pas été le fait d'un Ben Badis s'il avait été en vie ? (Delisle René, Les origines du FLN in La Nef, n° 12-13). L'explication semble être que si la forte emprise de l'islam marquait l'aspect passionnel de la motivation des adhérents du FLN, l'aspect rationnel, l'élaboration théorique des structures et des institutions politiques d'un gouvernement islamique pour l'Algérie contemporaine n'avaient pu être débattus dans le climat colonial, et cela d'autant moins que l'éducation des Oulamas n'orientait pas ceux-ci vers une clarification intellectuelle des doctrines politiques. Ils n'étaient pas en mesure d'ouvrir les portes de l'ijtihad pour répondre à l'attente des masses animées, elles, par une vision idéale d'une renaissance islamique dans tous les domaines y compris dans celui de la politique. A cette déficience de l'imagination politique des Oulamas vient s'ajouter au FLN, en la figure de Ferhat Abbas, l'absence du sentiment de transcendance. Le leader de l'UDMA mettra un an et demi à quitter l'Algérie pour déclarer publiquement au Caire son adhésion au FLN. Il avait cherché discrètement des contacts avec le Front dès le mi-mai 1955 (Yves Courrière, Le temps des Léopards), tout en tentant une dernière et vaine tentative auprès du gouvernement français pour négocier pour l'Algérie un statut d'Etat associé. Il se décide à la dissolution de l'UDMA pour ne pas permettre aux autorités coloniales de se servir de lui pour diviser le peuple algérien. Ses traits d'homme politique modéré, à la française, en décalage avec les motivations et les aspirations des masses combattantes, seront néanmoins exploités par le FLN pour rassurer l'opinion française et internationale : son ralliement sera claironné comme « le fait le plus saillant qui milite en faveur de l'unanimité algérienne. » (M. Lacheraf, Le nationalisme algérien en marche vers l'unité). Les élus algériens qui avaient cru à une grande France finissent par se rallier à l'Appel de non coopération lancé par le FLN, ce qui entraîne, le 12 avril 1956, la dissolution de l'inefficace Assemblée algérienne. Le Parti communiste algérien fut interdit le 12 septembre 1955 et leurs militants se mirent à l'arrière plan. Le PCA voulut tout d'abord constituer un parti de lutte sans être sous les ordres du FLN (E. Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie). Le FLN expliquera l'absence du communisme comme étant due au manque de contact avec le peuple et à l'incapacité « d'analyser correctement la situation révolutionnaire » (Cf. Plateforme de la Soummam, in El Moudjahid n°4). Amar Ouzegane sera plus explicite et attribuera l'échec du PCA au rejet par ce parti de l'islam : « Les théoriciens marxistes du Maghreb n'ont pas compris que la philosophie dont ils se réclament n'est pas critique unilatérale et négative de la religion. Ils ne se sont pas rendus compte que le marxisme fait la différence entre la foi qui naît de la vie elle-même et l'église dont le rôle social peut être réactionnaire ou progressiste. Ils n'ont pas retenu la leçon de Lénine approuvant l'adhésion d'un prêtre à un parti ouvrier révolutionnaire, à son programme anti-féodal et anti-capitaliste. Ils ont adopté le point de vue anticlérical, mettant dans le même sac les évêques rétrogrades et les Oulamas anticolonialistes. (… » Notre réaction est différente devant l'islam parce que nous sommes des révolutionnaires liés au peuple. Dans un pays colonisé où la religion dominante est persécutée, le rejet de l'idéologie islamique est la marque du snobisme d'une élite détachée du peuple, occidentalisée, assimilée ou neutralisée par l'idéologie corruptrice de l'ennemi oppresseur » (A. Ouzegane, Le meilleur combat). Seul Messali maintient le MNA, son parti d'opposition au FLN (Ghozali Nasser Eddine, Opposition explicite et collaboration implicite : le Mouvement National Algérien (MNA) de Messali Hadj, revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, vol. IX). Initiatives révolutionnaires et structuration administrative du FLN : le Congrès de la Soummam Le 20 août 1956 commencèrent les travaux d'un congrès national du FLN, convoqué par les dirigeants de l'intérieur sous l'impulsion de Abane Ramdane (Y. Courrière, Le temps des Léopards). La logique de cette réunion s'inscrivait dans la nécessité de fixer les structures et le programme du FLN, tâche à laquelle les « Frères historiques » n'avaient pu se livrer dans les conditions du déclenchement du combat. Derrière cette raison première se profilaient des dissensions fondamentales entre certaines personnalités et les options qu'elles représentaient pour la guerre. Abane Ramdane traduisait l'amertume des combattants de l'intérieur devant l'ascendant des chefs de l'extérieur, prestige qui ne se rentabilisait pas dans un secours matériel suffisant venu de l'étranger. D'autre part, il défendait l'urgence d'améliorer la préparation du FLN sur le terrain politique puisque les chances d'une victoire militaire étaient infiniment peu probables. L'ardeur de cette prise de position vaudra à Abane Ramdane l'hostilité des chefs de l'extérieur – qui seront dans l'impossibilité d'assister au congrès (en outre ne seront pas présents au congrès : la Fédération de France et les représentants des Aurès « la mort de Ben Boulaïd ») et qui refuseront de reconnaître la validité de celui-ci – et la méfiance de ses pairs de l'intérieur inquiétés par ce qu'ils considèrent comme des manifestations d'ambition personnelle. Le congrès de la Soummam veilla à une transformation importante des structures militaro-politiques et administratives du FLN lequel fut doté d'une organisation politique, d'un organe politique FLN, d'une armée ALN, d'un Comité de Coordination et d'Exécution (CCE) et d'une instance suprême le CNRA (Conseil National de la Révolution Algérienne). Le CNRA était composé de 34 membres (17 titulaires et 17 suppléants). A la fin des travaux fut publiée une résolution connue dans l'histoire comme la Plateforme de la Sommam (El Moudjahid n° 4). Le texte fut rédigé en l'occurrence par Amar Ouzegane, assisté par Abane et M. Lebjaoui. Le programme visait la réalisation de trois buts : l'indépendance totale, c'est-à-dire le refus absolu d'une solution intermédiaire palliative, l'intégrité du territoire algérien y compris le Sahara algérien et la réalisation d'une « République démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d'une même patrie sans discrimination » (L'institution d'un Etat républicain, démocratique et sociale était déjà un des principes fondamentaux du projet de programme d'action proposé par le MTLD). La fonction de la politique fut portée au-dessus de celle des militaires et les forces nationales de l'intérieur connurent la préséance sur les forces externes de la guerre de libération. Les participants au Congrès décidèrent d'interdire le culte de la personnalité et proclamèrent la direction collégiale de la révolution (non seulement pour ramener à l'ordre le triumvirat cairote mais pour corriger la dispersion des initiatives due à la grande autonomie accordée au lendemain du 1er novembre à chacune des régions). La position doctrinale qui se dégage de la Plateforme demeure floue, et peut-être à dessein, puisque le souci primordial est accordé au combat de jour en jour et aux problèmes d'efficacité organisationnelle. Le programme social envisagé par la Plateforme porte sur la réforme agraire et se présente en des termes qui encourageront un large ralliement social à cet objectif. Ouzegane expliquera plus tard (Le meilleurs combat) que dans son esprit il s'agissait d'une « réforme patriotique, politique, économique et démocratique. Réalisée par l'expropriation des gros colons, des sociétés agricoles et des bachagas collaborateurs, elle détruira la base économique du système colonial et la structure mentale du régime semi féodal. » Le FLN, devant la nécessité d'élargir l'éventail de son soutien (pour y inclure le mouvement paysan, le mouvement ouvrier, le mouvement des jeunes, les intellectuels et les professions libérales, les commerçants et les artisans, le mouvement des femmes, les libéraux algériens, la minorité juive, la solidarité nord-africaine et internationale…), doit lancer un appel capable de rassurer les inquiétudes de certaines factions et minimiser les divergences : « La ligne de démarcation de la Révolution ne passe pas entre les communautés religieuses qui peuplent l'Algérie, mais entre d'une part, les partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine et d'autre part, les colonialistes et leurs soutiens, quelle que soit leur religion ou leur condition sociale » (Plateforme de la Soummam). Si, averti des critiques occidentales, le FLN insiste que « c'est une révolution organisée et non une révolte anarchique. C'est une lutte nationale pour détruire le régime anarchique de la colonisation et non une guerre religieuse. C'est une marche en avant dans le sens de l'humanité et non un retour vers le féodalisme. » Il se montre non moins conscient que « l'existence d'un FLN puissant, plongeant ses racines profondes dans toutes les couches du peuple est une des garanties indispensables. » S'il est question de la « reconnaissance de la nation algérienne indivisible », on ajoute aussitôt que « cette clause est destinée à faire disparaître la fiction colonialiste de ‘l'Algérie française'. » On se rallie à « la lutte sacrée pour la libération de la Patrie » et pour atteindre ce but on multiplie les appels à la « solidarité nord-africaine » et aux « pays frères » - ce que le peuple algérien ne manquera pas de comprendre tout naturellement comme un appel au djihad et au renforcement de la solidarité de la Umma. Il faut remarquer du reste que pour rassurer les juifs algériens, le FLN s'appuie expressément sur le caractère universel de l'islam : « Sans puiser dans l'histoire de notre pays, les preuves de tolérance religieuse, de collaboration dans les plus hauts postes de l'Etat, de cohabitation sincère, la Révolution algérienne a montré, par ses actes, qu'elle mérite la confiance de la minorité juive pour lui garantir sa part de bonheur dans l'Algérie indépendante. » L'accueil, au sein du CNRA des personnalités politiques traditionnels de l'Algérie d'avant le 1er novembre 1954, ne va pas tarder à influencer le discours du FLN. Les militants radicaux qui voulaient préserver la pureté du mouvement s'étaient âprement opposés à cette décision, ils furent mis en minorité par leurs collègues libéraux qui voyaient ici une mesure préventive contre des trahisons et des collaborations politiques éventuelles avec les colonialistes. Boudiaf dire : « (…) On peut dire grossièrement qu'à partir d'août 1956, le FLN a cessé d'être un organisme unitaire, et est devenu une coalition, un ‘Front' précisément. » (Interview accordée au journal « Le Monde », 2 nov. 1962). Lire le dossier au complet : Abdelkader SAHRAOUI : Islam et Libération de l'Algérie